Historique: Quelques points de repère
Pour répondre au besoin de main-d’œuvre dans ses colonies, l’Europe déporte vers les Caraïbes et les Amériques des millions de captifs africains du XVIe au XIXe siècle. En quatre siècles, ils sont 15 à 18 millions à traverser ainsi l’Atlantique. Mais ils sont aussi cinq fois plus nombreux à y laisser leur vie : les uns sur la terre d’Afrique, lors de la capture ou dans les convois vers les zones côtières, d’autres dans les entrepôts, d’autres encore au cours de la traversée, terrassés par les famines et les maladies ou victimes de la répression de leurs révoltes sur les bateaux négriers.
Les circuits de la traite transatlantique sont multiples. Quittant l’Europe – depuis Liverpool, Bristol, Le Havre, Saint-Malo, Lorient, Nantes, Bordeaux ou Lisbonne – chargés de marchandises d’échange (armes, alcool, étoffes…), les navires négriers longent la côte africaine, du Sénégal à l’Angola, pour y charger leur cargaison d’esclaves. Au terme d’une traversée longue parfois de plus de deux mois, ils accostent aux ports du Brésil, des Guyanes, des Caraïbes et des États-Unis.
D’autres circuits s’organisent depuis la côte orientale de l’Afrique et de Madagascar vers les îles Bourbon (La Réunion) ou de France (Maurice) et vers l’Amérique du Sud. D’autres encore convergent vers l’Afrique du Nord en traversant le Sahara.
Dans les mines comme sur les plantations, l’esclavage est une mort sociale. Le captif est dépossédé de toute identité ; le maître, dont il est la propriété, a droit de vie et de mort, et fixe son régime de travail et de châtiments. Les « coutumes coloniales » font loi : les assemblées de planteurs font fi des réglementations du pouvoir central, tel l’édit du Code noir publié en France en 1685. Productivité et violence régissent la vie sur les habitations (sucre, indigo, café, tabac). Les disettes sont fréquentes. La règle qui prévaut est celle de l’exploitation maximale de la main-d’œuvre servile et de son renouvellement régulier par la traite.
Dès le XVIe siècle aux Caraïbes et aux Amériques, puis au siècle suivant dans les îles de France et de Bourbon, la résistance s’organise contre ces deux piliers de la colonisation européenne, la traite négrière et l’esclavage. Les révoltes sur les navires, le marronnage, la construction de refuges fortifiés dans les montagnes – les grands camps de Guadeloupe et de Martinique, les palenques des colonies espagnoles, les quilombos du Brésil, les cirques des montagnes réunionnaises –, contre lesquels les autorités coloniales lancent de véritables guerres, sont autant de signes de cette résistance. Ceux qui ne fuient pas luttent, au quotidien, par le sabotage, l’empoisonnement du commandeur ou du maître, ou par le suicide.
La révolte qui éclate dans la riche colonie française de Saint-Domingue dans la nuit du 22 au 23 août 1791 aboutit à la proclamation, sur place, de l’abolition de l’esclavage en 1793, puis à l’adoption du décret d’émancipation (4 février 1794) par la Convention.
La résistance au rétablissement de l’esclavage par Napoléon Bonaparte (décret du 20 mai 1802) fut l’occasion d’une féroce répression. Au terme d’une guerre contre les armées de Bonaparte, en 1802-1803, et après la capture et la mort du général en chef Toussaint Louverture, l’indépendance de Saint-Domingue sous le nom de Haïti est proclamée le 1er janvier 1804. L’esclavage est cependant rétabli dans les autres colonies françaises.
Les premiers textes antiesclavagistes avaient été publiés en Espagne dès 1554, mais c’est pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle que des mouvements antiesclavagistes apparaissent en Occident : en Pennsylvanie dans les années 1780, à Londres en 1787 avec le Comité pour l’abolition de la traite négrière de la Société des amis et en 1839 avec la British and Foreign Anti-Slavery Society, ou à Paris avec la Société des amis des Noirs (1788), le Comité pour l’abolition de la traite et de l’esclavage de la Société de la morale chrétienne (1822) et la Société française pour l’abolition de l’esclavage (1834). Le quaker Anthony Benezet, les Britanniques William Wilberforce, Thomas Clarkson, les Français Condorcet, Brissot, Mirabeau, l’abbé Grégoire, Cyrille Bissette, Victor Schoelcher multiplient les écrits et les interventions auprès des gouvernements en vue de la suppression de la traite négrière et de l’esclavage, qualifiés dès cette époque de crimes contre l’humanité.
La traite négrière, interdite dès 1807 par l’Angleterre, fait l’objet de mesures de répression peu efficaces tout au long du XIXe siècle. Durant toute cette période, la traite illégale déporte encore 4 millions de captifs africains vers les Caraïbes, les Amériques et les îles de l’océan Indien.
Le gouvernement provisoire français arrivé au pouvoir lors des journées révolutionnaires de février 1848 proclame enfin l’émancipation en Martinique (73 500 esclaves), en Guadeloupe (87 000 esclaves), à la Guyane (12 500 esclaves), à La Réunion (62 000 esclaves) et au Sénégal (7.000 esclaves). Elle est promulguée en Martinique le 23 mai 1848, le 27 mai en Guadeloupe, le 10 août en Guyane et le 20 décembre à La Réunion.
Dans les années suivantes, le gouvernement français fait appel pour ses colonies des Caraïbes et de l’océan Indien à une main-d’œuvre recrutée sur contrats en Afrique, en Inde et en Chine.
Les traites négrières et l’esclavage
Entraves, fers, chaînes, fouets et cravaches, éléments de la vie quotidienne sous le système esclavagiste, ont rapidement disparu, dès l’abolition de 1848, des quais des ports négriers et des plantations des Caraïbes-Amériques ou des colonies de l’océan Indien où ils avaient été si nombreux pendant près de quatre siècles. Les navires négriers furent reconvertis, les témoignages de ce qui permit une exploitation exceptionnellement intensive de la terre et de la main-d’œuvre servile aux Caraïbes-Amériques ou à La Réunion disparurent peu à peu. Mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, certains de ceux qu’on appela les « abolitionnistes » voulurent montrer à leurs contemporains les réalités du travail, de la discipline et des châtiments sur les plantations des denrées coloniales qui affluaient dans les grands ports européens. Il fallait prouver pour mobiliser une opinion publique ignorante des choses coloniales. Ainsi débutait une entreprise patrimoniale fragile certes, mais aujourd’hui si précieuse.
Le Britannique Thomas Clarkson diffusait en 1788-1789 des plans en coupe du navire négrier le Brookes. Accusé par les lobbies de planteurs de montrer une représentation exagérément dramatique des conditions de traversée de l’océan Atlantique par les négriers, le middle passage (ou « passage du milieu »), il n’en inspira pas moins, pendant des décennies, les campagnes de diffusion de ce genre de croquis auxquelles se livrèrent tous les comités antiesclavagistes. En France en 1825, Auguste de Staël exposait, dans le cadre de la Société de la morale chrétienne, les chaînes, fers et entraves de traversée qu’il avait pu acheter en toute impunité sur les quais du port de Nantes, dix ans, s’étonnait-il, après les recommandations d’interdiction émises au niveau européen lors du Congrès de Vienne en février 1815…
En 1840-1841, au cours du périple qu’il entreprit aux Caraïbes pour y analyser les effets de l’abolition dans les British West Indies et la situation des esclaves dans les autres colonies, Schoelcher rapporta de nombreux objets de la vie quotidienne et certains instruments du régime disciplinaire des plantations : fouet de commandeur, fers, entraves de pieds, entrave de cou à quatre branches contre les récidives de marronnage des esclaves qui avaient été repris lors d’une première fuite, qu’il se procura en Guadeloupe, en Martinique, ou un couteau de nègre marron également originaire de Guadeloupe. En 1883-1884, il fit don de cet ensemble au musée d’Ethnographie du Trocadéro, ancêtre du musée de l’Homme, collection aujourd’hui conservée au musée du Quai Branly.
De nos jours, les objets témoins de la traite négrière et de la vie en esclavage dans les colonies françaises des Caraïbes-Amériques et de l’océan Indien sont devenus extrêmement rares. On en trouve toutefois dans plusieurs musées. En Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, à La Réunion, territoires profondément marqués par le système esclavagiste, lieux de mémoire en eux-mêmes, la recherche muséologique se développe et devrait être accompagnée d’un plus vaste développement de la recherche archéologique (sur les sites de plantations et sur les lieux de cimetières d’esclaves notamment). Cet inventaire se fera l’écho de la progression des travaux entrepris.
Pendant la première moitié du XIXe siècle, plusieurs artistes s’inspirèrent des informations diffusées au sujet de la traite négrière, de son interdiction et des débats qu’elles suscitèrent. Parmi les œuvres et témoignages les plus connus, en France, citons le célèbre Radeau de la Méduse de Théodore Géricault (1819), le dessin d’étude La Traite des Noirs qu’il réalisa au fusain et à la sanguine en 1822 (École nationale supérieure des beaux-arts, Paris), des tableaux tels que Le Serment des ancêtres de Guillaume Guillon-Lethière à la gloire de l’indépendance de Haïti (1823, musée national d’Haïti), Nègres à fond de cale que l’Allemand Johann Moritz Rugendas présenta au Salon du Louvre en 1827, les croquis pour un projet de monument non abouti réalisés par Pierre-Jean David d’Angers (années 1820, musées d’Angers), La Rébellion d’un esclave sur un navire négrier par Édouard Antoine Renard (1833, musée du Nouveau Monde, La Rochelle) et Esclaves sur la côte ouest-africaine par Auguste François Biard (1840, Wilberforce House, Kingston upon Hull Museum and Art Gallery). Le tableau de 2 x 2,65 mètres que Marcel Verdier consacra à l’un des châtiments d’esclaves les plus cruels, la flagellation aux quatre piquets, sous le titre Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies (conservé par la Menil Foundation Collection, Houston, Texas) fut refusé par le jury du Salon du Louvre de 1843. On craignit qu’il ne soulevât « la haine populaire » contre l’esclavage… La revue Le Magasin pittoresque publiait quant à elle pour le grand public articles et lithographies très diffusés au sujet de la traite négrière illégale et des croisières de répression britannique et française dans l’Atlantique.
La représentation de l’esclave ou de scènes d’esclavage fut un thème régulièrement utilisé par de nombreux artistes et artisans dans la fabrication des objets de la vie quotidienne les plus anodins. Des esclaves au travail dans les champs de canne à sucre ou charriant des boucauts de sucre vers les navires en partance pour l’Europe ornèrent tabatières, pendules et autres bibelots.
Le développement des courants abolitionnistes, à la fin du XVIIIe siècle, provoqua la diffusion de médaillons et d’estampes, généralement d’inspiration britannique, qui proclamaient l’égalité, la fraternité entre les hommes, justifiant ainsi la liberté qu’il convenait de conférer aux esclaves. Les événements de Saint-Domingue/Haïti régulièrement relatés dans la presse et dans Le Moniteur universel permirent également la réalisation de multiples estampes et lithographies représentant des scènes de la guerre coloniale qu’y livraient les troupes napoléoniennes ou les incendies de villes entières qui s’y produisirent. L’émancipation proclamée en 1848 suscita des commandes officielles de tableaux et pièces sculptées, qui rivalisèrent dans le ton allégorique pour transmettre une vision idyllique et mythique de la réalité. Les tableaux de Nicolas François Gosse, Liberté, Égalité, Fraternité ou l’Esclavage affranchi (musée départemental de l’Oise, Beauvais), d’Auguste François Biard, Proclamation de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 (musée national des Châteaux de Versailles et de Trianon) ou d’Alphonse Garreau, L’Émancipation à La Réunion (musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie), tous commandés en 1848, en témoignent.
La vie dans les colonies
Entraves, fers, chaînes, fouets et cravaches, éléments de la vie quotidienne sous le système esclavagiste, ont rapidement disparu, dès l’abolition de 1848, des quais des ports négriers et des plantations des Caraïbes-Amériques ou des colonies de l’océan Indien où ils avaient été si nombreux pendant près de quatre siècles. Les navires négriers furent reconvertis, les témoignages de ce qui permit une exploitation exceptionnellement intensive de la terre et de la main-d’œuvre servile aux Caraïbes-Amériques ou à La Réunion disparurent peu à peu. Mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, certains de ceux qu’on appela les « abolitionnistes » voulurent montrer à leurs contemporains les réalités du travail, de la discipline et des châtiments sur les plantations des denrées coloniales qui affluaient dans les grands ports européens. Il fallait prouver pour mobiliser une opinion publique ignorante des choses coloniales. Ainsi débutait une entreprise patrimoniale fragile certes, mais aujourd’hui si précieuse.
Le Britannique Thomas Clarkson diffusait en 1788-1789 des plans en coupe du navire négrier le Brookes. Accusé par les lobbies de planteurs de montrer une représentation exagérément dramatique des conditions de traversée de l’océan Atlantique par les négriers, le middle passage (ou « passage du milieu »), il n’en inspira pas moins, pendant des décennies, les campagnes de diffusion de ce genre de croquis auxquelles se livrèrent tous les comités antiesclavagistes. En France en 1825, Auguste de Staël exposait, dans le cadre de la Société de la morale chrétienne, les chaînes, fers et entraves de traversée qu’il avait pu acheter en toute impunité sur les quais du port de Nantes, dix ans, s’étonnait-il, après les recommandations d’interdiction émises au niveau européen lors du Congrès de Vienne en février 1815…
En 1840-1841, au cours du périple qu’il entreprit aux Caraïbes pour y analyser les effets de l’abolition dans les British West Indies et la situation des esclaves dans les autres colonies, Schoelcher rapporta de nombreux objets de la vie quotidienne et certains instruments du régime disciplinaire des plantations : fouet de commandeur, fers, entraves de pieds, entrave de cou à quatre branches contre les récidives de marronnage des esclaves qui avaient été repris lors d’une première fuite, qu’il se procura en Guadeloupe, en Martinique, ou un couteau de nègre marron également originaire de Guadeloupe. En 1883-1884, il fit don de cet ensemble au musée d’Ethnographie du Trocadéro, ancêtre du musée de l’Homme, collection aujourd’hui conservée au musée du Quai Branly.
De nos jours, les objets témoins de la traite négrière et de la vie en esclavage dans les colonies françaises des Caraïbes-Amériques et de l’océan Indien sont devenus extrêmement rares. On en trouve toutefois dans plusieurs musées. En Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, à La Réunion, territoires profondément marqués par le système esclavagiste, lieux de mémoire en eux-mêmes, la recherche muséologique se développe et devrait être accompagnée d’un plus vaste développement de la recherche archéologique (sur les sites de plantations et sur les lieux de cimetières d’esclaves notamment). Cet inventaire se fera l’écho de la progression des travaux entrepris.
Pendant la première moitié du XIXe siècle, plusieurs artistes s’inspirèrent des informations diffusées au sujet de la traite négrière, de son interdiction et des débats qu’elles suscitèrent. Parmi les œuvres et témoignages les plus connus, en France, citons le célèbre Radeau de la Méduse de Théodore Géricault (1819), le dessin d’étude La Traite des Noirs qu’il réalisa au fusain et à la sanguine en 1822 (École nationale supérieure des beaux-arts, Paris), des tableaux tels que Le Serment des ancêtres de Guillaume Guillon-Lethière à la gloire de l’indépendance de Haïti (1823, musée national d’Haïti), Nègres à fond de cale que l’Allemand Johann Moritz Rugendas présenta au Salon du Louvre en 1827, les croquis pour un projet de monument non abouti réalisés par Pierre-Jean David d’Angers (années 1820, musées d’Angers), La Rébellion d’un esclave sur un navire négrier par Édouard Antoine Renard (1833, musée du Nouveau Monde, La Rochelle) et Esclaves sur la côte ouest-africaine par Auguste François Biard (1840, Wilberforce House, Kingston upon Hull Museum and Art Gallery). Le tableau de 2 x 2,65 mètres que Marcel Verdier consacra à l’un des châtiments d’esclaves les plus cruels, la flagellation aux quatre piquets, sous le titre Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies (conservé par la Menil Foundation Collection, Houston, Texas) fut refusé par le jury du Salon du Louvre de 1843. On craignit qu’il ne soulevât « la haine populaire » contre l’esclavage… La revue Le Magasin pittoresque publiait quant à elle pour le grand public articles et lithographies très diffusés au sujet de la traite négrière illégale et des croisières de répression britannique et française dans l’Atlantique.
La représentation de l’esclave ou de scènes d’esclavage fut un thème régulièrement utilisé par de nombreux artistes et artisans dans la fabrication des objets de la vie quotidienne les plus anodins. Des esclaves au travail dans les champs de canne à sucre ou charriant des boucauts de sucre vers les navires en partance pour l’Europe ornèrent tabatières, pendules et autres bibelots.
Le développement des courants abolitionnistes, à la fin du XVIIIe siècle, provoqua la diffusion de médaillons et d’estampes, généralement d’inspiration britannique, qui proclamaient l’égalité, la fraternité entre les hommes, justifiant ainsi la liberté qu’il convenait de conférer aux esclaves. Les événements de Saint-Domingue/Haïti régulièrement relatés dans la presse et dans Le Moniteur universel permirent également la réalisation de multiples estampes et lithographies représentant des scènes de la guerre coloniale qu’y livraient les troupes napoléoniennes ou les incendies de villes entières qui s’y produisirent. L’émancipation proclamée en 1848 suscita des commandes officielles de tableaux et pièces sculptées, qui rivalisèrent dans le ton allégorique pour transmettre une vision idyllique et mythique de la réalité. Les tableaux de Nicolas François Gosse, Liberté, Égalité, Fraternité ou l’Esclavage affranchi (musée départemental de l’Oise, Beauvais), d’Auguste François Biard, Proclamation de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 (musée national des Châteaux de Versailles et de Trianon) ou d’Alphonse Garreau, L’Émancipation à La Réunion (musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie), tous commandés en 1848, en témoignent.
Résistances et abolitions
Entraves, fers, chaînes, fouets et cravaches, éléments de la vie quotidienne sous le système esclavagiste, ont rapidement disparu, dès l’abolition de 1848, des quais des ports négriers et des plantations des Caraïbes-Amériques ou des colonies de l’océan Indien où ils avaient été si nombreux pendant près de quatre siècles. Les navires négriers furent reconvertis, les témoignages de ce qui permit une exploitation exceptionnellement intensive de la terre et de la main-d’œuvre servile aux Caraïbes-Amériques ou à La Réunion disparurent peu à peu. Mais à partir de la fin du XVIIIe siècle, certains de ceux qu’on appela les « abolitionnistes » voulurent montrer à leurs contemporains les réalités du travail, de la discipline et des châtiments sur les plantations des denrées coloniales qui affluaient dans les grands ports européens. Il fallait prouver pour mobiliser une opinion publique ignorante des choses coloniales. Ainsi débutait une entreprise patrimoniale fragile certes, mais aujourd’hui si précieuse.
Le Britannique Thomas Clarkson diffusait en 1788-1789 des plans en coupe du navire négrier le Brookes. Accusé par les lobbies de planteurs de montrer une représentation exagérément dramatique des conditions de traversée de l’océan Atlantique par les négriers, le middle passage (ou « passage du milieu »), il n’en inspira pas moins, pendant des décennies, les campagnes de diffusion de ce genre de croquis auxquelles se livrèrent tous les comités antiesclavagistes. En France en 1825, Auguste de Staël exposait, dans le cadre de la Société de la morale chrétienne, les chaînes, fers et entraves de traversée qu’il avait pu acheter en toute impunité sur les quais du port de Nantes, dix ans, s’étonnait-il, après les recommandations d’interdiction émises au niveau européen lors du Congrès de Vienne en février 1815…
En 1840-1841, au cours du périple qu’il entreprit aux Caraïbes pour y analyser les effets de l’abolition dans les British West Indies et la situation des esclaves dans les autres colonies, Schoelcher rapporta de nombreux objets de la vie quotidienne et certains instruments du régime disciplinaire des plantations : fouet de commandeur, fers, entraves de pieds, entrave de cou à quatre branches contre les récidives de marronnage des esclaves qui avaient été repris lors d’une première fuite, qu’il se procura en Guadeloupe, en Martinique, ou un couteau de nègre marron également originaire de Guadeloupe. En 1883-1884, il fit don de cet ensemble au musée d’Ethnographie du Trocadéro, ancêtre du musée de l’Homme, collection aujourd’hui conservée au musée du Quai Branly.
De nos jours, les objets témoins de la traite négrière et de la vie en esclavage dans les colonies françaises des Caraïbes-Amériques et de l’océan Indien sont devenus extrêmement rares. On en trouve toutefois dans plusieurs musées. En Guadeloupe, en Martinique, en Guyane, à La Réunion, territoires profondément marqués par le système esclavagiste, lieux de mémoire en eux-mêmes, la recherche muséologique se développe et devrait être accompagnée d’un plus vaste développement de la recherche archéologique (sur les sites de plantations et sur les lieux de cimetières d’esclaves notamment). Cet inventaire se fera l’écho de la progression des travaux entrepris.
Pendant la première moitié du XIXe siècle, plusieurs artistes s’inspirèrent des informations diffusées au sujet de la traite négrière, de son interdiction et des débats qu’elles suscitèrent. Parmi les œuvres et témoignages les plus connus, en France, citons le célèbre Radeau de la Méduse de Théodore Géricault (1819), le dessin d’étude La Traite des Noirs qu’il réalisa au fusain et à la sanguine en 1822 (École nationale supérieure des beaux-arts, Paris), des tableaux tels que Le Serment des ancêtres de Guillaume Guillon-Lethière à la gloire de l’indépendance de Haïti (1823, musée national d’Haïti), Nègres à fond de cale que l’Allemand Johann Moritz Rugendas présenta au Salon du Louvre en 1827, les croquis pour un projet de monument non abouti réalisés par Pierre-Jean David d’Angers (années 1820, musées d’Angers), La Rébellion d’un esclave sur un navire négrier par Édouard Antoine Renard (1833, musée du Nouveau Monde, La Rochelle) et Esclaves sur la côte ouest-africaine par Auguste François Biard (1840, Wilberforce House, Kingston upon Hull Museum and Art Gallery). Le tableau de 2 x 2,65 mètres que Marcel Verdier consacra à l’un des châtiments d’esclaves les plus cruels, la flagellation aux quatre piquets, sous le titre Le Châtiment des quatre piquets dans les colonies (conservé par la Menil Foundation Collection, Houston, Texas) fut refusé par le jury du Salon du Louvre de 1843. On craignit qu’il ne soulevât « la haine populaire » contre l’esclavage… La revue Le Magasin pittoresque publiait quant à elle pour le grand public articles et lithographies très diffusés au sujet de la traite négrière illégale et des croisières de répression britannique et française dans l’Atlantique.
La représentation de l’esclave ou de scènes d’esclavage fut un thème régulièrement utilisé par de nombreux artistes et artisans dans la fabrication des objets de la vie quotidienne les plus anodins. Des esclaves au travail dans les champs de canne à sucre ou charriant des boucauts de sucre vers les navires en partance pour l’Europe ornèrent tabatières, pendules et autres bibelots.
Le développement des courants abolitionnistes, à la fin du XVIIIe siècle, provoqua la diffusion de médaillons et d’estampes, généralement d’inspiration britannique, qui proclamaient l’égalité, la fraternité entre les hommes, justifiant ainsi la liberté qu’il convenait de conférer aux esclaves. Les événements de Saint-Domingue/Haïti régulièrement relatés dans la presse et dans Le Moniteur universel permirent également la réalisation de multiples estampes et lithographies représentant des scènes de la guerre coloniale qu’y livraient les troupes napoléoniennes ou les incendies de villes entières qui s’y produisirent. L’émancipation proclamée en 1848 suscita des commandes officielles de tableaux et pièces sculptées, qui rivalisèrent dans le ton allégorique pour transmettre une vision idyllique et mythique de la réalité. Les tableaux de Nicolas François Gosse, Liberté, Égalité, Fraternité ou l’Esclavage affranchi (musée départemental de l’Oise, Beauvais), d’Auguste François Biard, Proclamation de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises en 1848 (musée national des Châteaux de Versailles et de Trianon) ou d’Alphonse Garreau, L’Émancipation à La Réunion (musée national des Arts d’Afrique et d’Océanie), tous commandés en 1848, en témoignent.
[…]
Mis en ligne le 8 janvier 2023
Source: http://www.cnmhe.fr/