LES DOSSIERS

Réflexions sur la démocratie, la mondialisation et les relations internationales

Source : Jean-François Thibault

La question de la démocratie suscite actuellement un important regain d’intérêt dans l’étude des relations internationales. En témoigne, par exemple, l’attention qui est accordée aux hypothèses de la paix démocratique et de la transition démocratique qui caractérisent l’environnement de l’après guerre froide et incitent à penser que la démocratie se porte relativement bien. Par-delà ce bel optimisme, sans doute convient-il de jeter un regard critique sur le contenu et la signification de cette démocratie et de s’interroger aussi sur les limites auxquelles les divers processus liés à la mondialisation la confronte aujourd’hui. Mis en contexte conceptuellement comme empiriquement, cet optimisme pourrait en effet se révéler beaucoup plus problématique qu’il ne semble l’être de prime abord, notamment car il masque le déficit politique dont souffre l’aménagement politique de l’espace mondial lui-même. C’est ce déficit politique que nous souhaitons explorer dans cet article à partir d’une réflexion critique relative à la place que la démocratie devrait occuper en relations internationales. Nous insistons alors sur la nécessité de s’interroger sur les conditions d’une pratique démocratique à réinventer de façon à ce qu’elle puisse prétendre être à la mesure du monde.

La question de la démocratie suscite depuis quelques années un important regain d’intérêt dans l’étude des relations internationales. Deux phénomènes retiennent tout particulièrement l’attention des chercheurs et témoignent ainsi de son importance grandissante. En premier lieu, ce regain est étroitement lié à la redécouverte et à l’exploration de l’hypothèse inspirée par le Projet de paix perpétuelle publié par Emmanuel Kant en 1795 selon laquelle les régimes républicains ne se feraient pas la guerre entre eux. En second lieu, ce regain est aussi largement tributaire des préoccupations entourant la « sortie des dictatures » que signale la tendance vers la transition démocratique de nombreux régimes de l’Est et du Sud. Ces phénomènes viennent aujourd’hui se greffer au triomphalisme d’inspiration néolibéral récemment popularisé, sous la thèse d’une fin de l’histoire, par Francis Fukuyama. Pour Fukuyama, en effet, dans la mesure où elle révélait « la nature de l’homme en tant qu’homme », la démocratie de marché constiturait un horizon que l’on ne pourrait désormais plus guère envisager de dépasser. Par conséquent et du point de vue des relations internationales cette fois, « l’axe principal d’interaction entre les États devrait être économique et les anciennes règles de la politique de puissance devraient perdre de leur importance. » (Fukuyama 1992, pp. 76 et 313; on consultera aussi Thibault 1995)

Si ces deux phénomènes et l’optimiste sur lequel ils reposent sont certes séduisants, s’ils s’offrent sans conteste comme une alternative sérieuse aux explications réalistes en terme de politique de puissance et s’ils poussent à célébrer les récents acquis de la démocratie sur la scène internationale, il n’en demeure pas moins que cette dernière semble aujourd’hui traversée par une profonde inquiétude qui incitent à demeurer vigilant (Elshtain 1993; Kaplan 1997; Labelle 1997; Maier 1994). Dans ces circonstances, non seulement convient-il de poser un regard critique sur le contenu et la signification de cette démocratie que l’on célèbre peut-être trop rapidement, mais il n’est pas inutile de s’interroger aussi sur les limites auxquelles les divers processus liés à la mondialisation la confronte de plus en plus ouvertement. Ainsi mis en contexte conceptuellement comme empiriquement, cet optimisme démocratique pourrait se révéler plus problématique qu’il ne semble l’être de prime abord. Car, ce que permet un tel optimisme qui s’exprime au travers des hypothèses sur la paix démocratique et sur la transition démocratique, c’est, d’une part, de renforcer l’hégémonie du discours néolibéral sur lequel ils reposent et, d’autre part, de masquer le déficit politique dont souffre pendant ce temps l’aménagement de l’espace mondial lui-même. C’est ce déficit politique qui pointe à l’horizon de la mondialisation que nous nous proposons d’explorer dans cet article en proposant l’amorce d’une réflexion critique sur le thème de la place de la démocratie en relations internationales. Un tel exercice nous semble nécessaire aujourd’hui car en persistant à garder dans l’ombre la question de l’aménagement politique de l’espace mondial, non seulement cet optimisme apparaît comme éminemment complaisant mais il contribue par ailleurs à entretenir l’illusion satisfaisante que la démocratie se porte de mieux en mieux alors même que plusieurs indices incitent au contraire à penser qu’elle a peut-être d’ores et déjà perdu pied.

Nous procéderons en trois étapes ici. Nous mettrons tout d’abord en évidence la nature des arguments entourant les hypothèses sur la paix démocratique ainsi que sur la transition démocratique et ferons valoir que ces arguments sont insatisfaisants car ils donnent une représentation généralement étroite de la démocratie qui éclaire ses seules dimensions procédurales et tend à écarter ses dimensions plus substantives qui furent précisément au coeur de son développement historique. Nous suggérerons alors que l’optimisme que véhiculent ces arguments dans le domaine des relations internationales n’apparaît pas le plus approprié pour réfléchir aux fondations politiques nécessaires pour faire face au caractère inédit des enjeux que soulèvent aujourd’hui les divers processus liés au phénomène de la mondialisation. Nous approfondirons ensuite l’analyse des conséquences qu’entraîne la prise en compte de ces processus liés à la mondialisation pour la théorie démocratique. Il ne s’agira pas de construire une représentation monolithique de la mondialisation à laquelle tout événement devrait être confronté, mais plutôt de préciser l’originalité fondamentale de ce phénomène qui n’est plus guère congruent avec les principales catégories à partir desquelles nous cherchons à rendre compte des relations internationales sur la base de ces deux hypothèses optimistes. Nous aborderons enfin le problème de la prise en charge politique des défis comme des enjeux entourant aujourd’hui ce phénomène. Nous évoquerons alors l’importance de poursuivre les réflexions sur ce thème et nous insisterons sur la nécessité de s’interroger sur les conditions d’une pratique démocratique à repenser, sinon même à réinventer, de façon à ce qu’elle puisse prétendre être à la mesure du monde.

Paix démocratique et transition démocratique

Largement dominée par les interprétations réalistes se représentant l’espace international comme anarchique et par conséquent comme peu susceptible de permettre un aménagement ordonné et durable (Waltz 1979; Grieco 1988), l’étude des relations internationales n’aura, de façon générale, accordé qu’une attention réduite aux solutions passant outre à l’expression plus ou moins brutale des rapports de puissance. Ainsi n’est-ce qu’à partir de la fin des années soixante-dix que s’articule une alternative reposant sur l’exploration du rôle souvent crucial que jouent à cet égard les institutions internationales (Krasner 1983) et ce n’est que quelques années plus tard que le thème de la « gouvernance sans gouvernement » est abordé et étudié de façon systématique (Czempiel et Rosenau 1992). Ici encore pourtant, l’État demeurera souvent le principal artisan de l’aménagement de cet espace international sans que ne soit cependant véritablement prises en compte ses caractéristiques domestiques proprement dites (on consultera néanmoins Katzenstein 1978; Putnam 1988). Nulle surprise dans ces conditions à ce que les discussions aient avant tout portées sur la priorité accordée par les États aux objectifs (individuel ou collectif) qu’ils poursuivaient ainsi qu’à leur hiérarchisation établie en fonction de leurs intérêts (relatif ou absolu) (Baldwin 1993).

Il faudra ainsi attendre la fin de la guerre froide en 1989 et surtout la disparition présumée de toute alternative sérieuse qui a suivi la désintégration de l’Union soviétique en 1991, pour que la nature du régime politique apparaisse enfin comme une variable de premier plan en matière de relations internationales et pour qu’une attention plus importante n’y soit en conséquence accordée (Evans, Jacobson et Putnam 1993). Deux thématiques de recherche, spécifiquement articulées autour de la nature des régimes politiques et portant sur la démocratie, préoccuperont dans ce contexte les chercheurs. D’une part, l’hypothèse selon laquelle les démocraties ne se feraient pas la guerre entre elles et donc qu’un ordre international pacifique regroupant des États démocratiques deviendrait de ce fait envisageable. D’autre part, l’hypothèse selon laquelle la transition des régimes autoritaires vers la démocratie serait selon toute vraisemblance une condition nécessaire au développement économique. Considérons brièvement l’une et l’autre hypothèse avant de nous pencher sur la représentation de la scène internationale qu’elles semblent toutes deux partager.

« Aussi proche d’une loi empirique qu’il est possible de l’être en relations internationales » (Levy 1988: p. 662), l’hypothèse de la paix démocratique repose sur une démonstration empirique largement documentée qui ne met pas tant en évidence le caractère pacifiste des démocraties – lesquelles font selon toute vraisemblance tout aussi souvent la guerre que les non-démocraties – que le fait qu’elles n’aillent généralement pas jusqu’à la guerre lorsque vient le moment de régler un différent ou un conflit d’intérêt l’opposant à d’autres démocraties (Gleditsch 1992; Maoz et Abdolali 1989; Maoz et Russett 1992; Russett 1993; Ray 1995). Trois propositions viennent conforter ces données empiriques et sont invoquées à l’appui de l’hypothèse de la paix démocratique. Premièrement, la participation des citoyens au calcul des coûts et des bénéfices d’une solution violente de même que les « incitatifs à la paix » auxquels sont confrontés les décideurs tendent à rendre peu séduisantes les aventures militaires ainsi que les actions ouvertement agressives qui risqueraient non seulement de porter atteinte au bien-être de leurs citoyens mais en plus d’avoir des effets négatifs sur leurs propres performances politiques. Deuxièmement, les contraintes institutionnelles – notamment la séparation des pouvoirs législatif et exécutif – et la complexité des processus de prise de décision tendraient, dans les systèmes démocratiques et pluralistes, à limiter l’autonomie et la marge de manoeuvre des dirigeants et donc les risques de débordements arbitraires d’autant plus que ceux-ci devraient convaincre l’opinion publique et obtenir l’aval d’une portion importante de la population. Troisièmement, la culture politique qui est celle des démocraties inciterait à rechercher une solution négociée transposant au niveau international les normes, les règles et les procédures reconnues comme valides sur la scène politique domestique et privilégiant la tolérance, la négociation de compromis et la recherche de consensus plutôt que la menace ou l’usage de la force.

Ainsi, dans la mesure où l’ensemble des démocraties seraient pour ainsi dire confrontées à la même situation domestique et où chacune d’entre elles serait parfaitement consciente de cette situation (Russett 1993: pp. 38-40), tous résisteraient à recourir à une solution violente qui risquerait d’être interprétée comme un échec de la diplomatie. D’autant plus que de façon générale les démocraties ont tendance à s’accomoder du statu quo et par conséquent à ne pas vouloir modifier trop radicalement les règles et structures de l’ordre international libéral tel qu’il s’est constitué durant l’après-guerre (Latham 1997). En effet, généralement « satisfaites » de l’ordre économique multilatéral qui est réputé plus stable qu’un ordre impérialiste (Brawley 1993) et profitant donc des effets bénéfiques associés au développement des relations commerciales (Oneal, Oneal, Maoz et Russett 1996), les démocraties seraient beaucoup moins susceptibles de s’engager dans des conflits internationaux qui sont par ailleurs de plus en plus coûteux (Rousseau, Gelpi, Reiter et Huth 1996). Ainsi les démocraties tendent-elles à former une communauté de sécurité informelle reposant sur leurs caractéristiques domestiques et au sein de laquelle le recours à la violence et à la guerre serait pour l’essentiel exclu.

Souvent appréhendée comme étant complémentaire à l’hypothèse de la paix démocratique, l’hypothèse de la démocratisation repose pour sa part sur une interprétation de l’actuelle troisième vague de transition démocratique qui, selon le président de l’observatoire politique Freedom House, aurait vu le nombre de démocraties passer de 30 en 1975 à 69 en 1987 et à 118 en 1997 (Karatnycky 1998: p. 7). Abritant plus de 60% de la population mondiale, la « révolution démocratique » (Plattner 1991; Rustow 1990) s’offrirait désormais comme « la seule alternative légitime et viable aux régimes autoritaires de toute sorte. » (Huntington 1991: p. 58; Diamond et Plattner 1993) Trois propositions tentent ici encore de rendre compte de cette crise de légitimité des régimes autoritaires et sont souvent utilisées pour supporter l’hypothèse d’une transition démocratique. Premièrement, confronté à un bouleversement de l’équilibre international et à l’importance croissante des idées néolibérales, plusieurs acteurs chercheraient à parer leur domination de l’appareil étatique de la légitimité que permet la démocratie et convergeraient vers le seul modèle faisant globalement consensus. Deuxièmement, le renforcement des sociétés civiles et des coalitions transnationales, l’impact grandissant des mouvements, associations et organisations non-gouvernementales et le développement de réseaux plus ou moins formels d’observateurs et d’activistes préoccupés du respect des droits de l’homme tendraient à discréditer les régimes autoritaires et encourageraient les dirigeants à assouplir l’emprise qu’ils exercent sur la société ainsi qu’à n’utiliser que les ressources sanctionnées dans le contexte de la démarche démocratique. Troisièmement, les disfonctionnements caractéristiques des régimes autoritaires – par exemple le patrimonialisme, la corruption, une structure économique reposant sur l’exploitation de rentes – contribueraient à augmenter l’insatisfaction des populations et à accroître la visibilité de l’opposition; ce qui, dans un contexte général qui tend à se détériorer, inciterait les élites politico-économiques à être beaucoup plus attentives aux pressions populaires et aux revendications qui sont alors exprimées.

Fortement encouragée par les efforts bilatéraux et multilatéraux visant à promouvoir mais aussi à surveiller le déroulement des élections (Stoelting 1992; Chand 1997), par l’importance croissante des systèmes de communication transnationaux qui accentuent le momentum dont jouit la démocratie et donc qui accélère les effets de diffusion régionaux (Jones 1994; Starr 1991) ainsi que par les pressions découlant du « Consensus de Washington » liant explicitement l’aide, les investissements et le soutien technique à l’abandon des solutions de type autoritaire (Williamson 1993), la transition vers la démocratie apparaît dorénavant comme une véritable panacée (Markoff 1994: p. 27) à laquelle il semble selon toute vraisemblance de plus en plus difficile de résister étant données les attentes de la communauté internationale (Franck 1992). D’autant plus qu’avec la fin de la guerre froide, les considérations stratégiques qui éclairaient jusqu’alors les relations entretenues par les États occidentaux avec nombre de régimes autoritaires (Halliday 1995) ont pour l’essentiel été reléguées à l’arrière plan au profit de considérations politiques et économiques accentuant l’importance d’une bonne gouvernance (Summers et Thomas 1993; Williams et Young 1994).

Bien qu’elles témoignent sans conteste du regain d’intérêt qu’exerce la question de la démocratie en matière de relations internationales et bien que l’optimisme qu’elles nourrissent résonnera jusqu’à la Maison blanche qui en aura fait une pièce centrale dans la construction de l’ordre international post-guerre froide (Carothers 1997), il semble cependant que ces deux hypothèses contribuent pour une part importante à limiter l’horizon de la démocratie et qu’elles concourent par conséquent à restreindre considérablement son rôle dans le domaine des relations internationales. La difficulté vient en effet de ce que ces deux hypothèses reposent sur une représentation minimaliste de la démocratie qui renvoie pour l’essentiel à l’établissement des règles formelles devant présider à la compétition politique consistant tout simplement à receuillir, selon l’expression de Joseph Schumpeter, « les votes du peuple » (Schumpeter 1984: p. 355; on consultera aussi Macpherson 1985: chap. 4). Règles qui seraient techniques et liées au processus électoral lui-même, dont la fonction principale consisterait ici à prémunir la société des risques de tyrannie, de despotisme ou de dictature découlant d’un environnement politique marqué par l’incertitude tout comme par l’impossibilité de maîtriser l’avenir immédiat et qui ne serait par conséquent pas parfaitement protégé contre lui-même (Hermet 1993: p. 23). Ainsi, pour l’une comme pour l’autre hypothèse, l’essence de la démocratie, ce sur quoi repose l’idée d’une paix démocratique et l’objectif visé par les transitions démocratiques, consiste donc en un dispositif juridique et institutionnel minimal favorisant la sélection concurrentielle des dirigeants politiques au moyen d’élection ouverte, libre et honnête et restreignant du même coup leur liberté de manoeuvre (Huntington 1991: p. 9; Sørensen 1993: chap. 1). Si une telle démocratie protège certes contre les risques de tyrannie – et tout particulièrement contre une tyrannie de la majorité–, elle contraint par ailleurs l’action de la société sur elle-même et la capacité ou l’autonomie que sont pourtant réputés posséder les citoyens à l’orienter dans une direction plutôt que dans une autre.

C’est pourquoi, au lieu de parler de démocratie et pour mettre en lumière les limites de la représentation réductrice sur laquelle ces hypothèses reposent, convient-il plutôt de parler ici de polyarchie. Élaborée, sur un mode théorique, par le politologue américain Robert Dahl qui clôt un long débat au cours duquel la conception maximaliste est écartée (Huntington 1991: chap. 1; Robinson 1996: pp. 50-51), l’idée de polyarchie suppose que les citoyens bénéficient d’opportunités satisfaisantes pour pouvoir formuler, exprimer et faire prendre en compte leurs préférences (Dahl 1971: p. 3). Ces opportunités, définies de façon instrumentale, portent sur la forme et non sur la substance de la démocratie qui est ici rejetée. De ce fait, en délaissant le contenu substantif ou maximaliste de la démocratie – à titre d’exemple la volontée du peuple ou le bien commun défini en terme de justice et d’équité sociale – la polyarchie ne prend pas tant en compte les préférences des citoyens eux-mêmes que les dispositifs permettant de sélectionner les dirigeants; lesquels dirigeants seront responsables du respect des préférences exprimées par les citoyens et devront éventuellement rendre des comptes démocratiquement.

L’une des plus importantes limites de cette représentation minimaliste de la démocratie vient de ce qu’elle semble en apparence dépourvu de dessein et qu’elle voile de ce fait les rapports de pouvoir portant sur le contenu de la démocratie. En adoptant une telle représentation, la question des inégalités et des injustices qui dans une perspective maximaliste semblent si importantes dans la mesure où la démocratie s’offre comme un moyen permettant de les confronter, apparaîssent pourtant comme étant non-pertinentes (Wood 1995: p. 213; Graf 1996). Faut-il véritablement se surprendre, dans de telles circonstances, à ce que la principale caractéristique de cette représentation minimaliste de la démocratie consiste à être congruente avec la stabilité socio-politique justement requise par le développement du capitalisme. En effet, selon Mancur Olson, les « conditions qui sont requises pour bénéficier de droits individuels nécessaires pour un développement économique maximum sont exactement les mêmes qui sont requises pour posséder une démocratie durable. » (Olson 1993: p. 572) Tout compte fait, ce qu’une telle démocratie minimaliste propose, c’est la « réification » pure et simple des « effets politiques du capitalisme » (Connolly 1995: p. 78); réification qui a pour principale conséquence de décourager la participation citoyenne et surtout d’encourager le cynisme et l’apathie sous toutes ses formes (DeLuca 1995; Putnam 1995).

Ainsi non seulement la démocratie – comme forme privilégiée de « bonne » gouvernance – permet-elle de légitimer plus facilement des décisions domestiques qui autrement seraient difficilement acceptables, mais elle limiterait par ailleurs les risques de voir émerger sur la scène internationale des États « renégats » désavantagés par les processus liés à la mondialisation et qu’un tel ordre néolibéral ne satisferait peut-être pas (Cox 1996b: p. 23). On se souviendra à cet effet du rapport sur la démocratie effectué pour le compte de la commission trilatérale (Crozier, Huntington et Watanuki, 1975) qui insistait sur la nécessité de reconstituer ce dispositif politique de façon à ce qu’il ne génère pas ses propres instabilités, fussent-elles domestiques ou internationales, et de manière à ce qu’il puisse garantir un contrôle social tout aussi efficace mais moins coercitif. Faut-il se surprendre, dans ces circonstances, de ce que ce dispositif politique, fonctionnant aujourd’hui sur la base de ces deux hypothèses aussi bien à l’interne qu’à l’externe, témoigne d’abord et avant tout de la capacité du discours néolibéral dominant d’imposer, sans reposer cependant sur la seule contrainte, une « direction politique » s’appuyant certes sur un apparent consensus, mais correspondant surtout à ses intérêts propres (consulter Gramsci 1978: pp. 380-382).. C’est, selon nous, précisément là que prend son sens le regain d’intérêt que suscite la démocratie dans l’étude des relations internationales: dans ce projet visant à consolider (à l’interne comme à l’externe) l’hégémonie néolibéral et à favoriser la désarticulation du compromis dans lequel le capitalisme se trouvait encastré – maintien de l’interventionnisme national et promotion du libre-échange international – dans le cadre de l’ordre économique international d’après-guerre (Ruggie 1982 et 1995)2. Si cette désarticulation peut, par exemple, prendre la forme d’une accentuation de l’internationalisation de l’État démocratique dorénavant investi de la seule fonction de transmettre la sévère discipline de marché et les exigences du capitalisme mondial (Cox 1987: pp. 253-267) – et par conséquent « forcé » de délaisser la poursuite de la croissance pour adopter plutôt une attitute compétitive favorisant la marchandisation de la société (Cerny 1990: chap. 8; Albo 1994) –, elle signale également une féodalisation du capitalisme consistant à accentuer la « privatisation du pouvoir politique » (Wood 1995: p. 40; consulter aussi Cutler 1995; Tosel 1995: pp. 78-79) avec comme conséquence directe une réduction significative de l’autonomie de l’État démocratique.

Nous verrons dans la prochaine section qu’une telle représentation minimaliste de la démocratie tend, dans ces circonstances, à limiter le cadre de référence pertinent pour discuter des effets de la mondialisation ainsi qu’à escamoter le déficit dont souffre l’aménagement politique de cet espace mondial lui-même. De telles hypothèses optimistes supposent en effet que l’État demeure toujours le principal maître d’oeuvre, alors même que de nombreux acteurs – notamment les acteurs économiques – échappent non seulement à la régulation des autorités nationales et internationales, mais forgent de ce fait un monde où l’État ne serait rien de plus qu’un acteur/partenaire parmi plusieurs autres3. Par conséquent, l’impact grandissant de ce double discours sur la « démocratie » et l’attrait incontestable qu’il suscite dans l’étude des relations internationales ne nous prépare guère à faire face aux importants défis que soulève d’ores et déjà la mondialisation. Le principal problème vient ici de ce qu’en persistant à garder dans l’ombre la question spécifique de l’aménagement politique de cet espace mondial, un tel discours contribue en réalité à entretenir l’illusion satisfaisante que la démocratie se porte de mieux en mieux partout dans le monde, alors même que plusieurs indices semblent au contraire indiquer qu’elle a peut-être d’ores et déjà perdu pied, y compris au sein de ces vieilles sociétés démocratiques qui, en Europe et en Amérique du Nord, tendent à être de plus en plus désenchantées (Hermet 1991).

Mondialisation, crise du politique et déficit démocratique

La mondialisation, sans doute est-ce un lieu commun que de le répéter ici, s’offre aujourd’hui comme l’un de ces phénomènes de première importance auxquels seraient confrontées l’ensemble des sociétés. De la révolution technologique en matière de communication à l’importance grandissante des flux et des réseaux transnationaux en passant par la diffusion et la convergence hétérogène des modes de vie de plus en plus hybrides et métissés, ainsi que par la prise de conscience des dimensions planétaires de nombreux problèmes et de plusieurs solutions, la multiplicité des processus liés au phénomène de la mondialisation s’offre en effet, pour un nombre croissant d’acteurs aussi bien individuel que collectif, comme l’expression d’une nouvelle échelle de référence sociale qui à bien des égards serait largement inédite et autour de laquelle s’articulerait et se recomposerait dorénavant la « texture » même de la vie quotidienne (Giddens 1996: p. 367). En dépit de la grande diversité d’expériences que recouvre cette expression et dont l’exploration systématique dépasse le cadre de cet article (consulter Keyman 1997; Scholte 1998a et 1998b), sans doute est-ce dans le domaine économique que se décline pour l’instant le plus significativement la mondialisation.

C’est en effet l’importance prépondérante des processus économiques – et particulièrement l’émergence d’une sphère financière qui en constitue le coeur dur (Chesnais 1997: p. 49) – qui donne son momentum au phénomène de mondialisation en imposant une matrice structurante et en apparence cohérente reposant sur une diffusion mondiale des mécanismes de marché qui seraient enfin libérés des contraintes et des interventions de nature politique. Que se soit par une accélération des échanges commerciaux de biens et de services, par une expansion des firmes transnationales globales, par une réorganisation et un éclatement de la production qui s’articule désormais sur une base mondiale, par une mobilité accrue du capital ou par un élargissement significatif de l’économie spéculative et des investissements immatériels d’où provient une part grandissante des profits, ces divers processus associés à la mondialisation reflètent une restructuration du capitalisme qui ne répondrait plus dorénavant qu’à sa propre finalité de marchandisation, d’accumulation du capital et de maximisation des profits.

A cet égard, bien que les niveaux d’intégration, d’interdépendance et d’ouverture des économies et des sociétés nationales ne comportent historiquement rien d’exceptionnel si l’on adopte un point de vue quantitatif (Gordon 1988; Hirst et Thompson 1996) et en dépit du fait qu’ils s’inscrivent dans l’histoire du développement des économies monde et des pulsions historiques du capitalisme, alléguer que la situation actuelle serait similaire à celle de l’Europe entre 1878 et 1914 et qu’elle n’offrirait par conséquent aucune véritable originalité ne permet pas de rendre justice à cette configuration particulière que prend aujourd’hui le capitalisme mondial. Aussi, prétendre dans une perspective néolibérale que la mondialisation – ou encore l’internationalisation puisque les deux termes sont souvent utilisés indistinctement l’un de l’autre – ne témoignerait que d’un accroissement des flux de biens et de services et qu’elle ne signalerait par conséquent rien de plus qu’une tendance marquée à l’approfondissement des interpénétrations comme des interconnections et donc à l’accentuation de l’exposition et de l’interdépendance entre les États semble, à bien des égards, passer à coté de la question (Keohane et Milner 1996).

A contrario d’une telle représentation, il semble que l’originalité de la mondialisation et de la transformation du capitalisme qui lui est étroitement liée, proviennent justement d’une modification de nature qualitative plutôt que quantitative. Cette modification qualitative est traduite par l’idée d’une compression (Harvey 1989) comme d’une distanciation (Giddens 1994) du temps et de l’espace sur lesquels s’appuie ce mode spécifique et à bien des égards inédit de fonctionnement du capitalisme. Ontologiquement distinct de la simple juxtaposition des territoires économiques nationaux qui commerçaient et échangeaient les uns avec les autres, cette transformation du capitalisme suppose en effet la constitution d’un méta-niveau « transcendant » les frontières, bouleversant de ce fait les repères spatiaux et temporels qui permettaient jusqu’à tout récemment d’en rendre compte (Rosow 1994) et rompant donc avec les pratiques d’ouverture, de traversée ou encore d’agrégation des territoires nationaux qui sont associées au concept d’internationalisation (Scholte 1997: p. 431; Cerny 1996: pp. 620-624).

Il s’agit donc beaucoup moins ici de célébrer l’émergence physique d’un marché homogène qui serait par définition ouvert, univoque ainsi que mondial et qui marquerait ce que Richard O’Brien caractérisait comme la « fin de la géographie » (O’Brien 1992) que de mettre en évidence et ce faisant de tenter de rendre raison de l’emprise croissante d’un principe métaphysique directement associé à la logique du capitalisme; lequel principe suppose justement l’existence d’un espace-temps au sein duquel des standards et paramètres uniques s’appliqueraient et structureraient par nécessité la pratique des agents indépendemment de toutes autres considérations et tout particulièrement de celles liées à l’intervention des autorités publiques. C’est donc la « forme » par laquelle le monde devient « unifié » sous l’emprise d’un tel principe métaphysique qui nous importe ici plutôt que le fait que ce monde serait, dans une perspective fonctionnelle par exemple, conduit à une intégration physique croissante (Robertson 1992: p. 51). Si cet espace-temps de la mondialisation, que dominent actuellement les processus économiques, est certes celui du marché autorégulé occupant une position privilégiée, il est aussi et surtout celui de ce marché autorégulé qui demeure, selon la formule utilisée dans d’autres circonstances par Michel Foucault, d’abord et avant tout de l’ordre du discours. Ainsi la véritable originalité à laquelle renvoie le phénomène de la mondialisation – originalité qui la distingue des représentations en terme d’internationalisation – provient-elle d’une émancipation dont le principal effet est disciplinaire, dans la mesure où elle rend possible un contrôle de la circulation et de la production du discours et définit de ce fait les frontières qui président à la constitution des règles du jeu (Foucault 1971: p. 37; Cerny 1996: p. 620; consulter aussi Laïdi 1998).

C’est dans ce contexte de circulation et de production du discours sur la mondialisation qu’interviennent les arguments éminemment rhétoriques relatifs au déclin de l’État qui, n’étant plus guère en mesure de maîtriser une dynamique qu’il aura par ailleurs lui-même contribué à encourager ou à favoriser (Fudge et Glasbeek 1997; Helleiner 1995a et 1995b; Sassen 1996), verrait finalement sa souveraineté remise en question. De tels arguments exposant les limites économiques de la politique moderne ne sont pas en soi nouveaux. En effet, dès le dix-septième siècle et tout particulièrement au dix-huitième siècle, les États commerciaux y furent confrontés alors que se posait la question de savoir si le libre-échange sapait ou non leurs fondations politiques (Hont 1994: p. 170 et 1990). Qui plus est, l’indépendance et l’autonomie dont se réclame l’État n’auront sans doute jamais été si totales qu’on ne le suppose quelques fois et celui-ci se verra fréquemment imposer divers compromis (Krasner 1995/96). Aujourd’hui pourtant, l’État apparaît plus que jamais incongru sinon même tout à fait obsolète car l’essentiel de son intelligibilité ainsi qu’une part importante de sa cohérence, qui reposaient spécifiquement sur un ancrage spatio-temporel, semblent profondément ébranlés. Piègé par un tel héritage (Agnew 1994), l’État n’aurait d’autre choix que de s’ajuster et de s’adapter à cette nouvelle réalité, selon des règles qui lui seraient dictées par le marché. Le principal problème que soulève un tel discours sur le déclin de l’État ne vient pas tant de ce qu’il s’inscrit parfaitement dans le cadre de ce discours optimisme visant à limiter l’autonomie de l’État dans ses fonctions économiques, que de ce qu’il encourage l’émergence du rôle répressif de l’État qui serait dès lors « accepté comme offrant la seule solution permettant d’éviter l’effondrement pur et simple des institutions publiques. » (Evans 1997: p. 64)

Dans ces circonstances, ce n’est pas tant l’État comme chef d’orchestre « responsable de fournir les infrastructures, de socialiser les risques et d’encourager la coopération » (Weiss 1998: p. 7) qui est en jeu que cette forme particulière d’État – tout à la fois tutélaire, producteur et providentialiste – qui s’est articulée dans le cadre du compromis d’après-guerre et qui a produit l’âge d’or du modèle fordiste. Bien plus qu’à un déclin de l’État dont l’autorité en matière économique tendrait à s’évaporer pour être partiellement récupérée par d’autres acteurs institutionnels liés au marché autorégulé (Strange 1996: p. 14), nous assistons donc à une transformation significative de la façon dont doivent dorénavant être envisagés aussi bien son rôle que ses fonctions de régulation sociale et de gestion keynésienne du capitalisme qui ne sont plus orientées vers l’idée, constitutive de l’État-providence, de solidarité collective que vers l’affirmation des conditions rationnelles élémentaires présidant au bien-être individuel (Beauchemin, Bourque et Duchastel 1995). Ici, les prémisses de l’orthodoxie micro-économique relatives à la rationalité atomiste et à l’intérêt égoïste des agents économiques qui inspirent le discours néolibéral sont invoqués comme devant s’appliquer aussi bien « aux revendications politiques des citoyens, qu’à l’action des politiciens et des décideurs, qu’au comportement des bureaucraties et, de façon plus générale, à l’action des États. » (Grindle 1992: p. 44) Ce que signale donc ce discours néolibéral, c’est la domination d’une représentation négative ou résiduelle du politique qui en réduit la prééminence et en limite l’autonomie (Guéhenno 1993: chap. 2). En effet, si l’État – et les interventions que lui seul est en mesure de faire – demeure un instrument important dont le capitalisme a encore aujourd’hui un besoin vital, notamment pour assurer la stabilité de cette phase de transformations, les autorités publiques ne seraient néanmoins plus à même de décider, comme ils purent prétendre le faire historiquement, de l’ordre du jour des priorités nationales. Pour la première fois de son histoire, le discours sur l’organisation capitaliste de la vie en commun semble atteindre sa pleine maturité et être en mesure de tendre à l’universel (Wood 1997) comme de s’émanciper de toute forme d’encastrement socio-politique.

En vidant ainsi le territoire national d’une part importante de sa substance comme d’une dimension significative de sa cohérence, ce discours a comme principal effet de contribuer à dépolitiser la mondialisation et à imposer un lien marchand là où auparavant il y avait bien souvent un lien de nature politique démarchandisant justement les rapports sociaux (Noël 1996: p. 7). En effet, dans la mesure où l’ensemble des catégories à partir desquelles nous cherchons à rendre raison de notre vie en commun ont comme point de repère et comme principal support symbolique un territoire circonscrit autour duquel la vie en commun s’articule, les débordements induits par les processus liés à la mondialisation tendent à miner un tel territoire et risquent également d’entraîner une dépolitisation par défaut découlant de ce que notre vocabulaire et notre grammaire politique ne seraient plus appropriés pour faire face aux défis que ces débordements représentent. Atteint dans sa structure la plus profonde, l’imaginaire conceptuel et théorique à partir duquel nous parvenions jusqu’alors à ordonner nos réalités sociale, politique et économique ne semble en effet plus en mesure de rendre raison, d’une façon qui soit satisfaisante, de la constitution sui generis de ce méta-niveau transcendant les frontières mais auquel ne correspond cependant pas, et là semble être le principal problème, de territoire (Drainville 1995: p. 56). Plutôt qu’à un déclin de l’État en tant que tel, la mondialisation nous confronte aujourd’hui à une véritable crise du politique dont les répercutions pour la démocratie apparaîssent tout à fait significatives car cette dernière représente l’une des principales catégories à partir desquelles s’organisèrent et se constituèrent jusqu’à aujourd’hui nos pratiques politiques (Walker 1988: p. 136).

En effet, parce qu’elle repose sur un territoire politiquement structuré qu’elle se donnera comme fonction d’organiser, la démocratie ne peut finalement qu’être concernée par ces divers processus liés à la mondialisation dont le principal effet semble être de priver la collectivité des citoyens de son pouvoir sur elle-même et sur sa destiné. Pouvoir dont cette collectivité citoyenne bénéficiait jusqu’alors et que, en tant que réalité « coextensive à la plus petite entité humaine autosuffisante » (Taylor 1998: p. 93), l’État était pour ainsi dire chargé de médiatiser (Thuot 1994: p. 95). Dans de telles circonstances, le pouvoir de la collectivité citoyenne est tout compte fait directement proportionnel à celui de l’État (Connolly 1995: p. 131). En limitant l’autonomie de l’État et en réduisant en outre la prééminence du lien politique, la mondialisation force ainsi à revoir les modalités par lesquelles une communauté citoyenne démocratique pouvait orienter l’action de l’État en fonction de certains objectifs collectifs plutôt qu’en fonction de quelques intérêts oligarchiques et, potentiellement du moins, égoïstes. Si le défi posé par la mondialisation porte d’abord et avant tout sur l’avenir de la démocratie profondément enracinée au sein de ces territoires nationaux qui lui auront permis de se mettre en place à partir de la fin du dix-neuvième siècle, il n’y est cependant pas, loin s’en faut d’ailleurs, limité. En réalité, au-delà des seuls acquis de la démocratie qu’il s’agirait de préserver, le déficit démocratique et la véritable crise du politique qu’il révèle peut-être4 suggèrent qu’existe également un important vacuum dans l’aménagement de ce méta-niveau transcendant qui s’organise au travers de la mondialisation.

En témoigne par exemple, l’importance de cette nébuleuse de potestates indirectae qui visent à gouverner ce méta-niveau, sans quelques fois même se soucier des préoccupations des États (Underhill 1995). S’articulant au travers d’organisations publiques telles l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fond monétaire international (FMI), la Banque mondiale (BM), la Banque des règlements internationaux (BRI), le G-7/8 ou encore par l’intermédiaire d’organisations privées telles les conférences Bilderberg, la Commission trilatérale, la Société du Mont Pélerin, le forum économique de Davos, cette nébuleuse fixe « le discours au sein duquel les politiques sont articulées » et circonscrit ainsi les bornes « de ce qui peut être pensé et ce qui peut être fait » (Cox 1996a: pp. 301-302). Non seulement ces potestates indirectae n’ont de façon générale aucun compte à rendre à qui que se soit et ne sont donc ni responsables ni imputables d’un point de vue politique, mais cette nébuleuse contribue par ailleurs à réduire l’importance des acteurs et des institutions démocratiques elles-mêmes. Notamment en augmentant le pouvoir de ceux – tel les dirigeants des banques centrales et les ministres responsables des questions financières – qui entretiennent des contacts étroits avec ces organisations ou encore en limitant le pouvoir de ceux – tels les élus et les ministres responsables des questions sociales – qui entretiennent le moins de contacts avec ces organisations, niant de facto le contenu substantif de la démocratie (Cox 1996a: p. 302).

Ultimement, la question qui se pose est donc la suivante: « est-ce que le principe de légitimité démocratique peut toujours être invoqué quand l’ordre international est structuré par des agences, des organisations, des associations et des compagnies sur lesquelles les citoyens n’ont pas ou peu de contrôle et au regard desquelles ils ont donc peu de bases pour signaler un (dés)accord » (Held 1995: p. 136)? L’optimisme néolibéral, qui repose sur les effets combinés de l’hypothèse de la paix démocratique et de la transition démocratique ainsi que sur une représentation pour le moins limitée de la mondialisation, apparaît dans ces circonstances fragile et met clairement en évidence l’importance qu’il y a aujourd’hui à dépasser une représentation des relations internationales reposant sur les seuls États ainsi qu’une discussion de l’intérêt de la démocratie s’en tenant au seul espace national. Par conséquent, il demeure probablement insuffisant de poursuivre la seule domestication des institutions internationales passant par une démocratisation des relations de bon voisinage entre les États et qui s’offrirait comme la contrepartie internationale des règles gouvernant les régimes démocratiques nationaux (Commission on Global Governance 1995: p. 66; Keohane 1998). Beaucoup trop d’éceuils se dressent en effet au sein même de la structure de ces institutions pour qu’une réforme en profondeur ne soit envisageable et pour qu’elle soit surtout entièrement satisfaisante.

Une part du problème vient de ce que cet espace transcendant que tend à constituer aujourd’hui l’économie mondiale n’a pas encore d’équivalent social et politique. Par conséquent, les discours cherchant à rendre raison de l’importance de ces équivalents sociaux et politiques peinent le plus souvent à se faire entendre et se heurtent par ailleurs fréquemment à une profonde incrédulité. C’est pourquoi, comme le soulignait récemment André Drainville, il importe tant de parvenir à penser et à se représenter cet espace (économique) transcendant comme étant également un espace social et un espace politique (Drainville 1995: p. 70) auquel il s’agira de donner un statut. Une discussion sur la place de la démocratie au-delà de l’horizon néolibéral pourra, selon toute vraisemblance, contribuer à un tel projet.

Repenser une démocratie à la mesure du monde

L’idée selon laquelle la scène internationale devrait faire l’objet d’une démarche démocratique qui ne repose pas, comme cela semble être le cas, sur la seule aggrégation des attributs propres aux régimes démocratiques territorialement circonscrits, n’est pas inédite. En réalité, l’un des tout premiers débats ayant marqué l’institutionnalisation de la discipline des relations internationales durant l’entre-deux-guerres portait précisément sur l’exploration de cette idée de démocratie internationale: sur la nature du problème posé par cet espace international lui-même, ainsi que sur les conditions permettant d’envisager une solution démocratique (consulter par exemple Cecil 1934; Thomson 1937; Zimmern 1930. Voir aussi Bonanate 1995)5. Aujourd’hui, si la question reprend certes toute son actualité et si plusieurs chercheurs y consacrent une part importante de leurs réflexions, elle demeure néanmoins plus que jamais confrontée à la dénégation radicale que lui oppose toujours la discipline des relations internationales (Gilbert 1992: p. 9).

Comme nous l’avons indiqué précédemment, l’argument consiste alors à prendre prétexte du caractère anarchique de l’espace international pour ensuite mettre en évidence les difficultés consistant à aménager un tel ordre que ne chapeauterait pas une source unique d’autorité. Vouloir que se greffent à un tel espace anarchique, présumément vide de tout véritable contenu social, des éléments de légitimité démocratique supposerait par conséquent que soit instauré un gouvernement mondial. En matière de relations internationales, cette possibilité apparaît cependant invraisemblable car elle relève de l’application naïve d’un raisonnement analogique largement contesté (Suganami 1989) et qui se révèle de ce fait non seulement sans grand intérêt d’un point de vue théorique mais aussi, et d’un point de vue pratique cette fois, potentiellement dangereux (Zolo 1997). Par conséquent, il devient très difficile sinon même tout à fait illusoire d’envisager la mise en place d’un espace « du sens et du dessein partagés » (Dunn 1993: p. 96) qui, dans sa configuration même, reflèterait une préoccupation démocratique. Notons néanmoins ici que non seulement un tel argument sceptique et profondément désabusé, qui est fort répandu dans la discipline des relations internationales, ne fait que peu de cas de ce que l’État territorial lui-même a un jour été crée de toutes pièces et qu’il a par conséquent d’abord dû être pensé et défendu contre plusieurs autres alternatives institutionnelles (Spruyt 1994), mais il tend de plus à négliger le fait que ce même État, comme support nécessaire de l’actuel art de gouverner, est une figure récente et que durant de nombreux siècles un tel art ne sera pas rattaché à une fonction souveraine proprement dite (Senellart 1995).

Cette nouvelle réalité, qui est celle de l’État territorial souverain et qui nous semble si naturelle aujourd’hui – à tel point d’ailleurs que l’éventualité de sa disparition soulève de nombreuses inquiétudes –, s’organise en effet à partir des seizième et dix-septième siècles en grevant la quasi-totalité des catégories à partir desquelles les hommes rendirent jusqu’alors raison du politique. Machiavel, Bodin, Hobbes et Locke, entre autres, s’offrent ici comme les principales figures de ce renouvellement de la pensée politique et ils contribueront à introduire, à développer et à articuler ces catégories qui nous semblent si familières mais qui consacrèrent alors une profonde rupture. C’est à partir de cette nouvelle réalité que dût finalement être repensée l’idée de démocratie qui, pendant plus de quinze siècles, avait été éclipsée. Le modèle antique ou athénien, le seul dont nous ayons conservé la mémoire, qui éclairait toujours nombre de réflexions aux dix-septième, dix-huitième et même au dix-neuvième siècles, apparaîtra en effet comme étant inadéquat, sinon même obsolète, dans la mesure où la participation directe des citoyens qui le caractérisait ne s’accorderait pas avec la nature et la taille des « communautés » nationales se consolidant alors (Resnick 1997: p. 18). Aussi bien le nombre et le caractère des citoyens que la forme même que prendra alors l’exercice du pouvoir interdiront en effet de simplement reproduire tel quel une solution qui évoquait par ailleurs fréquemment, dans l’esprit des Modernes, le désordre et l’anarchie. C’est sur ce fond de rejet que se recompose l’idée de démocratie et que la notion de représentation indirecte du peuple se substitue à celle de participation directe du peuple qui éclairait le modèle antique. Ainsi s’inverse donc le sens technique de la démocratie qui désignera dorénavant un gouvernement représentatif plutôt qu’un autogouvernement (Rosanvallon 1993: p. 15).

C’est ce modèle de démocratie représentative, repensé de telle façon qu’il concorde avec les impératifs de l’État territorial souverain auquel correspondra par ailleurs une conception homogénéisante de l’identité citoyenne, qui semble aujourd’hui menacé (Alonzo 1995) et qu’il s’agit de repenser à nouveau, en ayant cette fois à l’esprit cet espace transcendant qui s’organise autour du principe de marché autorégulé dont il convient de penser les dimensions sociale et politique. Repenser la démocratie pour en réinventer une qui puisse prétendre être à la mesure du monde et qui soit plus appropriée pour affronter les contraintes qui limitent aujourd’hui les possibilités d’un « vivre ensemble dans la liberté » (Dunn 1993: p. 94). C’est pourquoi les hypothèses de la paix démocratique et de la transition démocratique, qui sont si chères à l’étude des relations internationales, n’offrent ici que des perspectives très limitées qui ne permettent pas une véritable prise en charge démocratique des défis auxquels nous confrontent aujourd’hui le phénomène de la mondialisation. En réalité la démocratie, telle qu’elle est défendue dans sa version minimaliste, c’est-à-dire comme un simple appendice favorisant et stabilisant les avancées de l’économie de marché, n’encourage pas une pratique positive « de la liberté » qui aille au-delà d’un simple garde-fou de type négatif limitant tout au plus le pouvoir de l’État (Berlin 1990: chap. 3). Paradoxalement, en prétendant viser l’État, ce sont surtout ses qualités démocratiques qui sont atteintes entraînant l’apparition d’un État de droit qui peut néanmoins demeurer non-démocratique et dont la caractéristique essentielle consiste à circonscrire la légitimité des citoyens à décider de leur avenir avec comme conséquence directe l’accentuation de ce sentiment d’impuissance que nous éprouvons individuellement aussi bien que collectivement face aux forces impersonnelles et invisibles qui semblent désormais gouverner nos vies.

Ici, l’histoire pour le moins ambigüe du développement en parallèle de la démocratie représentative et du libéralisme économique et l’histoire des importantes contraintes que ce dernier imposera historiquement à la première prend tout son sens (Beetham 1992; Holden 1988: chap. 1). Non seulement une telle histoire pointe en direction d’une tension que les effets secondaires négatifs de la mondialisation – notamment ses effets socio-économiques – éclairent aujourd’hui d’une lumière crue, mais elle signale selon toute vraisemblance une impasse surgissant de ce qu’on ne peut plus guère envisager de soulager cette tension sur la seule base de la démocratie représentative territoriale qui semble tout à la fois trop essouflée, déficiente et lacunaire; cela alors même que le libéralisme économique qui l’a historiquement accompagné retrouve pour sa part une nouvelle assurance qui donne du relief aux critiques que l’on adresse depuis deux siècles à la démocratie, notamment dans le monde anglo-saxon (Roper 1989). D’où l’importance de chercher aujourd’hui à repenser une pratique de la démocratie – et partant une représentation de ce que devrait être la communauté démocratique – qui puisse correspondre à la forme par laquelle l’espace mondial devient unifié.

Pour une part significative, cette démarche place au premier plan les interrogations sur le caractère que devrait aujourd’hui prendre l’idéal-type polanyien du « contre-mouvement » qui est celui d’une société résistant à la dislocation entraînée par l’extention de la sphère de marchandisation; laquelle mettrait en jeu les fondements qui lui auraient tout d’abord permis de se développer (Polanyi 1983: p. 179). C’est de ce contre-mouvement qu’il s’agit de rendre raison ici en insistant plus particulièrement sur l’importance cruciale que devrait jouer, dans un tel contexte de résistance, une pratique de la démocratie qui, dans sa version néolibérale, semble plus participer du problème lui-même que de sa solution. Une telle pratique renouvellée de la démocratie exigera donc une démarche visant à repenser de fond en comble ses assises aujourd’hui bousculées et ses racines territoriales.

En effet, la première exigence que devra satisfaire cette pratique renouvellée de la démocratie consiste à rompre avec une représentation qui liait le politique à un territoire. A cet égard, la démocratie qu’il convient d’envisager devra parvenir, dans sa mise en forme symbolique même (Lefort 1986: pp. 20 et 257), à accommoder une multiplicité d’espace et de lieux, recouvrant des réalités (aussi bien particulières, qu’universelles) en apparence fort distinctes les unes des autres et correspondant donc à autant d’éléments, de structures, d’entités, de déterminations ou de dimensions qu’elle devra en fin de compte parvenir à coloniser. Étroitement liée à cette première exigence, la deuxième exigence est cette fois relative à la notion de citoyenneté qui se trouve directement affectée par cet éclatement des repères identitaires qui lui donnaient jusqu’à présent son sens. Ici une pratique démocratique demandera non seulement à ceux qui y participent qu’ils parviennent à concilier de nombreuses identités aussi bien individuelles que collectives – qui quelques fois pourront s’opposer où être contradictoires et qui dans la plupart des cas n’entretiendront pas de rapports nécessaires – mais elle suppose de plus qu’il soit effectivement possible de concevoir et d’articuler, sans soulever des tensions qui seraient insupportables, des droits, des devoirs et des responsabilités correspondants à une telle pluralité. Enfin, la troisième exigence auquel est confronté un tel projet de renouvellement pose la question cruciale de l’expression constitutionnelle permettant de soutenir et de supporter cette mosaïque sans risquer, au moindre soubresaut, de retomber dans une position instable qui pourrait s’avérer être une menace pour la démocratie. Les architectes et concepteurs de cette infrastructure démocratique devront ainsi parvenir à équilibrer les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire de façon à ce qu’aucune institution ne parvienne à s’arroger une quelconque suprématie mais aussi de manière à ce qu’aucun groupe ne puisse non plus exerçer un contrôle qui soit assez important pour pouvoir paralyser l’ensemble.

Bien que la tâche consistant à repenser une telle pratique de la démocratie qui soit adaptée aux défis auxquels nous confronte de façon pressante la mondialisation soit colossale et bien qu’il ne faille donc pas en sous-estimer l’ampleur, refuser sous ce prétexte – ou sous celui supposant qu’une telle tâche est d’ordre normatif et qu’elle n’offre pas assez de pistes concrètes – de l’entreprendre n’est sans doute pas la solution la plus appropriée. D’autant plus que l’aménagement et la régulation de cet espace transcendant semblent d’ores et déjà amorcés, comme en témoignent les efforts des représentants des principales Banques centrales travaillant au sein de la BRI pour réduire les risques de crise financière, la récurrence du thème d’un « directorat global » lors des dernières rencontres du G-7/8 ou encore les récentes négociations avortées autour de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) au sein de l’OCDE. Dans tous les cas l’objectif de ce contre-mouvement d’inspiration néolibéral plutôt que démocratique (Helleiner 1995b) consiste à prendre l’initiative d’encadrer et de réguler, sur un mode opérationnel qui demeure minimaliste et qui vise à assurer une plus grande stabilité, l’expansion de la métaphysique du marché; cela, dans le seul but de prévenir la trop vaste dislocation du tissu social que cette expansion est, comme ils le reconnaissent eux-mêmes sans cependant l’avouer trop ouvertement, susceptible de provoquer (Ó Tuathail, Herod et Roberts 1998).

Toute colossale qu’elle soit, cette tâche apparaît donc encore plus urgente lorsque l’on prend conscience du fait que le principal problème ne réside sans doute déjà plus dans une interrogation visant à déterminer si, oui ou non, nous devrions mettre en place une gouverne de type globale, mais il consiste bien au contraire à préciser sur qui et sur quelle base une telle gouverne devra finalement reposer (Frankman 1997: p. 203). Le risque est grand en effet de voir s’imposer– pour ainsi dire par défaut – une forme de gestion tutélaire (guardianship), produite par les États qui demeurent toujours des opérateurs de premier plan mais au profit de divers groupes, qui aurait comme principale conséquence de travestir la délégation de pouvoir médiatisée par l’État en une forme déguisée d’aliénation (Dahl 1989: p. 321)6. A ce risque, il convient d’ajouter la traversée d’un moment critique puisqu’il s’agira de reconnaître que la démocratie telle que nous la pratiquons n’est peut-être plus adaptée à la réalité de cet espace transcendant que la mondialisation a initié. Comme le remarque William E. Connolly, ce moment sera sans doute à l’origine d’une importante source d’anxiété qui surviendra lorsqu’il s’agira d’élire des représentants qui devront admettre l’inefficacité même du gouvernement qu’ils souhaitent par ailleurs diriger, contribuant ainsi à vider de son sens une pratique de la démocratie qu’ils demanderont néanmoins aux électeurs de perpétuer en exerçant, comme si cela importait peu, leur devoir de citoyen (Connolly 1991: p. 217).

Poser la question d’une démocratie qui serait à la mesure du monde ne présume pourtant pas que l’on soit capable d’y répondre immédiatement. À cet égard, sans doute est-il prématuré de penser pouvoir offrir ici un tableau détaillant la forme et le caractère que devrait prendre une telle pratique renouvellée de la démocratie. Devrait-elle avant tout s’organiser sur une base locale qui est en apparence plus propice à l’action directe (Dagnino 1993), ou développer de préférence des réseaux et stratégies d’action reposant sur une base explicitement globale (Wapner 1996)? Devrait-elle adopter une structure de type fédéraliste imbriquant les uns dans les autres plusieurs paliers ou échellons intermédiaires (Frankman 1997), refléter une stratégie cherchant à maximiser les « utilités » gouvernementales et supposant donc qu’un gouvernement mondial est le mieux à même de les satisfaire (Goodin 1995), ou s’articuler plutôt selon une logique fonctionnelle reflétant diverses activités ou enjeux de nature spécifique, tel l’environnement (Dryzek 1995)? Devrait-elle s’aménager dans le cadre d’institutions multilatérales plus ou moins formelles telles les régimes internationaux (Samhat 1997), ou s’insérer dans une logique plus informelle s’appuyant sur la densité croissante prise par la société civile globale (Sakamoto 1997)? Devrait-elle reposer sur une dispersion horizontale de l’autorité (Pogge 1992) ou à l’inverse sur une concentration verticale de l’autorité (Segall 1990)? Devrait-elle enfin correspondre à un idéal communautarien découlant d’un horizon collectif de l’action (Burnheim 1985) ou être au contraire le reflet d’un dessein cosmopolitique reposant sur l’affirmation de l’autonomie des individus (Held 1995)?

De part leur nature même, ces interrogations éclatent dans toutes les directions illustrant ainsi, et sans doute mieux qu’une discussion trop abstraite ne saurait elle-même le permettre, que la difficulté porte en fin de compte sur l’un des principaux paradoxes que nous a légué l’imaginaire politique moderne: celui du mystère de la fondation des corps politiques, et, partant du fondement de la démocratie qui, parce qu’on la souhaite antérieure à l’acte par lequel ceux-ci se trouvent fondé, signale une aporétique ou une situation indécidable que l’on ne peut pas éliminer et qui porte tout à la fois les germes de sa propre naissance comme de sa propre fin appellant ainsi son nécessaire re-commencement sous la forme d’une fondation qui serait sans cesse à refaire (Derrida 1994). C’est pourquoi avant même de chercher à préciser les principaux paramètres à partir desquels on pourrait envisager d’instaurer une pratique de la démocratie qui se voudrait à la mesure du monde et qui succèderait ainsi aux tensions de plus en plus fortes qui traversent la démocratie territoriale, il importe somme toute de fonder – et partant de parvenir au préalable à le penser et à se le représenter – l’espace socio-politique qui sera en mesure de la supporter. Car, c’est précisément là, dans cette difficulté que nous éprouvons à concevoir – sur un mode dépassant la simple déclaration de principe – cet espace transcendant, qu’achoppe aujourd’hui la pensée politique et la théorie des relations internationales.

Conclusion

Antique ou moderne, la démocratie s’est de façon générale tout à la fois articulée contre la tyrannie ou contre le despotisme. Dans ces circonstances, et comme l’illustre clairement la distinction entre démocratie directe (antique) et démocratie représentative (moderne), c’est selon toute vraisemblance sa dimension substantive plutôt que sa forme particulière qui fit toute la différence. Non pas que la forme soit sans importance. Le débat, vieux de plus de 2 500 ans, portant sur la façon (tirage au sort ou élection) de choisir les dirigeants témoigne bien de ce que la forme de la démocratie n’est pas qu’un problème renvoyant à des considérations techniques et qu’elle soulève concrètement des questions capitales quant au sens même de la démocratie Après tout, n’est-ce pas cette dimension formelle de la démocratie, qui porte sur les dispositifs permettant de sélectionner les dirigeants, qui est au coeur du mécanisme de protection légale et procédurale qui rend possible une pratique plus substantive de la démocratie. Pourtant, l’originalité de la démocratie, ce sur quoi repose cette part substantive, tient sans doute beaucoup plus à ce pouvoir que se donnent les hommes de décider collectivement de leur avenir en agissant ainsi sur eux-mêmes, qu’à ses seuls aspects formels.

Aujourd’hui pourtant, cette dimension substantive que recouvre aussi l’idée de démocratie est le plus souvent écartée au profit de la célébration de ses seules dimensions formelles qui s’offriraient comme une condition suffisante permettant d’unir ensemble les hommes et les nations. Comme nous avons cherché à le montrer dans ce texte, les hypothèses de la paix démocratique et de la transition démocratique participent explicitement d’un tel optimisme qui nous apparaît aujourd’hui déplacé. En effet, bien que cet optimisme soit fort séduisant, il semble cependant insatisfaisant car il célèbre en réalité un bien curieux compagnonnage entre capitalisme et démocratie (Baeg Im 1996); compagnonnage qui repose sur une conception instrumentale de cette dernière alors même que la forme unifiée que prend le premier rend plus que jamais raison de l’importance capitale des dimensions substantives de la démocratie. De ce fait, un tel optimisme est non seulement complaisant quant à la signification qu’il convient de donner à l’idée de démocratie, mais il contribue surtout à masquer le déficit démocratique dont souffre au même moment l’aménagement de l’espace mondial.

En effet, nous avons souligné que contrairement à ce que supposent de telles hypothèses, la démocratie n’est justement pas qu’un simple procédé plus ou moins rationnel permettant d’éradiquer les antagonismes et de provoquer à tout prix l’émergence d’un consensus forcé qui serait pour ainsi dire légitimement garant de l’ordre et de la sécurité. S’en tenir à une telle représentation conduit non seulement à encourager le statu quo et à neutraliser les contestations qu’il est suceptible de soulever, mais risque fort de mettre en danger l’idée de démocratie elle-même qui apparaîtra alors tout à fait impuissante à relever le défi de la fondation auquel est confronté le corps politique; défi qui est précisément celui qui donne son sens à ce système politique. Ce sont les limites de cet optimisme démocratique, qui demeure dominant dans l’étude des relations internationales, que nous avons tenté d’éclairer ici en le contextualisant conceptuellement aussi bien qu’empiriquement, tout en amorçant également une réflexion visant à le dépasser et à concevoir une pratique de la démocratie qui puisse prétendre être à la mesure du monde.

par Jean-François Thibault *
Université d’Ottawa

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Jean-François Thibault travaille à une reconstitution analytique de l’idéalisme politique en relations internationales et s’intéresse aux incidences qu’entraîne la mondialisation pour la théorie politique moderne et tout particulièrement pour la théorie des relations internationales. Il a publié plusieurs articles et chapitres dont « Ordre, autorité et société politique internationale : une réflexion sur le multilatéralisme », dans Michel Fortmann, S. Neil Macfarlane et Stéphane Roussel, dir., Tous pour un ou chacun pour soi. Promesses et limites de la coopération régionale en matière de sécurité, Québec, Institut québécois des hautes études internationales, 1996, pp. 89-111; « Hans J. Morgenthau, le débat entre idéalistes et réalistes et l’horizon politique de la théorie des relations internationales: une interprétation critique », Études internationales, vol. 28, no. 3, septembre 1997, pp. 569-591. Il vient de faire paraître, comme directeur de publication en collaboration avec Lawrence Olivier et Guy Bédard, Épistémologie de la science politique, Sillery, Presses de l’Université du Québec, 1998.


Notes :

(1) L’idée d’encastration est développé par Karl Polanyi qui distingue entre une économie qui est encastrée dans un tissu de relations sociales et qui prend donc son sens dans le contexte de ces relations et un second type de société, issue du libéralisme, qui « est gérée en tant qu’auxiliaire du marché » et au sein de laquelle « [a]u lieu que l’économie soit encastrée dans les relations sociales, ce sont les relations sociales qui sont encastrées dans le système économique. » Pour Polanyi, « une fois que le système économique s’organise en institutions séparées, fondées sur des mobiles déterminés et conférant un statut spécial, la société doit prendre une forme telle qu’elle permette à ce système de fonctionner suivant ses propres lois. » (Polanyi 1983: p. 88).

(2) Au-delà des seuls acteurs économiques, il convient de noter l’importance croissante des forces transnationales, des mouvements sociaux et des organisations internationales non-gouvernementales qui, par leurs démarches, contribuent à légitimer l’émergence de nouvelle identités et de nouvelles solidarités mondiales. En gagnant une plus grande reconnaissance et surtout en s’imposant dans plusieurs cas comme des partenaires obligés dans la gestion des affaires communes, ces nouveaux acteurs non étatiques sont au coeur de la restructuration des processus de mobilisation politique reposant sur des pratiques associatives plutôt que sur la seule instrumentalisation du pouvoir de l’État.

(3) L’expérience européenne est à cet égard symptomatique des tensions encourues lorsque l’échelle de référence sociale ne semble plus correspondre aux territoires nationaux à partir desquels nous réfléchissions jusqu’à maintenant à nos pratiques politiques. Sur ce thème, consulter les contributions à Mario Telò (1995).

(4) Notons que ces discussions sur la démocratie s’inscrivaient alors dans le contexte d’un débat plus large et aussi plus ancien touchant notamment à l’idée de gouvernement mondial. Consulter John A. Hobson (1915), Harold J. Laski (1927), David Mitrany (1933) et Leonard Woolf (1916).

(5) A cet égard, il ne faut pas oublier la façon dont les dirigeants démocratiques ont de façon générale exclu de toute délibération ou discussion publique, la plupart des dossiers portant sur des questions de politique étrangère et tout particulièrement celles relatives aux questions de sécurité nationale (Dahl 1985; Johansen 1992; Russett 1990). Cette tendance – qui, comme l’illustre le secret ayant entouré les discussions sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), tend aujourd’hui à englober les questions économiques – incite à redoubler de prudence devant ces atteintes et entorses au fonctionnement démocratique que la complexité ou la sensibilité d’un dossier ou d’un problème quelconque rendrait nécessaire. Ici encore, le rôle joué par les acteurs non étatiques se sera révélé crucial et aura certainement contribué à mettre en lumière les enjeux qui entouraient l’adoption d’un tel accord.


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