Source : Comi Toulabor
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, on a assisté dans les colonies africaines à ce que l’on peut appeler démocratie coloniale, marquée par deux éléments essentiels : le multipartisme et des élections concurrentielles. Il n’est pas inintéressant de revisiter ces élections fondatrices des Etats africains indépendants qui leur permirent de se doter d’une vie politique semblable en métropole ne serait-ce qu’en choisissant leurs propres dirigeants. Nous proposons de faire cette visite à travers l’exemple du Togo, qui a connu, en raison de son statut de territoire sous tutelle des Nations unies confié à la France, une vie politique plus précoce que dans d’autres colonies. Excepté quelques unes, la plupart des élections de cette époque ont été manipulées au profit des partis politiques que l’administration coloniale soutenait. Ces mascarades électorales font partie de l’histoire et de l’héritage politiques du pays. Mais il est difficile de ne pas voir et de s’interroger sur une filiation historique entre les mascarades électorales de la démocratie coloniale et celles qui depuis1990 rythment le cours de la redécouverte démocratique actuelle.
Une petite mise en perspective historique
A l’occasion du déclenchement de la Première Guerre mondiale, les Français et les Britanniques s’allièrent pour expulser du Togoland les Allemands implantés depuis 1884. La colonie (87 000 km²) fut alors partagée entre les vainqueurs, les Anglais s’arrangeant pour annexer en mai 1956 leur partie à la Gold Coast avant son accession à l’indépendance l’année suivante. L’autre partie, connue sous le nom Togo (57 000 km²), fut placée entre les deux guerres sous le régime du mandat de la Société des nations dont l’administration fut confiée à la France, et plus tard au lendemain de la Seconde Guerre sous le régime de tutelle de l’Organisation des nations unies (ONU) avec le même Etat administrateur.
Quatre événements majeurs marquèrent cette période de tutelle la plus riche et la plus intéressante du point de vue de notre sujet :
- la création par l’ONU d’un Conseil de tutelle à New York où les « indigènes » pouvaient envoyer leurs représentants exprimer leurs points de vues et leurs doléances sur la manière dont la tutelle était effectivement exercée,
- l’évolution du régime de tutelle vers l’autonomie interne dans le cadre de la loi Defferre du 23 juin 1956,
- les missions d’observation régulièrement envoyées par l’ONU sur place pour constater de visu la gestion de cette tutelle en vue de produire des rapports,
- la naissance de divers associations, syndicats et partis qui participèrent et animèrent le débat public dans les instances nationales et internationales que permettait le régime de tutelle.
Même si le Togo fut géré comme une colonie ordinaire, il n’en est cependant pas une dont ses représentants autochtones ont toujours clamé la spécificité. Par exemple dans la Constitution du 27 octobre 1946 qui a institué l’Union française et étendu la qualité de citoyen à tous les Africains avec l’exercice des droits politiques qui en découlent et suppression du régime de l’indigénat, le Togo est considéré comme un « territoire associé » assimilé à une colonie ordinaire dans la réalité (1).
Le régime de mandat lui-même annonçait cette évolution où furent mises en place des structures de participation politique à partir de 1922 : comme à Lomé, la capitale, et plus tard dans les chefs-lieux du territoire avec des « conseils de notables », d’abord nommés par le Haut commissaire de la République au Togo (plus communément appelé gouverneur) et par la suite élus par un double collège, conseils qui jouèrent un rôle consultatif important sur les questions budgétaires et financières auprès du Haut commissaire et des commandants de cercle. A partir de 1946, les conseils de notables furent remplacés par des conseils de circonscription élus avec tous les enjeux électoraux que cela comportait pour les différents partis politiques. Au niveau municipal, si les maires sont nommés par l’Administration, les conseils qui les assistent sont, eux, élus au suffrage universel direct notamment dans les communes mixtes de 3e degré(2): comme en 1932 à Lomé, puis Aného en1950, Atakpamé, Kpalimé et Sokodé en 1951, Tsévié en 1952 et Bassar en 1954.
Ces conseils municipaux sont dotés de la personnalité morale, ont leur budget propre, délibèrent sur des questions d’intérêt général et peuvent acquérir des biens mobiliers et immobiliers. La loi du 18 novembre 1955 érige les villes de Lomé, d’Aného, d’Atakpamé et de Sokodé en communes de plein exercice dont les maires ne sont plus nommés par le Haut commissaire de la République au Togo.
Ces évolutions que l’on observe au plan local à partir de 1945 sont en fait la traduction de ce qui se passe à un niveau national avec la création de partis politiques, signe marquant de ces évolutions. Si dans l’entre-deux-guerres, le Togo a connu deux crypto-partis comme le Deutsche Togo Bund et les Duawo, c’est à partir de 1946 que l’on nota l’apparition des partis politiques clivés selon la donne coloniale en deux camps idéologiques avec d’une part les anticolonialistes ou nationalistes et d’autre part les francophiles ou modérés.
Cependant parmi la dizaine de partis crées à l’époque, deux ont dominé la scène politique : le parti nationaliste de Sylvanus Olympio, le Comité de l’union togolaise (CUT) et le parti francophile de Nicolas Grunitzky, le Parti togolais du progrès (PTP). C’est en alliance tactique ou en fusion stratégique avec d’autres partis tels que l’Union des chefs et des populations du Nord (UPCN) d’Antoine Méacthi, la Juvento de Hector Aithson, le Mouvement populaire togolais de Pédro Olympio, etc. que le CUT et le PTP s’affrontèrent lors des différentes consultations électorales.
La bipolarisation des enjeux électoraux
D’octobre 1945 à avril 1958, huit consultations électorales ont jalonné l’histoire du Togo. Elles étaient naturellement bipolarisées entre les nationalistes et les francophones, donnant au paysage politique son caractère manichéen, renforcé par l’idée que l’administration coloniale se faisait de la personnalité des deux principaux protagonistes de la scène politique, Sylvanus Olympio et Nicolas Grunitzky.
Le premier, beau-frère du second, venait du secteur privé contrairement à la plupart de ses homologues africains qui étaient des agents de l’administration publique. Issu de la bourgeoisie afro-brésilienne, il a fréquenté la Mission catholique allemande de Lomé, puis l’école secondaire anglaise et termina son parcours à la prestigieuse London School of Economics. Parlant plusieurs langues (dont l’allemand, l’anglais et le français), il a occupé des responsabilités importantes à l’Unilever ainsi qu’à sa succursale United African Company. Son parcours intellectuel et professionnel faisait de lui un personnage « atypique » dans le paysage politique africain, du moins du point de vue de Paris qui voyait en dans le nationaliste intransigeant qu’il était un sous-marin de l’ennemi anglo-saxon qu’il faut empêcher par tous les moyens de jouer un rôle de premier plan. En 1946, il transforma en parti politique une ancienne amicale dont il était membre fondateur, le CUT, créée par le Haut commissaire Lucien Montagné. Contrairement à ses buts associatifs initiaux d’unir les Togolais à la France et de barrer la route aux revendications allemandes sur le Togo, le CUT de S. Olympio deviendra l’outil de combat pour l’indépendance.
Le second, Nicolas Grunitzky, était en revanche l’enfant chéri de l’administration coloniale. Ce fils de père allemand d’origine polonaise et de mère togolaise, après ses études d’ingénieur en travaux publics à Paris, intégra l’administration coloniale qu’il quitta pour créer sa propre entreprise. Parallèlement, il a été secrétaire général du PTP, élu député en 1951 à l’Assemblée territoriale togolaise et en 1956 Premier ministre de la République autonome du Togo. Rappelons qu’en 1944, Nicolas Grunitzky avait été secrétaire général d’un mouvement appelé Combat qui prônait la collaboration étroite entre la France et le Togo, idée qui n’était que la feuille de vigne d’une dépendance soutenue. Son parti, le PTP crée en 1946 avec l’appui de l’administration coloniale(3), n’a pas abandonné cette idée élevée au rand de programme politique.
La personnalité des deux beaux-frères avaient accessoirisé et éclipsé les autres leaders politiques contraints de choisir leur camp. En fait, plus que Nicolas Grunitzky, c’était Sylvanus Olympio qui constituait l’axe central de la vie politique, forçant souvent l’administration à se déterminer par rapport à ses vues.
Quand voter rimait avec voler…et allègrement
Il serait fastidieux de s’appesantir sur toutes les huit consultations électorales qui ont ponctué la période qui nous intéresse : à savoir les élections du 21 octobre 1945, de 10 novembre 1946, du 8 décembre de la même année, des 9 et 30 décembre 1950, du 17 janvier 1951, du 12 juin 1955, du 28 octobre de la même année, et enfin les élections du 27 avril 1958. Dans ces différentes consultations qui n’avaient pas les mêmes enjeux, la stratégie de l’administration coloniale a toujours consisté à favoriser le camp des partis amis. A l’exception notable toutefois des élections du 21 octobre 1946 et du 27 avril 1958.
1946 : quand tout baignait pour le CUT
Les véritables premières élections ont été celles du 10 novembre 1946 même si le suffrage universel n’était pas encore étendu au pays. En revanche, en cette année-la, les principaux partis politiques venaient à peine d’être crées, changeant considérablement la donne électorale par rapport à la consultation du 21 octobre 1945. Celle-ci était sans participation partidaire et l’enjeu était d’élire à l’Assemblée nationale française un représentant commun au Dahomey et au Togo auxquels Paris avait, pour des raisons budgétaires, imposé un jumelage administratif.
Sur l’initiative des nationalistes qui n’étaient pas organisés en partis politiques, le scrutin fut largement boycotté au Togo contrairement au Dahomey. Leurs arguments étaient essentiellement de deux ordres. Ils mirent en avant la spécificité juridique internationale du Togo d’une part et d’autre part la faible probabilité de voir élire un Togolais au regard de l’importance du corps électoral du Dahomey plus peuplé qui vit ses deux candidats (Sourou Migan Apithy et le RP Francis Aupiais, remplacé à sa mort par le RP Jacques Berthot) élus par le double collège.
Pendant qu’au Dahomey, l’on alla massivement voter, au Togo en revanche ce fut l’abstention qui triompha. En effet dans les riches régions de plantations de café-cacao comme Kpalimé et Atakpamé seuls 31 % du corps électoral vota, la ville d’Aného fit pareil avec 38 %, tandis que Lomé se distingua avec 51% de votants mais où l’on nota 22 % de bulletins nuls(4). Autrement dit, les électeurs qui ne voyaient aucun intérêt primordial à cette consultation avaient suivi les consignés de vote des nationalistes. Pour Kodjo Koffi : « L’Administration coloniale, tant à Lomé qu’à Dakar, était furieuse, et combattit vigoureusement le mouvement nationaliste naissant »(5).
En 1946 eurent lieu deux importantes consultations : celle du 10 novembre et celle 8 décembre. Le projet de jumelage Dahomey-Togo abandonné, les élections du 10 novembre avait pour but de permettre aux Togolais de désigner leur représentant à l’Assemblée nationale française et celles du 8 décembre, plus locales, d’élire leurs députés à l’Assemblée représentative du Togo (ART). Les enjeux n’étaient pas identiques mais mettaient aux prises pour la première fois les partis nouvellement crées, notamment le CUT et le PTP.
Bien que l’hostilité des nationalistes envers toute représentation de leur pays dans une instance quelconque à Paris fût sans ambiguïté (ils avaient la hantise de voir le Togo fondue dans l’Empire colonial), le CUT ne renonça pas à présenter son candidat lors des élections du 10 novembre. Le PTP de son côté présenta Nicolas Grunitzky qui fit campagne en prônant, selon sa vision du monde, l’intégration du Togo au sein de l’Union française. Il fut sévèrement battu par le candidat cutiste, le docteur Martin Aku, lequel fit ses études de médecine en Allemagne et en France. Sur un total de 5 850 de suffrages exprimés (pour un corps de 8 000 électeurs pour une population de 921 900 personnes) il obtint 4 270 voix (soit 73 % environ) contre 1 460 (soit 25 %) à son adversaire(6). Pour le vainqueur, son élection a pour finalité d’« obtenir pour le Togo des réformes politiques, économiques et sociales lui permettant d’accéder plus tard au self-gouvernement et à l’indépendance »(7), il s’agit en fait pour lui et son parti d’utiliser le Palais Bourbon pour parvenir à leur fin.
La seconde élection, du 8 décembre, avait un enjeu plus local et était relative à la mise en place de l’ART pour la législature 1946-1951. Créée aux termes des décrets du 25 octobre 1946 et de l’article 77 de la Constitution du 27 octobre de la même année, elle avait des attributions et des compétences identiques à celles du Palais Bourbon. L’ART comprend 30 membres dont 6 sont élus par le collège de citoyens français et les 24 autres par celui de citoyens non-français.
Résultats des courses après le scrutin : le CUT obtint 14 sièges, le PTP 1 seul en la personne de Nicolas Grunitzky et 9 pour les indépendants. Le CUT détenant la majorité prit la présidence qui alla à Sylvanus Olympio, devenant ainsi le second personnage de l’Etat après le Haut commissaire, Jean Noutary, avec lequel il aura des rapports conflictuels pour le moins qu’on puisse dire. A la même occasion, le 23 décembre 1946, l’ART élira un membre cutiste, Jonathan Savi de Tové, pour occuper le fauteuil togolais au Conseil de l’Union française. On peut dire qu’en 1946 avec les premières consultations, le CUT dominait la vie politique où ses thèses indépendantistes avaient beaucoup de résonance dans les populations. Il contrôlait les instances politiques locales et avait fait élire ses membres dans les différentes instances de l’Union française.
Le retournement de situation en faveur du PTP
Comme il fallait s’y attendre, la position dominante du cutiste dans les institutions et dans la vie politique indispose sérieusement l’administration. La collaboration entre le Haut commissaire et les nationalistes au sein l’ART vira rapidement à l’hostilité réciproque, le représentant de l’Etat français éprouvant les pires difficultés à faire adopter son budget dont l’équilibre dépendait d’une augmentation fiscale repoussée par l’ART. Pour contourner l’obstacle, Jean Nouatry tenta se tourner sans succès vers le PTP minoritaire au sein de l’assemblée(8). En février 1948, il perdit son poste pour sa mollesse supposée face aux nationalistes et fut remplacé par H. Cédile, lui-même remplacé en mai 1950 par Yves Digo, précédé par sa réputation d’expert en répression. Celui-ci joua ostensiblement la carte du PTP et de l’UCPN, et jusqu’aux élections du 27 avril 1958 la fraude électorale sera rationnellement organisée au profit de ces deux partis. Prenons quelques exemples assez illustratifs :
1- Les élections des 9 et 30 décembre 1950 à l’ART
Le scrutin donna les résultats suivants :
- PTP : 11 sièges
- UCPN : 12 sièges
- CUT : 01 siège (Sylvanus Olympio)
- Européens : 06 sièges
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Total : 30 sièges
2- Les élections du 17 janvier 1951 pour le Palais Bourbon :
- Nicolas Gruntzky : avec 16 255 voix sur 32 496
- Martin Aku : avec seulement 10 268 voix, soit 5 9987 voix d’écart entre les deux candidats qui s’étaient déjà affrontés en 1946.
3- Lors des élections devant pourvoir les organes de l’Union française, Fousséni Mama (UCPN) succéda à Jonathan Savi de Tové à l’Assemblée de cette union, tandis Robert Ajavon (PTP) Entre-temps, la loi du 6 février 1952 institua un collège unique pour l’ART qui devint alors Assemblée territoriale du Togo (ATT), et les législatives anticipées du 30 mars qui suivirent furent remportées par le camp pro-français :
- l’UCPN obtint 15 sièges
- le PTP 06
- le CUT : 07
- les Syndicats : 01
- les Indépendants : 01
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Au total : 30 sièges
Furent dans la même veine les différentes consultations organisées par la suite, même avec un nouveau Haut commissaire, Laurent Péchoux qui remplaça Yves Digo après son départ en mai 1952 : les législatives du 12 juin 1955, et surtout le fameux référendum du 28 octobre 1956 pour entériner le statut de République autonome du Togo (RAT) proclamé le 30 août auparavant avec un gouvernement entièrement et uniquement composé des membres du PTP et de l’UCPN qui les élections de décembre 1950 gouvernement le pays en association avec l’administration coloniale.
Quelques techniques pour frauder les élections
Il est clair que les victoires du camp pro-français étaient dues à l’appui de l’administration coloniale, et nombreux étaient les observateurs de l’époque pour constater le caractère frauduleux de ces élections. Par exemple, le père Joseph de Benoist, qui n’est pas un farouche anticolonialiste, étala sa colère en écrivant : « Mais il serait quand même temps qu’on se persuade en haut lieu que des élections préfabriquées sont une fort mauvaise propagande. L’Union française se bâtit sur les cœurs, non sur les trucages électoraux »(9) Il faut dire que les Haut commissaires Yves Digo et Laurent Péchoux n’ont pas été particulièrement inventifs en la matière où il semble que l’imagination humaine est grande(10). Les techniques de fraude sont aussi vielles que les élections et sont nombreuses. En gros, elles se ramènent à quatre techniques : l’établissement des listes électorales, contre lequel protestera le CUT chaque qu’il peut(11), la manipulation du nombre des votants, truquage des décomptes, falsification des documents du dépouillement quand le verdict s’avère défavorable. Ainsi lors des législatives de janvier 1956, le PTP obtenait 184 240 de voix sur autant de suffrages exprimés, entraînant un député du Palais Bourbon à demander à l’Exécutif des éclaircissements sur ce vote « parfait »(12).
Cette dernière technique semble largement utilisée, parce qu’elle comporte un certain nombre d’avantages que les autres. Elle est plus économique et plus « discrète » en ce sens qu’elle est facile à réaliser et ne nécessite pas la mobilisation de « gros » moyens par exemple comme dans cette autre pratique qui consiste à faire voter d’autres électeurs à la place d’autres. Cette technique est décrite par le RP Joseph de Benoist lors des consultations du 12 juin 1955. L’administration a recruté quelque quarante à cinquante individus chargés de voter « à la place de plus de 1 000 électeurs ». Ainsi dans les circonscriptions où le CUT et la Juvento étaient majoritaires, le PTP et son allié ramassa la mise. Cette technique suppose comme le montre le RP de Benoist l’achat de conscience de ces « votants » bien particulier qui n’est pas acquis, sans parler de leur financement. Mais aux quatre techniques, il faut ajouter une cinquième : la précipitation des élections de sorte à surprendre l’adversaire qui n’a pas d’autre issue que de renoncer en les boycottant. Le Cut et la Juvento ont été souvent dans cette situation de boycott et d’abstention. Pour Nicolas Grunitzky :
« Le CUT s’abstient de participer à la campagne électorale parce que ses dirigeants savent mieux que quiconque combien leur parti a perdu l’audience des populations depuis cinq ans ( à supposer qu’il l’ait jamais eue en profondeur).
En effet, comment, à l’exception d’une minorité directement intéressée, les populations auraient-elles hésité plus entre, d’un côté, un programme d’évolution, d’amélioration substantielles, tangibles et progressives, programme qui est celui de notre parti(Parti togolais du progrès) et, de l’autre côté, des slogans, vides de sens ou impossibles à réaliser, un irrédentisme artificiellement créé, destiné à détourner les populations des problèmes véritables? Le CU, parfaitement conscient de sa faiblesse actuelle, craignait, s’il avait présenté des candidats, d’être battu sans toutes les circonscriptions, sauf à Lomé, donc de ne plus détenir dans la nouvelle assemblée que deux sièges au lieu de sept dans la précédente, et cela alors que le collège électoral s’est multiplié par quatre depuis les élections de 1952 »(13).
Le raz-de-marée du CUT en 1958 : quand le PTP fraudait vraiment
Lorsque le scrutin du 27 avril 1958 fut organisé de façon régulière, l’analyse du leader du PTP s’avéra inexacte et l’on a vu plutôt « éclater au grand jour ce dont chacun se doutait depuis longtemps : la vigueur des partis d’opposition »(14). Cette consultation, déterminante, a été organisée sous l’égide de l’ONU qui élit le 14 décembre 1957 le Haïtien Max Dorsinville son commissaire chargé de la supervision desdites élections. Il était assisté d’une équipe de trente deux membres. Au final, le dépouillement des bulletins de vote donna le résultat suivant : CUT : 29 sièges sur 46, PTP : 03 sièges, UCPN :10 sièges, Indépendants : 04 sièges. En tenant comptant des jeux des alliances, on peut dire que le camp nationaliste comptait 32 sièges contre 14 aux profrançais. Inespéré quand on se souvient que deux ans à peine plus tôt, ceux-ci avaient remporté les élections du 28 octobre 1956 ! Le PTP était sûr de sa victoire dans une consultation où le suffrage universel entrait pour la première fois en jeu et n’avait pas trouvé bon de faire campagne. La plupart des ténors de ce parti ont perdu leur siège : Nicolas Grunitzky sauve difficilement le siège, tandis que Robert Ajavon perd le sien, ainsi que Fousséni Mama, leader charismatique de l’UCPN, conseiller de l’Union française, ministre d’Etat chargé de l’Intérieur.
Les résultats des consultations électorales organisées au Togo entre 1951 et 1957 traduisaient beaucoup plus la volonté de la France de maintenir le pays au sein de l’Union française que la réalité sociologique du pays. Quand les scrutins sont libres, ils réservent de sérieuses surprises.
Comi M. Toulabor
CEAN-IEP Bordeaux
Voter en Afrique : différenciations et comparaisons
Colloque organisé par l’AFSP
Centre d’Etude d’Afrique Noire – Institut d’études politiques de Bordeaux
7-8 mars 2002
Notes :
[1] T. G. Tété-Adjalogo, Histoire du Togo : la palpitante quête de l’ablodé (1940-1960), Paris, NM7 Ed. 2000, p. 151.
[2] En fonction du mode de désignation des membres de ces conseils municipaux, on distingue trois types de communes mixtes : dans les communes mixtes du 1er degré, les membres du conseil sont entièrement nommés par l’Administration, dans celles du 2e degré, ils sont pour moitié nommés pour moitié élus, et celles du 3e degré, ils sont tous élus au suffrage universel direct.
[3] F. Luchaire (dans son article « Le Togo de la tutelle à l’autonomie », Revue juridique et politique de l’Union française, janvier-mars 1957, p. 36) et un éminent membre de ce parti Robert Ajavon (cf. N. L. Gayibor (dir.), Le Togo sous domination coloniale (1884-1960), Lomé, Les Presses de l’UB, 1997, p. 191) reconnaissent cette filiation coloniale.
[4] K. Koffi, « Les élections au Togo : cinquante ans de passion politiques », Afrique contemporaine, 185, janvier-mars 1998.
[5] Ibid., p. 37.
[6] T. G. Tété-Adjalogo, op. cit., p. 237.
[7] G. A. Kponton, La Décolonisation au Togo (1940-1960), Thèse de doctorat, Université de Provence, UER d’histoire, 1977, p. 149.
[8] R. Corvenin, « La République autonome du Togo », Latitudes, 1, 1er semestre 1957, p. 13.
[9] RP J. de Benoist, «Plébiscite ou truquage ? », Afrique nouvelle, (Dakar), 21 juin 1955.
[10] P. Perrineau et D. Reynié (dirs.), Dictionnaire du vote, Paris, PUF, 2001, p. 468.
[11] Le Monde, (Paris), 15 juin 1956. On peut gonfler le corps électoral alors que la population, elle, reste à peu près stable.
[12] Le Monde, 25 janvier 1956.
[13] « Lettre de M. Gunitzky, député », Le Monde, 15 juin 1955.
[14] G. Chaffard, « Explication du scrutin du 27 avril 1958 », Le Monde, 30 avril 1958.