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Dictature de la pensée, autorité de groupe ou de secte

Au commencement était le verbe…

Dans les cultures africaines dites barbares ou primitives, il existe une forme assez répandue de concertation sociale et de vulgarisation de la connaissance ou du savoir basée sur la transmission orale. Dans certains milieux, la mission est portée par les griots, d’autres la confient aux conteurs ou encore aux Tchamis (Ewes de l’Afrique de l’Ouest). Le verbe était alors auprès du peuple…

Toutes ces fonctions, entourées d’un certain mystère et de rituels rigoureux sont une expression du sacré dans la manipulation du verbe au sein des communautés concernées. Le « Tchami » ou le chargé de communication de la cour royale, est l’intermédiaire entre le pouvoir et le peuple.  Dans le processus de colonisation, le rôle, d’abord récupéré par le pouvoir religieux (prêtre, imam, pasteur…),  passe ensuite entre les mains du gouverneur envoyé par la métropole et son équipe d’appui militaire ou financier. Ces derniers, de plus en plus contestés, étudient le passage du témoin; les réseaux sociaux et une certaine élite locale semblent ouvrir un nouvel horizon. Le verbe est auprès du maître.

Evolution des moeurs

La pratique séculaire de la triangulation est un mécanisme de communication et d’échange qu’on retrouve dans tous les actes socio-politiques en Afrique de l’Ouest. Dans de nombreuses populations, le Tchami avait la responsabilité de la conduite des affaires sociales et porte alors à cet effet le titre de « conseiller ». La qualité première de ce dernier était sa proximité avec le peuple pour en connaître les pratiques, les désirs et les secrets. Il prenait souvent la parole dans les tribunaux et les conseils pour traduire en mots simples les prescriptions des autorités du village.

La communication dans les cultures traditionnelles en Afrique : le chef passe la parole au conseiller qui s’adresse au peuple. La seule façon de répondre est de s’adresser au conseiller qui remonte ensuite au chef

L’acte religieux était quant à lui un parcours personnel, quoique tout autant codifié, et dans lequel les ancêtres tiennent lieu de conseillers. Dans les sociétés modernes, après la récupération du sacré par le prêtre dans son confessional, la pratique est fortement bouleversée; on se confie à un homme en robe (formé et ordonné sur base de rites étrangers au groupe) qui est censé porter le message. Quelques années plus tard, un débat est en cours avec des sociétés privées (Twitter et Facebook), pour décider du droit à la parole pour un président américain. Twitter, Youtube et Facebook sont donc les nouveaux ordonnanceurs, les inspecteurs de la communication des hommes politiques et des décideurs.

En réaction à ces contrôles externes 6 pays (Chine, Iran, Pakistan, Vietnam, Erythrée, Turquie) vont restreindre ou interdire l’accès aux réseaux sociaux, selon le magazine américain Mother Jones. Une étude est en cours au Rwanda pour bloquer ces outils. Et s’ils avaient raison ?

Censure ou protectionnisme ?

Les médias issus des réseaux sociaux ont pris une très grande importance dans la communication entre les groupes, tous niveaux de pouvoir confondus. On peut critiquer les blocages et dénoncer la censure, mais il est utile ici de s’interroger sur le phénomène dans un sens plus large, pour ce qui concerne le continent africain.

Etant donné la fracture numérique dans les pays du Sud, à qui s’adressent alors les autorités publiques lorsqu’elles s’expriment sur ces plateformes ? Plus de 60% des populations administrées issues des régions rurales sans aucun accès à ces nouveaux médias ne reçoivent pas l’information.

Même si on étendait la couverture digitale à l’ensemble des peuplades concernées, très peu disposent des outils de compréhension ou de traduction des tweets et autres posts. Dans ces nouveaux réseaux, les analyses et les réflexions se font à travers les codifications occidentales ; l’éditeur décide du contenu à retenir ou bloquer. Twiter et Facebook deviennent les grands prêtres au sens de la dichotomie durkheimienne, définissant les choses sacrées comme « celles que les interdits protègent et isolent » des choses profanes « auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières »[1]. Dans certains cas, il est même impossible de s’épancher ou d’illustrer son propos avec un petit proverbe bien placé ; ici les mots sont comptés et l’alphabet est latin.

Nous sommes donc en droit de nous poser la question du public et des intérêts visés dans ces canaux de communication. Nous assistons à un système assez étrange avec un pouvoir qui délègue sa communication à un grand prêtre (avec ses règles propres), lequel ne connaît pas la cible réelle et/ou s’en fiche. Le verbe est en perdition.

La récupération : influenceur ou Tchami 2.0 ?

C’est dans cette confusion qu’émergent les nouveaux gourous, intermédiaires entre les autorités de droit ou de fait et leurs administrés. Tout se passe désormais comme si un petit milieu détenait les secrets cachés de la société moderne. Habiles communicateurs, fins stratèges et souvent experts en manipulation des outils numériques, ces derniers ont conquis le titre de nouveaux Tchamis sans aucun contact avec la base. On pourrait alors penser à une nouvelle expression de la démocratie, étant donné que ces espaces sont gratuits et ouverts à tous.

Le problème est qu’il y a des règles non écrites, connues des seuls initiés. Depuis les années 1990, l’idéologie libertaire dominante affirme la fin des temps des nations, des familles et des religions. Tous les contestataires sont taxés de complotisme et frappés d’une censure insidieuse.

Le nouvel influenceur pour le continent africain est un intellectuel, formé à l’école coloniale avec une excellente maîtrise de la langue de la métropole. Il était courant d’entendre en Afrique qu’une éducation n’est pas complète si elle n’allie pas science (école) et traditions (famille ou groupe social). Le nouveau Tchami n’a que faire de ces traditions, tant qu’il tutoie les autorités par Twitter ou Facebook interposé. La nouvelle monnaie-étalon, la référence suprême dans ce modèle est le nombre de visites ; rejoins donc mon club pour un échange de clics. La grande particularité de ce Tchami, c’est qu’il est « sélectionné », désigné ou élu par un pouvoir extérieur puis imposé sur base de règles et des principes étrangers au groupe social pour lequel il va pourtant s’exprimer.

Quand il est contacté par un « moldu » [2], il va rapidement le tuiler [3] au travers de son profil GAFA pour lui attribuer une valorisation sociale. Mais le paysan, l’instituteur du village n’ont pas de compte Facebook ; ils seront représentés dans les rencontres France-Afrique et au Commonwealth par ces initiés élus par Google et Zukerbergh ; ils n’auront donc pas de considération ni voix au chapitre.  Le verbe est récupéré: Qui a parlé de démocratie ?

Productions pour le sud sud censurées par le nord

La nouvelle forme de transmission imposée aux populations a ceci de particulier qu’elle devient horizontale (identique à tous les niveaux) et de plus en plus éphémère (ce qu’on reprochait à l’oralité). Mais le plus grave dans le phénomène est la rupture dans la transmission de la connaissance.  Si le Tchami originel est un vecteur de savoir et un porteur des traditions dans la société « traditionnelle » africaine, le nouveau communiquant, sans plus aucune codification, vient perturber la structure et détruit complètement un modèle séculaire :

  • Entorse à la tradition : le Tchami 2.0 s’arroge d’autorité le droit de prendre la parole sans légitimité ni réclamer ou attendre une quelconque autorisation autre que celle de son fournisseur internet et le serveur Twitter…
  • Sanction : le message peut être arrêté, suspendu par le support (Twitter – Facebook…) si le contenu n’est pas conforme à SES règles ;
  • Information incomplète : le destinataire n’est pas obligé d’écouter toute la communication ; il peut s’arrêter quand il veut ;
  • Absence de débat contradictoire : le nouveau maître de la communication n’est pas ouvert au débat contradictoire.

Comment un tel brouillard peut-il comporter des éléments de formation ou d’instruction? Le nouveau Tchami, par la violence de sa méthode, brise toutes les règles de la dynamique de groupe.

Qui sont ces nouveaux Tchami(s) ?

La nouvelle forme de communication est désacralisée ou  alors la relation au sacré a complètement changé. Nous voyons émerger trois grands groupes, la triangulation étant repensée avec des gourous auto-proclamés :

  • Des autorités politiques : pour le continent africain, il s’agit des anciennes métropoles.
  • Des intellectuels ou apparentés : il signe Dr ou Prof; il est présent sur tous les réseaux et dans les canaux du maître (la voix de son maître).
  • Des influenceurs : ils ont un avis sur tout; ils monnayent leur position en clics…

Tous ont une particularité commune, celle d’avoir accepté et intégré la nouvelle distinction sacré/profane imposée par les maîtres du GAFA. Une nouvelle secte est née dans laquelle les règles  sont difficilement transgressables. Le verbe est confisqué.

Conclusion : le verbe se fait cher

L’histoire moderne nous a fait oublier les dérives pourtant récents de la pensée unique et du refus de la contradiction. De plus en plus d’individus se lèvent aujourd’hui pour parler et s’exprimer au nom de grands groupes : démocratie, développement, éducation, politique militaire, la monnaie (tel le franc CFA). On parle sans dinstinction de la politique monétaire, la politique d’investissement, la monnaie comme unité de change au nom des grands groupes sans les consulter. De la même façon que les syndicats ont participé à étouffer les révolutions (en confisquant la parole de l’ouvrier), nous voyons émerger aujourd’hui des gourous d’un genre nouveau qui tentent d’orienter le discours et l’action.

A quand un vrai débat qui associerait les acteurs du terrain (ceux qui sont censés être les bénéficiaires, le public-cible indentifiable dans tout projet) ? Dans nos villages pourtant, nous apprenons que tous les avis portent un fond de bon sens. La concertation apparait comme l’un des meilleurs outils du développement et de la cohésion sociale ; même si le consensus est impossible, « on » essaie la communication. Il y a eu d’abord des conférences dites nationales, avec des élites illuminés réunis pour débattre de l’avenir d’une nation. Aujourd’hui, on ne parle de référendum en Afrique que pour valider la révision du mandat présidentiel ou faire tomber les limitations prévues par la constitution…

Prologue selon Jean: le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu.
Mais Qui est ce Dieu, aujourd’hui?

Bruxelles, le 6 mai 2021

Ablam Ahadji

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[1] Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, P.U.F. éd., (1912) juil. 2003, p. 56.

[2] Moldu : Le terme a été inventé par l’auteure de Harry Potter. Il est attribué à toutes les personnes qui sont dépourvues de pouvoirs magiques et qui restent dans l’ignorance de l’existence du monde des sorciers.

[3] Tuiler : « Tuiler » signifie, en franc-maçonnerie, vérifier si quelqu’un qui se présente comme franc-maçon à la porte d’un temple l’est en effet, et à quel grade.