LES DOSSIERS

Usages vestimentaires du pagne: de la norme répressive aux écarts expressifs

USAGES VESTIMENTAIRES DU PAGNE: DE LA NORME REPRESSIVE AUX ECARTS EXPRESSIFS

(Communication donnée au Colloque International de Lomé « Le vêtement sous toutes ses formes », le 14 février 2023, à l’Université de Lomé)

 

La fonction apparemment contradictoire du vêtement réside dans sa double représentation : autant il peut être perçu comme une simple enveloppe, une couverture protectrice du corps biologique individuel, qu’on peut et qu’on doit changer, autant il participe au processus d’identification et d’imbrication de ce corps biologique dans le corps social. Et c’est ce qui lui confère sa fonction normative dans la socialisation du groupe. Ainsi, dès son introduction et son adoption par les sociétés togolaises, les usages vestimentaires du pagne importé répondaient aux critères non formels mais nécessaires, qui, progressivement, et par rupture, se sont assouplis jusqu’à se dissoudre pour laisser libre cours aux imaginations créatrices individuelles ou collectives. De ce constat, les objectifs de notre présentation, qui s’inscrit dans la problématique de la réception sont double :

  • d’une part, montrer l’appropriation du pagne par les sociétés togolaises dans ses usages vestimentaires et qui répondaient à une certaine vision du monde,
  • et d’autre part, justifier en quoi ces usages actuels s’affranchissent de plus en plus des pesanteurs informelles dans un dynamisme qui échappe généralement aux censeurs.

 

  • Les usages du pagne dans les sociétés togolaises : facteurs d’identification et de stratification sociale

Rappelons que le concept « pagne » dans nos propos, renvoie moins aux étoffes introduits en Afrique par le voyage triangulaire à partir du XV siècle, et encore moins aux étoffes dites traditionnelles fabriquées en Afrique bien avant sa rencontre avec l’Europe. Il s’agit du pagne dit « hollandais » introduit particulièrement au Togo dans les années 1950.

Ainsi, les usages du pagne rythmaient non seulement la vie quotidienne des Togolais, en tant que vêtements, accessoires de tous ordres, (du lever au coucher) mais également leur existence (de la naissance à la mort) ; dans les occasions festives (anniversaires, demandes en mariages…) et funèbres ; dans tous les domaines (religieux, professionnels, associatifs, politiques…).

Mais notre intérêt portera plus sur ses usages vestimentaires en termes de qualités et de modèles (on parlait naguère de « façons ») et dans les domaines profanes.

En effet, on distinguait suivant la qualité, originellement trois variétés de pagnes à valeur progressive : le Java (par rapport à son origine, Java, en Indonésie), le Fancy (une généralisation de Java mais les motifs ne sont pas nécessairement figuratifs) et le Wax (une récupération par les Hollandais de la technique indonésienne du Batik.

En fonction du rapport qualité/prix, l’usage du Wax (appelé « tchi gan », littéralement « grand prix ») distinguait la couche la plus aisée (« couche » est plus indiquée que « classe ») de la population des autres couches sociales dont le pouvoir d’achat ne pouvait leur permettre que d’acheter dans le meilleur des cas le « Fancy » ou encore moins le « Java », de la catégorie des « tchi vi », petit prix. Dès lors le Wax est resté le signe extérieur de richesse et d’appartenance à la couche aisée et cela ne se cachait pas, au contraire. Précisons néanmoins qu’il était possible qu’un individu moins aisé peut, par occasion, porté du Wax. Même si c’est l’exception qui confirme la règle.

Par ailleurs, la qualité des pagnes relevait aussi d’un critère « générationnel » dans la mesure où il est rare que les enfants et/ou les jeunes portent des vêtements en Wax puisque d’une part, ils n’ont pas le pouvoir d’achat requis, et d’autre part, il n’est pas fréquent que les parents dépensent à cette fin. D’ailleurs pour des évènements qui nécessitent des uniformes en pagne, on choisit celui de qualité inférieure pour les enfants.

Les usages vestimentaires du pagne étaient aussi des critères de genre car le pagne était d’abord un tissu essentiellement « féminin » mais qui entretenait l’ego de l’homme censé l’offrir régulièrement à sa femme. Il est vrai qu’il l’utilisera à la romaine, à la fon ou à la goun (« Mawa » et « Dahomey provisoire ») ou à la yoruba (« Agbada »). Ou encore pour esquisser des pas des danses traditionnelles, le pagne noué autour des reins. Toutefois la variété des chutes de pagne qui constituent son patchwork (« Assassan », variétés) témoignait de son amour pour sa femme exprimé par sa générosité à lui offrir régulièrement de pagnes.

Tissu essentiellement féminin, disais-je, les usages des pagnes distinguaient également la femme mariée, la mère, de la femme célibataire (souvent jeune, non encore mariée).

Ainsi, on reconnaissait la femme mariée par le tiers de la demi-pièce nouée autour des reins alors que les deux tiers ont servi à confectionner la camisole et le morceau dont elle a enroulé la partie inférieure de son corps jusqu’aux pieds ; la mère par un tissu en velours par lequel elle porte son enfant au dos et qu’il lui arrive de tenir dans une négligence volontaire et calculée ; la jeune, non encore mariée par l’absence de la troisième pièce autour des reins.

Enfin s’il faut s’intéresser à la façon, c’est-à-dire à la mode, elle était dans l’ensemble constante sans grandes originalités avec quelques petites révolutions de temps à autres et qui finissaient par se généraliser dans le respect de l’uniformisation.

Les cas susmentionnés ne sont pas exhaustifs : il existait d’autres règles non écrites mais nécessairement contraignantes qui codifiaient les usages vestimentaires du pagne et qui justifiaient que l’individu, corps biologique, doit être en harmonie avec le corps social en y prenant sa place, toute sa place, mais rien que sa place, dans une uniformisation aux degrés variables qui respectait le genre, la couche sociale, l’âge et le statut matrimonial, entre autres.

En effet, l’éducation parentale fondée essentiellement sur le respect des normes, les interdits parentaux, la sensibilisation au regard des autres qui expose aux « qu’en-dira-t-on », nourrissant le complexe de culpabilité, sont autant de « censeurs » qui veillaient à la stricte observance de ses normes vestimentaires.

Et pourtant, l’image que nous avons aujourd’hui des usages vestimentaires du pagne ne correspond pas nécessairement au tableau dont nous venons d’esquisser quelques tracés.

  • De la remise en cause des normes aux sauts créatifs : du vêtement à la mode

Il est établi que vers la fin des années 70 ces normes vestimentaires commenceront par être sérieusement ébranlées, et progressivement, seront soit transgressées par de nouvelles pratiques soit substituées par de nouvelles normes, toujours renouvelables, pour ne pas parler d’absence de normes tangibles aujourd’hui.

La célébration de l’ « Année Internationale de la Femme » par  l’ONU (1975) et la proclamation de la « Décennie des Nations Unies pour les Femmes » (1976 – 1985) seraient les deux événements qui auraient contribué à la première rupture dans ces codes vestimentaires. En effet, les deux décisions aux répercussions internationales avaient favorisé des initiatives en faveur des femmes africaines, désormais sous les feux de la rampe : des rencontres scientifiques, mais surtout des rencontres mondaines, festivals et autres défilés de mode qui incitaient à la créativité, à l’inventivité, à l’émulation, à la concurrence. Particulièrement, la création des magazines de la mode africaine (« Amina, le magazine des femmes africaines et antillaises », et « Akouavi, le magazine de la femme du Bénin », en 1972 et plus tard « Brune Magazine, le magazine des femmes afro-descendantes ») jouera aussi un rôle important dans cette rupture. Ces périodiques resteront pendant longtemps des vitrines et des espaces d’expression des Africaines de toutes catégories socioprofessionnelles, mais particulièrement des créatrices/créateurs de modes vestimentaires à partir des pagnes. On comprend que pendant longtemps on en trouvait des exemplaires dans les premiers ateliers de la Haute couture à Lomé, surtout qu’ils sont plus accessibles que « La Redoute » et le catalogue « 3 Suisses », les titres de référence en mode à l’époque. Désormais il ne s’agissait plus de répliquer les modes traditionnelles mais, plutôt, de conceptualiser, de créer d’abord à partir des représentations sur feuille de papier, du vêtement vu de dos ou de face appelées « patrons ». Les représentations seront après décalquées sur le tissu avant d’y mettre les ciseaux.  Dès lors les coupes traditionnelles et classiques commenceront par connaitre leur déclin puisque la femme moderne, structurée par les discours sur l’émancipation des femmes, était dorénavant perçue à travers ces medias de référence. Les cloisons entre les genres, les générations et les statuts matrimoniaux commencent par s’effriter. « Madame » se distingue de moins en moins de « Mademoiselle » car les deux deviennent seulement des « Dames », même si le Wax détenait toujours le label « haut de gamme ». Et surtout que les pagnes devenaient alors le mode d’expression le plus subtil et le plus efficace de la femme africaine, de la Togolaise, une véritable prise de parole pour exprimer sa vision du monde, si l’on s’en tient seulement à leur dénomination. A ce sujet, nous avons la confirmation que la plupart des noms des pagnes (Wax) étaient attribués par les Ivoiriennes. Pourquoi ? Cette période correspond également à l’âge d’or des « Nana Benz[1] », maillons nécessaires de cette « révolution ».

La seconde rupture, la plus significative et qui aurait fait effondrer bien de barrières, interviendra dans les années 90 et, comme les remous des mouvements sismiques, elle continue d’étendre son champ d’action.

Certes, l’organisation des Festivals Internationaux comme le FIMA[2] et nationaux comme le FIMO228[3] à très grande médiatisation en est un facteur important. A cela, s’ajoutent la prolifération des « écoles de mode » (avec plus ou moins de fortune), des défilés de modes, la quasi-surmédiatisation des événements sur le pagne et autour du pagne par des professionnels, les « influenceurs » sur les réseaux sociaux, etc. Néanmoins, il s’est avéré aussi  que certaines causes du relatif déclin du Wax et partant de la prospérité des « Nana Benz », comme les contrefaçons et l’installation dans les pays voisins du Togo, des usines de fabrication de wax dans leur capitale ou à proximité, pour rivaliser avec le wax hollandais, ont paradoxalement contribué à vulgariser, à « démocratiser » le pagne en le rendant plus accessible à toutes les couches sociales, aux jeunes et à étendre son usage, et surtout à le « genrer ». Mieux le Woodin[4], commercialisé par Vlisco[5], à partir de 1985, dont la conception actuelle allie l’élégance et une touche de l’authenticité de l’artisanat africain, a réussi à gommer l’image féminine qui, à tort ou à raison, prédominait dans la perception des pagnes. De plus, il semble offrir autant d’élégance que le Wax sans égaler sa qualité. De ce fait, il est permis de confectionner tout vêtement de toute mode avec du pagne : pantalon, veste, cravate, jupe, culotte. Comme les accessoires : casquette, soutien-gorge, sac – à – main, serviette de bureau, cartable, pantoufles, boite à bijoux, boite à cigares, étui de lunettes, ombrelle, éventail, torchon de table, nappe de table, housse de sièges de voiture, etc. En fait, il n’y a pas de domaine que le pagne n’ait pas envahi. Qui sait qu’une troisième rupture ne s’annonce en sourdine ?

De ces observations, ne devons-nous pas nous reposer la question sur la fonction essentielle et actuelle du pagne, corollaire à celle du vêtement et par-delà, de la mode ?

Que conclure ?

Sans avoir la prétention de proposer une réponse apodictique à notre question, nous sommes néanmoins convaincu que non seulement le pagne n’est plus un simple tissu à usage exclusivement vestimentaire, mais surtout il est l’expression symbolique d’une société en mutation constante et ses usages en constituent d’ailleurs le baromètre. Ainsi, il semble se réduire à la mode comprise par Karl Lagerfeld[6] comme « un langage qui se crée dans des vêtements pour interpréter la réalité ».

 

Guy K. MISSODEY,

Professeur de Lettres, Evaluateur et Critique Littéraire.

[1] Femmes d’affaires togolaises ayant construit fortune et réputation dans le commerce et la mise en valeur du pagne en wax hollandais. Leur âge d’or s’étend du début des années 60 à la fin des années 80.

[2] Festival International de la Mode en Afrique (www.fima-africa.org)

[3] Festival International de la Mode au Togo (https://fimo228.com)

[4] Une sous-marque de VLISCO, « Woodin a commencé son offre de mode en introduisant des tissus inspirés des arts et de la culture africains » ( https://woodinfashion.com)

[5] Entreprise néerlandaise, fabricant historique du « Wax hollandais » (www.vlisco.com)

[6] Grand couturier et styliste allemand (1933 – 2019)