Haïti : à Vertières, les esclaves gagnent leur libération
La bataille, qui se déroule le 18 novembre 1803, voit la victoire totale des troupes rebelles, anciens esclaves de la colonie de Saint-Domingue, sur l’armée napoléonienne. Par Philippe Girard, historien et auteur.
La guerre fait rage depuis plus d’une décennie à Saint-Domingue. C’est la plus riche des colonies françaises et le premier exportateur de sucre et de café au monde, mais aussi le lieu où, en 1791, un demi-million d’esclaves se sont soulevés contre leurs maîtres. De Spartacus à la rébellion des Zanj, toutes les révoltes d’esclaves de l’histoire de l’humanité ont échoué… sauf une.
Après la domination des colons français par les rebelles et deux invasions anglaise et espagnole, la France a aboli officiellement l’esclavage en 1794. En 1802, Napoléon revient sur le principe de la liberté générale et envoie une expédition reconquérir Saint-Domingue. Mais après plus d’un an de combats, l’armée expéditionnaire ne contrôle plus qu’une seule grande ville : Cap-Français (aujourd’hui : Cap-Haïtien). C’est dans les faubourgs de cette ville que se déroule la bataille de Vertières, ultime combat de la Révolution haïtienne.
Le dernier chapitre de la Révolution haïtienne s’écrit là où elle a débuté
Le général Donatien de Rochambeau commande les forces françaises. Les combats et la fièvre jaune n’ont laissé que 3 200 soldats sous ses ordres, alors que Napoléon en a envoyé 43 000 de France. Même en cas de victoire, il resterait isolé dans une colonie hostile puisque la marine anglaise, en guerre contre la France, bloque le port du Cap.
L’ancien esclave Toussaint Louverture, héros de la Révolution haïtienne, n’est pas présent à Vertières. Déporté en France en 1802, il a succombé à l’exil glacé du fort de Joux, dans le Doubs. C’est son second, Jean-Jacques Dessalines, qui commande désormais l’armée rebelle. Tout évoque néanmoins le héros absent.
Le champ de bataille jouxte la plantation Bréda du Haut-du-Cap, où Toussaint Louverture a vu le jour. L’armée rebelle est rassemblée sur la plantation Le Normant de Mézy, là même où les chefs esclaves se sont réunis pour planifier la grande révolte d’août 1791. Le dernier chapitre de la Révolution va s’écrire là où elle a débuté.
L’armée aux ordres de Dessalines comprend 15 000 hommes venus des provinces Nord, Ouest et Sud de Saint-Domingue. Beaucoup ont servi dans les unités coloniales françaises, anglaises et espagnoles. La plupart de ces Spartiates noirs marchent pieds nus et portent des uniformes déchirés. Ils savent vivre de peu et ont des armes et des munitions à foison. Douze années de combats ont aguerri jusqu’au dernier tambour. Ils savent que Napoléon a rétabli l’esclavage en Guadeloupe et qu’ils n’ont que deux options : la liberté ou la mort.
Le champ de bataille de Vertières est une plaine vallonnée, parsemée d’une douzaine de blockhaus, sortes de tours défensives dont l’étage abrite des pièces d’artillerie et plusieurs dizaines d’hommes. Comme les Français n’ont pas relié ces blockhaus par une palissade continue, il est possible pour un ennemi audacieux de se frayer un chemin entre eux. Mais le feu des blockhaus les protège mutuellement et il faut être brave pour tenter pareil coup.
Un lourd bilan pour l’armée rebelle
Quand la bataille commence, au matin du 18 novembre 1803, les généraux noir Henri Christophe et Jacques Romain se saisissent des mornes (collines) surplombant la ville du Cap, tandis que les principaux combats se concentrent sur les blockhaus de Bréda et de Vertières, où 300 Français forment le dernier rempart séparant l’armée rebelle de la ville. Laissant Bréda de côté, les rebelles se dirigent vers Vertières, mais le feu croisé des deux positions ouvre des trous béants dans leurs colonnes.
Des assaillants moins courageux auraient reculé, mais les soldats rebelles avancent sans faillir au son de leur chant de guerre : « Grenadiers, à l’assaut ! Ça qui mouri zaffaire à yo (« ceux qui meurent, c’est leur problème »). Gn’y a point papa, Gn’y a point maman ! »
Après trois assauts sanglants, les rebelles sont toujours bloqués devant Vertières. Dessalines ordonne qu’on capture une batterie française établie sur le morne de Charrier dominant le champ de bataille. Le chemin menant au morne passe juste devant Vertières, où il franchit un pont constamment balayé par la mitraille.
Dans un épisode resté célèbre en Haïti, l’officier rebelle François Capois-la-Mort dirige avec courage l’assaut sous les yeux du général français Rochambeau. Les rebelles parviennent à franchir le pont. Leurs efforts sont couronnés de succès quand une caisse de munitions explose à l’intérieur du blockhaus de Vertières. La route du Cap est ouverte.
L’armée rebelle, qu’on avait longtemps prise pour une bande d’esclaves pilleurs, a tenu son rang dans une bataille rangée contre les célèbres soldats de Napoléon, mais le coût a été à la hauteur de l’exploit. Les rebelles ont perdu environ 1 200 hommes et compté 2 000 blessés, contre 130 morts et 400 blessés pour les Français. Estimant qu’il s’est battu assez longtemps pour défendre son honneur, Rochambeau, assiégé dans la ville du Cap, négocie sa capitulation avec Dessalines.
Il a dix jours pour évacuer le Cap, mais il est capturé par la marine anglaise et envoyé en captivité en Jamaïque. Resté maître du Cap – et de la colonie –, Dessalines signe une déclaration préliminaire d’indépendance peu après la victoire. Une deuxième version, datée du 1er janvier 1804, marquera officiellement l’indépendance de la deuxième colonie des Amériques à obtenir sa liberté après les États-Unis. Elle donnera à Saint-Domingue un nouveau nom : Haïti.
A Lire – Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon : Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne, éd. les Perséides, 2013.
Source: L’Humanité [https://www.humanite.fr/] – Publié le 17 novembre 2023