LES DOSSIERS

Action collective et transition politique en Afrique

Source : Richard Banegas

Action collective et transition politique en Afrique:
La conférence nationale du Benin [1]

Considéré partout comme le pionnier du mouvement démocratique en Afrique et imité avec plus ou moins de succès par de nombreux autres Etats, le Bénin fait figure de modèle de transition pacifique réussie. En deux ans, effectivement, s’est opéré « en douceur » le passage d’un régime militaro-marxiste à un régime présidentiel démocratique. Pour dresser le décor, rappelons en quelques mots l’histoire apparemment sans histoires de cette transition « paradigmatique »: en décembre 1989, après des mois de contestations internes, de pressions externes et de tentatives d’ouverture, le président Mathieu Kérékou porté au pouvoir par un coup d’Etat le 30 octobre 1972, met fin au règne du parti unique, abandonne le « marxisme-léninisme » et convoque une « Conférence nationale des forces vives de la nation » qui devra servir de base à la définition d’un ordre nouveau. Celle-ci se tient du 19 au 28 février 1990 sous la direction de l’archevêque de Cotonou, Mgr De Souza. Ayant proclamé sa souveraineté et le caractère exécutoire de ses décisions, elle amorce le changement de régime. Après dissolution des anciennes instances « révolutionnaires », des institutions de transition sont mises en place : Nicéphore Soglo est élu premier ministre d’un gouvernement d’intérim, un nouvel organe législatif (le haut Conseil de la République) est créé et des élections législatives et présidentielles prévues pour l’année suivante. Un an après, le 21 mars 1991, N. Soglo est élu président et ouvre officiellement la période du Renouveau démocratique.

Aujourd’hui le « modèle béninois » subit les critiques des « désenchantements de la liberté »[2] et semble avoir perdu de son exemplarité au point que de plus en plus de voix s’élèvent pour affirmer que « tout a changé pour que rien ne change ». Au delà des effets d’opinion et des fluctuations de popularité du gouvernement Soglo, la reproduction des pratiques du passé (népotisme, clientélisme, régionalisme), les stratégies de reconversion des élites, posent effectivement une question de fond : le changement politique opéré au Bénin depuis 1990-91 constitue-t-il véritablement une césure ou n’est-il qu’un  » avatar  » une reconfiguration du processus de  » révolution passive  » que J-F. Bayart voit à l’oeuvre depuis les indépendances dans la majorité des pays africains[3] ?

Etant donnés le manque de recul et l’état d’avancement des recherches, il est aujourd’hui encore trop tôt pour en juger. Aussi, plutôt que d’établir une évaluation du changement politique au Bénin quatre ans après la Conférence nationale, il s’agit ici de jeter un regard rétrospectif, sur le processus de crise en lui-même, de revenir notamment sur la période déterminante 1989-1990.

Contre la perspective téléologique que véhicule l’image du « modèle béninois », contre les images communes d’un changement pacifique et consensuel, nous voudrions notamment replacer ce processus dans son contexte de conflictualité, d’extrême tension, insister sur son caractère aléatoire et rappeler ainsi la réversibilité des processus de transition. Dans le cadre d’une approche « génétique »[4], nous voudrions en particulier observer ce qui s’est joué dans les moments de crise, de fluidité politique de 1989-90, évaluer dans quelle mesure la dynamique des coups échangés (notamment pendant la Conférence nationale) a pu configurer le régime naissant du Renouveau démocratique. Par delà la recherche des causes du changement, il s’agit donc d’analyser le processus de crise et de transition en lui-même pour comprendre sa trajectoire et son issue. Enfin, à travers l’exemple béninois, nous voudrions aussi et surtout illustrer l’importance d’un facteur négligé et sous-estimé par les analystes des transitions : l’action collective[5]. Pour comprendre les mutations opérées au Bénin en 1989-91, il faut en effet s’attacher à la dynamique des mobilisations collectives, voir comment, dans un contexte de fluidité politique, diverses formes de protestation  » corporatiste  » ont pu se transformer en un vaste  » mouvement démocratique  » puis tenter d’évaluer la portée de ce mouvement de revendication en observant notamment ses modalités de traduction dans l’arène institutionnelle au cours de la Conférence nationale.

Il s’agit donc ici d’analyser d’une part la dynamique de mobilisation collective et de changement politique et voir d’autre part comment ce double mouvement de revendication et de réforme fut relayée par une procédure institutionnelle : la Conférence nationale. Mais auparavant, il nous faut dresser le contexte de ce processus de changement. Sans attribuer à ce contexte un poids causal trop lourd dans la détermination des processus critiques qui seront décrits plus loin, il ne s’agit ici que de prendre simplement la mesure de l’érosion, de l’affaiblissement, du régime Kérékou lorsqu’il doit faire face à ces mouvements de revendication et de comprendre ce qui a conduit les Béninois, en 1989, à se mobiliser, à descendre dans la rue pour réclamer le changement.

EROSION ET CRISE DE RÉGULATION DU RÉGIME KÉRÉKOU

Comment expliquer que le régime révolutionnaire qui se met en place au lendemain du coup d’Etat de 1972, rompant avec l’instabilité chronique des années soixante, soit parvenu à se maintenir et à fonctionner pendant 17 ans? Sa stabilité reposait classiquement sur divers mécanismes d’accumulation et de gestion politique des  » richesses « . Dans les années 1970, le régime a d’abord bénéficié d’une bonne conjoncture économique, tirant des revenus croissants de l’exportation de matières premières et attiré habilement les aides de l’Est et de l’Ouest. En fait, pendant dix-sept ans, il a surtout tiré parti de la rente de situation d’une économie de transit. La perception et le détournement des droits de douane, des taxes à la réexportation, alimentaient les caisses d’un Etat devenu  » entrepôt « [6] et permettaient l’entretien des clientèles, la rétribution des soutiens et par là des possibilités de neutralisation des oppositions. Corollaire de cette économie de transit, la contrebande et le commerce informel avec le Nigéria, toléré si ce n’est entretenu par le régime, garantissait l’approvisionnement de la population urbaine et assurait au régime la loyauté des commerçants. La situation était doublement bénéfique pour le pouvoir : d’une part, elle remplissait une sorte de fonction de filet protecteur, d’amortisseur social et d’autre part, elle fournissait au régime des capacités de redistribution et de régulation clientéliste non négligeables.

La stabilité du régime Kérékou reposait également sur un autre mécanisme relevant de la « politique du ventre », la circulation et la cooptation des élites. Le vecteur essentiel de cette « assimilation » fut, comme dans nombre d’autres Etats africains, la fonction publique dont les effectifs quadruplèrent en une dizaine d’années (passant d’environ 12.000 fonctionnaires à 49.000 dans les années 1980). Combinée à la politique de recrutement automatique des jeunes diplômés de l’université, la circulation accélérée aux  » postes juteux  » de l’administration (notamment aux douanes) empêchait la formation de contre-élites et prévenait toute opposition potentielle. Favorisées par la nationalisation des entreprises, la multiplication des postes à responsabilité dans la fonction publique et la centralisation des procédures de nomination, la cooptation des opposants et la redistribution des prébendes ont ainsi permis la constitution de larges clientèles parmi les couches moyennes urbaines et assuré la stabilité du régime jusque dans les années 1980[7].

Le régime « tenait » aussi, bien évidemment, grâce à un important appareil de répression et de contrôle social qui empêchait toute expression dissidente : organisations de masse couvrant tout l’espace social (Organisation révolutionnaire des jeunes du Bénin, Organisation révolutionnaire des femmes du Bénin), comités de défense de la révolution et comités révolutionnaires locaux dans toutes les entreprises et sur tout le territoire, monopole des média, omniprésence de l’armée (terreur et racket), des services de renseignement (tortures)…etc.

La crise économique semble avoir fissuré l’édifice au début des années 1980. Malgré les réformes partielles qu’il entreprend, le régime voit sa capacité de reproduction s’éroder : faillite bancaire, crise fiscale, conditionnalité, limitent les possibilités de renouveler le « compromis post-colonial », d’assimiler les nouvelles élites qui expriment de plus en plus leurs frustrations de ne pas participer au partage du  » gâteau national « .

En outre, la paupérisation croissante des couches moyennes urbaines érode les bases sociales du régime et, dès le milieu des années 1980, le mécanisme de régulation semble s’enrayer, victime de ses contradictions[8]. En effet, « en cooptant à l’envi, observe T. Vittin, l’équipe dirigeante exportait les clivages et la contestation du cercle fermé du parti vers le parlement (l’ANR) et le gouvernement (CEN) »[9]. D’où une difficulté croissante de contrôle de ces élites cooptées qui, frustrées par les lenteurs de la circulation politique, revendiquent de nouveaux moyens d’accès au pouvoir et à l’accumulation. Raccourci, le processus d’ascension des  » newcomers  » semble avoir grippé le système :  » au parcours classique ( du parti vers le gouvernement ou le parlement), rapporte T. Vittin, se substitue une trajectoire plus directe conduisant des cadres non inféodés au PRPB (le parti unique) à des fonctions gouvernementales ou parlementaires avec ratification ultérieure du comité central et du président « [10]. Ce changement, combiné à la crise financière qui bloque la politique de cooptation, d’absorption des nouveaux éléments, semble avoir fait le lit de la contestation interne, de la remise en cause, par les nouvelles élites, du rôle du PRPB et du régime sclérosé.

Dès le milieu des années 1980 on peut donc discerner un épuisement du compromis post-colonial, une érosion du processus d’assimilation des élites, qui pourraient expliquer la montée des dissidences internes et l’option contestataire empruntée ensuite par de larges fractions de l’élite.

Cette érosion et ces changements de trajectoire peuvent aussi expliquer l’évolution du discours à l’égard de la thématique pluraliste. Dès le début de la décennie 80, avec la montée de ces jeunes cadres intellectuels dans les appareils d’Etat, apparaît en effet un nouveau langage insistant sur l’efficacité, la rentabilité, la nécessité de réforme et de rationalisation du système : de nouveaux référents, économiques et techniques, tendent alors à remplacer l’ancien corpus révolutionnaire[11].

Cet épuisement du  » compromis post-colonial « , des mécanismes de régulation, cette évolution du discours – facteurs de moyen terme – constituent la toile de fond du changement. Mais ils ne suffisent pas à l’expliquer.

Faillite financière et crise politique

Un facteur plus conjoncturel, d’ordre financier, a servi de catalyseur à cette crise structurelle du régime Kérékou. Au Bénin, peut-être plus qu’ailleurs[12], la crise financière de l’Etat apparaît effectivement comme un des éléments déterminants de l’effondrement du régime et de la radicalisation des revendications.

En 1988-89, en effet, le Bénin est dans un état de faillite bancaire, de banqueroute totale. Les trois banques du pays se retrouvent en situation d’illiquidité, la Banque Commerciale du Bénin ayant perdu quarante-trois fois son capital. La crise des finances publiques, déjà sensible depuis 1983, atteint son point culminant fin 1988-début 1989 avec l’accumulation des dettes intérieure et extérieure et la cessation de paiement de trésor public. Cette faillite constitue une  » bombe  » sociale et politique plus que menaçante pour le fonctionnement du régime. Pour trois raisons au moins : au plan social d’abord, l’accumulation des arriérés de salaire (6 à 8 mois) dans la fonction publique, le contrôle puis le gel des retraits bancaires portent à son comble une tension déjà vive. La situation est d’autant plus explosive que ce dossier de la faillite des banques d’Etat, porté sur la place publique par le journal indépendant Tam-Tam Express en septembre 1988, est devenu une  » affaire  » explicitement politique où commence à s’exprimer ouvertement la mise en cause du régime. Les révélations de la presse mettent au grand jour les gabegies, les détournements et les malversations des tenants du pouvoir et à travers la figure du  » marabout  » de Kérékou, Mohammed Amadou Cissé, stigmatisent la corruption et les responsabilités du régime[13]. Cette mise à nu des mécanismes de la  » politique du ventre  » va avoir une importance non négligeable dans la mobilisation des acteurs béninois et étrangers en faveur du changement. Comme nous le verrons, les accusations de corruption furent, en effet, dans la dynamique de l’action collective, le vecteur de politisation des revendications au début de l’année 1989 et furent également au centre de l’intervention des bailleurs de fonds, notamment de la France, impliquée dans l’affaire Cissé. Troisième menace pour la survie du régime : la faillite financière de l’Etat béninois signifiait le tarrissement des circuits de redistribution clientéliste, le blocage des mécanismes de régulation interne déjà érodés par le marasme économique des années 1980. La crise du recrutement politique déjà à l’oeuvre depuis quelques années s’accentue alors et place le régime dans l’impossibilité d’absorber les contre-élites, de perpétuer leur assimilation. Avec l’épuisement des ressources, il devient impossible, souligne T. Vittin,  » de contraindre les éléments placés à la périphérie du système politique de troquer l’idée d’une conquête ultérieure du pouvoir contre un accès immédiat à des postes de responsabilité qui aurait fait d’eux des prisonniers du régime « [14].

C’est un point de rupture dans l’économie politique de la patience du kérékisme, un blocage du  » compromis post-colonial  » qui contribue à la montée des dissensions, au développement de la contestation et des luttes factionnelles au sein du régime.

Dissidences et luttes factionnelles

Cette contestation interne est un des aspects méconnus du processus de changement béninois dont les modalités et la portée restent difficiles à évaluer. Schématiquement, on pourrait être tenté de distinguer quatre types d’acteurs en fonction du clivage apparent et classique  » hardliners  » /  » softliners « [15] qui divise aussi bien le groupe des civils que celui des militaires. Mais cette représentation, sommaire, n’est qu’une simplification d’une réalité bien plus complexe. Elle ne tient pas compte de l’ambivalence des positions, de la fluidité des alliances et fige des clivages qui évoluent pourtant dans la dynamique de crise[16].

Ainsi, parmi les civils, le groupe des réformistes, des modérés, apparaît essentiellement composé des élites technocratiques et des opposants potentiels cooptés à la fin des années 1980, dont la trajectoire d’ascension pose rapidement des problèmes à la hiérarchie du PRPB qui parvient de moins en moins bien à les contrôler. Artisans des inflexions du discours officiel, promoteurs d’une politique de libéralisation économique et politique, ils sont les premiers à appeler aux réformes et à mettre en cause le régime dès qu’ils le sentent vaciller. Ainsi, en mars 1989, le ministre de la culture, de la jeunesse et des sports, Ali Houdou signe sous un pseudonyme, un article critique dans le quotidien officiel Ehuzu, sur  » La mort du singe féodal  » où il impute la responsabilité de la faillite, au système qui entretient la morale du singe qui ne veut « rien dire, rien voir et rien entendre » et conclut à la nécessité de réformes politiques. D’autres voix s’élèvent au sein ou aux marges du pouvoir dont celles de Robert Dossou, René Ahouanssou et M. Salifou, élus députés, dans le cours de puissantes mobilisations, en juin 1989 à l’ANR et nommés ensuite au sein du gouvernement d’ouverture du 4 août. Posant des conditions à leur participation, ces nouveaux venus tentent d’engager le pouvoir sur la voie réformiste et vont jouer un rôle important dans le processus de changement de régime[17].

Le second groupe, celui des  » hardliners « , est composé de l’aile dure, dogmatique du PRPB, les  » Ligueurs « [18], qui avaient réussi à imposer leurs choix radicaux en 1974-75. Déjà concurrencés au sein de l’appareil d’Etat depuis le milieu des années 1980 par les nouvelles élites  » technocratiques « , ils sentent le pouvoir leur échapper un peu plus lorsque Kérékou, cherchant de nouvelles alliances pour sortir de l’impasse en 1989, prend langue avec les représentants modérés de la  » société civile  » et les engage, on vient de le voir, aux plus hauts postes[19]. Marginalisés, ils tentent de bloquer le mouvement et entrent en conflit (presque) ouvert avec le chef de l’Etat qui tout au long de l’année 1989 va chercher à se débarrasser de cette aile gauche.

L’autre acteur majeur du processus est évidement l’armée[20]. Mais celle-ci, loin de constituer un tout homogène est divisée, traversée par le même type de clivage que les civils. Les militaires, comme le reste de la population, subissent inégalement les effets de la crise économique et de la faillite financière. Choyés depuis le début par le pouvoir, ils occupent certes une position enviable, mais les écarts sont importants entre le corps d’élite du Bataillon de la Garde Présidentielle (BGP), sur-armé, bien payé et le reste de la troupe,  » prolétarisée « , sous-équipée, plus encline à la contestation. Alors que les  » durs  » du BGP restent fidèles au pouvoir jusqu’à la fin, Kérékou va perdre le soutien d’une grande partie de l’armée qui va critiquer de plus en plus ouvertement le régime et exprimer son souhait de  » retourner dans les casernes « . Indice infaillible de ces divisions et de cette érosion des soutiens militaires : la précipitation et la multiplication des tentatives de coup d’Etat contre Kérékou (six entre mars et octobre1988).

Dans ce contexte d’intensification des luttes factionnelles, de montée des dissidences internes, on peut interpréter les réformes politiques entreprises en 1989 comme la réponse d’un régime qui, faute de ressources, est incapable de perpétuer son processus d’assimilation des élites et ne peut plus s’assurer le soutien de ses clientèles traditionnelles.

La faillite bancaire semble avoir précipité cet épuisement du compromis de la politique du ventre, le blocage des mécanismes de régulation et nourri à la fois la contestation interne et la mobilisation sociale. Conditions nécessaires, cette situation de crise, cette érosion des mécanismes de régulation du régime Kérékou ne suffisent pourtant pas à expliquer l’émergence et l’issue des mobilisations collectives. Leur compréhension suppose de dépasser la simple analyse étiologique pour s’intéresser à ce qui s’est joué dans la dynamique même des grèves et des manifestations de 1989.

MOBILISATIONS ET REVENDICATIONS DÉMOCRATIQUES

La dynamique de crise

La crise financière est en effet le catalyseur des mobilisations multisectorielles qui se développent et se déploient tout au long de l’année 1989. Il est important d’en détailler les enchaînements pour comprendre comment s’enclenche la dynamique de crise qui va mener au changement de régime.

Les étudiants et les enseignants sont les premiers à se mobiliser. En réponse aux mesures d’austérité annoncées par Kérékou dans ses voeux du 31 décembre 1988 (qui prévoient une réduction de la masse salariale, une réduction des dépenses et un gel du recrutement dans la fonction publique), les enseignants des lycées et collèges de Cotonou et Porto Novo se mettent en grève le 9 janvier. Le mouvement gagne l’Université le lendemain où les étudiants se mobilisent pour réclamer le règlement des arriérés de bourse et contester le projet de suppression des aides scolaires prévu par le programme d’austérité. Ils déclenchent le 17 janvier un mouvement de grève illimitée, manifestent dans les rues de Cotonou et de Porto Novo et affrontent les forces de l’ordre pendant une semaine. A la fin du mois, ils sont rejoints momentanément par les autres segments de la fonction publique qui refusent les appels de la direction du syndicat unique, l’UNSTB, à sacrifier trois mois de salaires impayés. La contestation apparaît également au sein des forces de l’ordre qui réclament leur solde et sont accusées par le pouvoir de  » complicité passive  » lors des émeutes de Porto Novo le 23 janvier. Le mouvement affectant plusieurs espaces sociaux différenciés, une dynamique de  » mobilisation multisectorielle  » et de  » désectorisation de l’espace social « [21] tend alors à s’enclencher.

Elle se renforce avec l’entrée en jeu de l’Eglise catholique, avec l’engagement des évêques qui publient à l’occasion du Carême une Lettre pastorale appelant au changement[22]. Mais cette mobilisation reste fragile et subit des fléchissements, les fonctionnaires reprenant rapidement le travail devant les réactions violentes du pouvoir (arrestations de manifestants, révocation des grévistes, menaces de répression  » sans sommation  » de tout rassemblement) et le manque visible de coordination entre les différentes organisations qui tentent d’encadrer le mouvement.

Les étudiants se sentent seuls jusqu’au mois d’avril où les enseignants, à l’initiative du Syndicat national de l’enseignement supérieur s’engagent à nouveau mais cette fois fermement dans la grève illimitée et la confrontation directe avec le pouvoir. A partir de cette date, le mouvement s’étend et se radicalise malgré les mesures d’apaisement : création d’une Commisssion des droits de l’homme[23], règlement des arriérés de salaires (grace à une aide française de 2,6 millions de F CFA) et nouvelles promesses du gouvernement. La mobilisation s’étend peu à peu à l’ensemble du territoire (grèves des lycées et collèges du Mono et de la région d’Abomey) et à la majorité des secteurs sociaux. Désormais, la dynamique des mobilisations multisectorielles est manifeste : à l’engagement des étudiants, des 22000 enseignants et de l’Eglise catholique, viennent s’ajouter les grèves du personnel hospitalier de Porto Novo, des ouvriers de l’industrie sucrière, la mobilisation des avocats, la grève des taxis… A partir de juillet, l’ensemble de la fonction publique est paralysée : 13 ministères sur 16 sont en grève.

On glisse alors vers une situation de fluidité politique qui se traduit notamment par la multiplication et la dispersion des négociations ; celles-ci débordent largement des frontières des institutions concernées : ainsi, pour obtenir la reprise des cours, les ministres de l’enseignement moyen et supérieur (le colonel V. Guézodjé) et de l’enseignement maternel (P. Akpo) tentent-ils en vain de négocier avec les responsables religieux, chrétiens, musulmans et prêtres féticheurs.

C’est dans ce contexte de forte mobilisation, d’extrême tension, qu’ont lieu les élections à l’Assemblée nationale révolutionnaire (ANR), en juillet 1989. Non concurrentielles, boycottées par une partie de la population, celles-ci ne prennent guère d’importance. Organisées sur le mode corporatiste[24], elles amènent pourtant sur le devant de la scène trois opposants universitaires réformistes, R. Dossou, R. Ahouanssou et G. Kadja, qui vont jouer un rôle non négligeable. Fin juillet, les deux premiers vont en effet voir le président Kérékou pour l’inciter au changement. Diffusé à la radio, publié dans les journaux, leur appel à la « démonopolisation de la vie politique » cristallise un moment le débat et contribue à imposer le multipartisme comme « point focal » des interprétations et des revendications.

Menacé par la dynamique des mobilisations, la contestation interne et la pression des institutions internationales, Kérékou  » le Caméléon  » tente d’entamer le dialogue avec les enseignants (en vain) et engage, après les élections de juin, une politique d’ouverture et de cooptation. Un nouveau gouvernement est formé le 4 août, incluant R. Dossou (qui pose ses conditions et affirme sa solidarité avec les grévistes) et une large loi d’amnistie est votée le 29, libérant une centaine de militants du PCD[25] et invitant au retour les exilés politiques. Mais le chef de l’Etat refuse toujours le multipartisme, dont  » le pays a déjà fait la triste expérience « .

Début septembre, les grèves paralysent encore la fonction publique, notamment les Postes et Télécoms, dont le mouvement est dirigé par le puissant SYNAPOSTEL et le très populaire Zakari Ibrahima. Les enseignants et les étudiants maintiennent également la pression : malgré des mesures d’apaisement (versement des salaires, règlement des arriérés, levée des révocations), le SNES, avec à sa tête Léopold Dossou, entend  » poursuivre la lutte  » et pose un ultimatum au gouvernement dans une  » Lettre ouverte  » assortie de 18 conditions.

Décembre 1989 est le mois des plus fortes mobilisations et des changements radicaux. Déçus par le flou des réformes annoncées par le chef de l’Etat dans son discours-anniversaire du 30 novembre, inquiets des négociations menées avec les bailleurs de fonds, les oppositions reprennent l’initiative : le 2 décembre, par exemple, de larges manifestations sont organisées à Porto Novo, Lokossa, Abomey, Bohicon… Le 4, les étudiants et les lycéens défilent dans Cotonou pour protester contre la menace d’une nouvelle année blanche…

Devant l’ampleur des mobilisations et sous la pression des bailleurs de fonds, le chef de l’Etat annonce le 7 décembre, lors d’une réunion exceptionnelle des plus hautes instances politiques, l’abandon du parti unique, du marxisme-léninisme et l’organisation, début 1990, d’une  » Conférence nationale des forces vives de la nation  » qui devra définir les fondements d’un ordre nouveau : nouvelle constitution, séparation du parti et de l’Etat, création d’un poste de premier ministre responsable devant une assemblée élue, décentralisation, garanties des droits et libertés, libéralisme économique…

Malgré ces mesures, la mobilisation ne faiblit pas. Le 11 décembre, à l’initiative du PCD, 40.000 manifestants réclament le départ de Kérékou dans un contexte de tension et de violence. C’est la plus grande manifestation jamais vue à Cotonou, suivie d’autres rassemblements à Porto Novo et ses environs.

La chronologie de la crise, l’enchaînement des mouvements de grève et de réforme, nous instruit sur le poids des facteurs internes et révèle l’importance de la dynamique des mobilisations multisectorielles. Elle permet de discerner notamment son caractère fluctuant, les variations conjoncturelles de fluidité politique et le poids du contexte d’action dans la prise de décision. Mais pour rendre compte de ces mobilisations il faut aussi chercher à savoir qui a protesté, comment et pourquoi pour mesurer la portée de ces mobilisations dans le processus de changement.

L’hétérogénéité sociale du « mouvement démocratique »

En l’absence d’enquêtes précises, une sociologie des protestations ne peut qu’être approximative. A première vue, ce sont les étudiants des universités qui, les premiers se sont mobilisés, rejoints ensuite par les enseignants des trois ordres et les fonctionnaires des diverses administrations au cours de l’année 1989. Par contraste avec les émeutes urbaines et les grèves des années soixante où la mobilisation ouvrière était élevée[26], le mouvement de 1989-90 semble donc, à première vue, concerner plutôt les classes moyennes urbaines.

En fait, cette image a peut-être été formée par le prisme médiatique, par la centralité du mouvement universitaire et doit être précisée. Si à l’origine des grèves on trouve effectivement une « alliance » étudiants-fonctionnaires, les manifestations, les marches et les rassemblements publics, semblent avoir été plus hétérogènes qu’ils n’y paraît. Outre ces couches moyennes, en effet, on semble aussi retrouver dans la rue les  » primitifs de la révolte  » d’Hobsbawn, le  » menu peuple  » des ex-petits salariés, des « conjoncturés » réfugiés dans l’économie informelle, des  » cadets sociaux  » (par exemple les femmes très présentes) et une population marginalisée de lumpenprolétaires, de chômeurs… La participation très visible des « zémidjans », les conducteurs de taxi-motos, aux grandes manifestations, témoigne à elle seule de cette hétérogénéité sociale[27].

Essentiellement urbain, le mouvement de contestation et de revendication ne s’est pas non plus limité aux grèves et rassemblements de Cotonou et Porto Novo. Il s’est très vite propagé dans les provinces (Abomey, Bohicon, Lokossa, Parakou, Natitingou…) et les villages. Le phénomène est peu connu et peu documenté, mais des enquêtes récentes témoignent que le monde rural s’est aussi mobilisé contre le régime[28]. Plusieurs facteurs y contribuèrent : la présence et l’influence du PCD, le retour au village des étudiants en grève, la vitalité des associations de développement au sein desquelles commençaient à s’articuler depuis quelques temps les critiques et les griefs… Les formes de cette mobilisation furent variées : mouvements de destitution des maires par le PCD[29], conflits autour des compétences locales des CDR[30]… Mais elles témoignent de la vigueur de la contestation rurale et surtout de l’artificialité de la césure urbain/rural en la matière : la densité des liens entre la ville et les villages, la multipositionnalité des acteurs, la rapidité de l’information sur ce qui se passe ailleurs ont à l’évidence contribué à la mobilisation des campagnes.

Certains rapprochent cette hétérogénéité sociologique de celle des mouvements nationalistes des années 1950-60[31]. Si cela reste à confirmer, ce constat d’hétérogénéité incite à rechercher d’autres critères de distinction des populations mobilisées et par là d’autres variables explicatives de leur engagement. Plutôt que d’insister sur leur statut socio-professionnel, ne faut-il pas distinguer les acteurs de mobilisations en fonction de leur position par rapport au pouvoir politique?

Pour expliquer l’engagement différentiel des béninois en 1989-90, on pourrait, dans la lignée des travaux d’Obershall, avancer une hypothèse liée à l’intégration verticale et horizontale des groupes sociaux : dans une société où le rapport – néo-patrimonial – à l’Etat est un élément déterminant et socialement structurant[32], la position par rapport aux réseaux clientélistes serait une variable clé pour expliquer l’émergence et la forme des protestations.

Ainsi pourrait-on distinguer les protestations internes aux réseaux clientélistes (qui expriment des demandes claires) et les mobilisations externes à ces réseaux dont la radicalité peut s’expliquer par l’absence de revendications précises. Mais cette distinction n’est acceptable qu’en première approximation : en effet, dans la dynamique de mobilisation la clarté des griefs va rapidement être brouillée par l’introduction de la revendication démocratique

Ces deux types de mobilisations  » internes  » et  » externes « , différentes par leur forme et leur contenu initial, se distingueraient aussi au plan sociologique. Les secondes prendraient la forme de pillages, d’émeutes violentes et seraient le fait de jeunes marginalisés, déscolarisés, de femmes en colère, de groupes exclus pour raisons ethniques religieuses…, de catégories sociales dont la marginalisation économique tiendrait à leur exclusion des circuits clientélistes de pouvoir et de redistribution. Exclus de la scène politique officielle, des canaux « légitimes » d’expression des griefs et sans vecteur idéologique apparent, ces groupes, par la violence de rue, créeraient un espace public alternatif d’expression politique.

Les autres formes de contestation, estime D. Bigo,  » sont beaucoup plus corporatistes et demandent au pouvoir, dans une logique de négociation conflictuelle, le maintien ou le réaménagement des réseaux clientélistes et de la redistribution qui s’y effectue en fonction de leurs intérêts « [33]. Elles recouvrent en fait deux types de contestation interne : d’une part celle des nouvelles élites (économiques ou/et intellectuelles, extraverties, formées à l’étranger – cf la fronde des avocats ou des nouveaux entrepreneurs), frustrées dans leur accès au pouvoir (présent ou futur – cf les étudiants), qui remettent en cause le régime, le monopole des réseaux issus de l’indépendance, réclament le changement, le multipartisme… D’autre part, la protestation de ceux qui ne contestent pas directement les fondements du régime mais qui ne veulent pas accepter les mesures de pression salariale de l’ajustement structurel : petits, moyens ou grands fonctionnaires, salariés du secteur encore public ou récemment privatisé, ce seraient les protestations des  » conjoncturés  » de Lomé et de Cotonou[34]. Ayant des revendications matérielles concrètes, ils choisiraient, pour les faire entendre, la stratégie de la grève et, plus original, le répertoire de la  » transparence  » (photocopies, tracts sur les salaires des dirigeants…), pour dénoncer les inégalités d’accumulation, la rupture du  » compromis post-colonial « .

Ces deux derniers types de contestation[35], internes aux réseaux clientélistes, même s’ils sont plus visibles, menacent moins le pouvoir, dans l’exemple ivoirien pour D. Bigo, que les premiers – de type émeutier – car ils articulent des demandes négociables. Pourtant, l’observation de la dynamique des mobilisations et des réformes de 1989-90, semble prouver au contraire que les contestations et mobilisations internes ont été un des facteurs majeurs de l’ouverture du régime béninois.

Savoir qui s’est mobilisé nous instruit déjà en partie sur les raisons et les déterminants de l’action collective. Cela permet aussi d’aborder un aspect décisif de la dynamique de la crise : la mobilité des enjeux et leur polarisation.

La politisation des revendications

Empiriquement, cela suppose en premier lieu d’analyser plus précisément le contenu et l’évolution de leurs revendications. Globalement, on observe que les revendications des premiers temps, avant tout matérielles et corporatistes, cèdent assez rapidement le pas à une critique radicale du régime. La question qui se pose est alors : comment s’opère d’une part la politisation de ces demandes économiques et d’autre part leur traduction en termes démocratiques?

Lorsque les étudiants se mettent en grève en janvier 1989, ils réclament le versement de quatre mois d’arriérés de bourse, l’ouverture de résidences universitaires supplémentaires et l’augmentation du nombre d’autobus desservant le campus. Les enseignants et les fonctionnaires qui leur emboîtent le pas se mobilisent également pour le paiement des arriérés de salaires et des revendications corporatistes. Mais rapidement, s’opère un processus de « désobjectivation »[36] ; dans la dynamique de crise, les thèmes changent, les griefs et revendications économiques se traduisent en termes moraux (lutte contre la corruption, pour la justice, la transparence…) et politiques (multipartisme, reconnaissance des droits et des libertés…).

Cette politisation des demandes semble avoir été portée par deux vecteurs : les condamnations de la répression et les critiques de la corruption du régime. C’est en effet à partir des arrestations de février-mars 1989 et les mesures de rétorsion contre les grévistes que se développe la thématique des droits de l’homme. Parallèlement aux revendications corporatistes, d’ordre économique, les  » lettres ouvertes  » des enseignants se focalisent désormais sur la libération des prisonniers politiques et le respect des droits. Mais la revendication multipartisane n’apparaît que plus tard au centre des débats.

Certes, celle-ci a été articulée depuis longtemps par les divers mouvements d’opposition. Mais comment expliquer qu’en 1989, elle ait pu fédérer les intérêts et les revendications des divers groupes sociaux ? Il semble que les syndicalistes en bon  » entrepreneurs de mouvement « , aient contribué, par leur travail de mobilisation, à donner l’image d’un mouvement de masse en faveur de la démocratie malgré leur demandes catégorielles. A plus court terme, la dynamique des mobilisations et les propriétés contextuelles de la fluidité politique peuvent également aider à comprendre comment le multipartisme a pu s’imposer comme un  » point focal « , comme  » la solution de tous les problèmes économiques, politiques, sociaux, culturels et autres… « [37]. Au fil des coups échangés, les demandes catégorielles, clairement exprimées, vont être brouillées par l’introduction de la revendication démocratique. Les divers acteurs mobilisés semblent perdre la maîtrise de l’expression de leurs propres griefs et de leurs propres enjeux. Celle-ci, ballotée par la dynamique de mobilisation elle-même, subit une attraction de la saillance pluraliste, notamment après l’intervention radiophonique du nouveau député Robert Dossou, en juillet 1989, qui appelle à la  » démonopolisation de la vie politique « . En témoigne le mémorandum de l’ordre national des avocats où les revendications catégorielles se mêlent à une critique générale du régime Kérékou[38].

De façon plus générale, il semble que ce soit à travers les accusations de corruption des élites que s’est faite la politisation des griefs, la mise en cause du régime et l’appel au changement[39]. L’affaire Cissé[40] a joué un rôle important dans la mise à nu, la délégitimation et la dé-réification du pouvoir. Le phénomène est important ; il traduit peut-être une rupture dans les représentations afférentes à la politique du ventre. D’autant que parallèlement à ces accusations de corruption, circulaient des rumeurs particulièrement atroces sur le compte de Kérékou. Des rumeurs de sacrifices humains, de pratiques magiques, de sorcières indiennes… qui mettaient en jeu des référents centraux de l’imaginaire politique, dont le sexe, la mort…[41]. Comme si ce détour par la face nocturne de la politique du ventre était nécessaire pour vaincre la sacralisation, la réification du pouvoir et légitimer sa mise en cause.

Les déterminants de l’action collective

Au delà de la seule prise en compte des griefs, comment expliquer l’engagement des Béninois contre le régime Kérékou ? Comment expliquer que les mobilisations  » aient pris  » dans les divers secteurs sociaux et se soient généralisées au cours de l’années 1989?

La thèse diffusionniste[42] ou celle du  » temps mondial  » nous paraissent insuffisantes. Comme le pressentait J-F. Bayart[43], l’effet Ceaucescu, souvent avancé pour expliquer les vagues de manifestation de 1989-90, semble avoir été moins déterminant que les émeutes d’Algérie (octobre 1988),  » pays frère  » de la République Populaire du Bénin ou d’autres facteurs d’ordre interne.

L’explication, structurelle, de la crise économique, de la paupérisation croissante apparaît, au regard des revendications, plus plausible. Surtout dans ses variantes  » gurriennes  » de la privation relative ou  » hirschmaniennes  » de l’effet de tunnel[44]. Le conflit qui oppose en juillet 1989 les enseignants aux autorités est illustratif : il semble s’être cristallisé autour de représentations antagonistes de la frustration relative comme le montre la réponse d’un ministre à une délégation de professeurs venus réclamer le versement des salaires en témoigne :  » Vous avez des difficultés, certes. Mais les autres pareillement. Et nous, plus que vous (murmures). Imaginez un petit verre (le fonctionnaire) et un grand verre (le ministre) tous deux à demi pleins (la crise). Le vide qu’il y a dans le grand verre est plus important que celui du petit verre…[45] « . Mais, comme nous l’avons vu plus haut, la crise économique, condition nécessaire, n’est pas suffisante pour expliquer le déclenchement et l’ampleur des mobilisations de 1989.

Poursuivant notre hypothèse de la crise du mode de régulation clientéliste du régime Kérékou, on pourrait avancer une autre explication portant sur les variations du coût de l’action collective : dans un système néo-patrimonial où l’appartenance aux réseaux de  » l’Etat rhyzome  » (J.F. Bayart) , les relations personnelles étaient déterminantes pour l’accès au pouvoir et à l’accumulation, la voie individuelle était moins coûteuse que celle de l’organisation collective des intérêts. Avec la crise de ce mode de régulation, le tarissement des circuits de redistribution clientélistes, cette dernière devient plus rationnelle. Plus précisément, on peut penser que la fermeture de ces opportunités internes s’est combinée à la fin des années 1980 à la baisse des possibilités d’exit (notamment en direction du Nigéria)[46] et à l’assouplissement des modalités de contrôle pour rendre l’option collective plus attractive.

Mais cette thèse purement utilitariste semble toujours insuffisante pour expliquer la mutation des comportements et dépasser le paradoxe olsonien de l’action collective, particulièrement fort dans le cas du régime Kérékou.

Il faut alors abandonner la stricte analyse des coûts et des bénéfices de l’action collective pour s’intéresser, avec M. Dobry[47], à un autre critère déterminant le calcul des acteurs : l’information sur ce qui se passe ailleurs, dans les autres espaces sociaux de mobilisation. Concrètement, lorsqu’on observe le déclenchement et la fluctuation des mobilisations en 1989, les débats au sein des  » organisations de mouvement  » (Bureau des étudiants, syndicats indépendants, comités de liaison, comités d’action) pour la poursuite ou l’arrêt du mouvement, cet élément paraît déterminant. Début janvier, remarque B. Gbado,  » le mouvement ne fut pas spontané. Telle école démarrait lundi, puis ayant remarqué qu’elle était seule, reprenait les cours mardi ou mercredi, pendant que les autres débrayaient « [48]. Des témoins nous ont rapporté que les hésitations ont été les mêmes à l’Université et dans les ministères.

Un autre indice confirme l’importance de cette information  » transectorielle  » : les manifestations, les marches dites spontanées ont souvent pris leur origine dans les files d’attentes devant les banques où s’articulaient les griefs et surtout circulaient les rumeurs sur l’état des mobilisations ou l’attitude du pouvoir. Ces rumeurs urbaines semblent avoir joué un rôle essentiel dans la contestation et la délégitimation du pouvoir[49].

Le sort et la portée des mobilisations est étroitement dépendante de cette information sur l’engagement des autres acteurs. Elle dépend aussi, nous rappelle M. Dobry, des préjugés sociaux sur la probabilité de mobilisation de ces  » autres significatifs « . L’entrée en mouvement, l’engagement, d’un acteur improbable ou d’un  » groupe de référence « [50] peut avoir un effet de seuil déterminant, entraînant de brusques redéfinitions de la situation et des perspectives de réussite. C’est en ce sens que nous disions que la publication de la Lettre pastorale des evêques du Bénin avait eu un effet important dans la dynamique de crise. Indépendamment de son contenu somme toute modéré ou de la volonté de ses auteurs, elle était un indice de désectorisation de l’espace social, d’extension du mouvement de contestation. Par sa visibilité, elle a pesé sur les calculs à la manière des grandes manifestations qui  » véhiculent l’information la plus socialement plausible sur l’état de la mobilisation et par là même sur ses chances de succès « [51].

 » Organisations sociales et entrepreneurs de mouvement « [52]

Comment s’est-on mobilisé en 1989-90 ? La question de l’organisation, de la structuration des mouvements de protestation est importante pour saisir leur portée dans le processus de changement. La majorité des théories de la mobilisation s’accordent à reconnaître l’importance des organisations prenant en charge les griefs pour expliquer le passage de l’engagement individuel à l’action collective. Sur le terrain, il fallait donc identifier les  » organisations sociales de mouvement  » (pour reprendre l’expression anglo-saxonne  » SMO « ) qui avaient  » mené la lutte « , évaluer leur rôle, expliciter leur relations, reconstituer les structures de coordination…

L’interrogation qui se posait à l’observation de la crise béninoise de 1989-90 était la suivante : s’agissait-il de mobilisations organisées, dirigées par des groupes structurés d’activistes ou de mouvements de masse plus ou moins spontanés? Le régime Kérékou avait-il affaire à des acteurs déjà organisés ou des groupes qui se sont constitués en acteurs collectifs par leur mobilisation, leur participation au conflit?

Les témoignages révèlent qu’en fait les mobilisations ont rapidement été organisées par deux acteurs principaux relevant des deux catégories : le Parti Communiste du Dahomey et les syndicats devenus indépendants au cours de la crise.

A l’instar des crises de la décennie précédente, tout le monde s’accorde à reconnaître que le rôle du PCD dans l’organisation des mouvements a été capital. Sur le campus notamment, le Parti a prouvé sa capacité de mobilisation. Comme en 1985, les militants communistes semblent avoir été très présents et très actifs, dans les meetings, les  » AG « , initiant et dirigeant les mouvements de grève de l’université. Les appels du PCD semblent avoir été très suivis, du fait notamment des mesures de rétorsion sévères et violentes contre les réticents (que le PCD, selon les témoignages, n’hésitait pas à défigurer à l’acide)[53].

En fait, la  » direction  » du mouvement étudiant était  » partagée  » entre le PCD clandestin et le Bureau Exécutif National (BEN) de la coopérative universitaire. Seul organe « représentatif autorisé, modéré dans ses revendications (arriérés de bourse, réparation des bus…), c’est celui-ci qui était chargé de mener les négociations avec le pouvoir pendant que les militants du PCD organisaient en sous-main les grèves et les manifestations. Une sorte de division du travail semblait s’être ainsi établie entre les deux  » organisations sociales de mouvement  » : le BEN et les étudiants non-communistes instrumentalisant en quelque sorte l’action du PCD pour faire avancer leurs revendications. En réalité, cette complémentarité naissait plutôt de la concurrence, de la rivalité entre les deux structures pour l’orientation et le monopole du mouvement. Selon les témoignages, les luttes internes, en effet, furent importantes et parfois violentes.

L’action mobilisatrice du PCD ne s’est pas limitée à l’université. Très implanté dans certaines administrations, au ministère du Plan et de la Statistique notamment, il participa activement à l’organisation des grèves de la fonction publique par la mise en place de  » Comités d’action  » et de  » Comités de lutte « . Il dirigea aussi en grande partie l’action de rue : c’est à l’appel de la  » Convention du peuple  » et du  » Comité de salut national  » (communistes)[54] que se déroulent par exemple les grandes manifestations de décembre 1989. L’image commune des grands mouvements de masse, spontanés, est donc à relativiser.

Les syndicats indépendants ont également joué un rôle déterminant dans l’organisation de la protestation. Et leur contribution est d’autant plus intéressante que, contrairement au PCD, ils  » émergent  » au cours de la crise, se constituent en tant qu’acteurs autonomes par leur participation à la mobilisation. Parallèlement à la lutte pour les salaires, les syndicats mènent en effet, tout au long de l’année 1989, un combat pour leur autonomie, pour se dégager des rêts de la centrale syndicale unique, l’UNSTB, et saper ainsi les fondements du régime.

L’engagement des organisations syndicales commence effectivement par une lutte interne contre la direction de l’UNSTB. C’est le Syndicat National de l’Enseignement Supérieur (SNES) de Léopold Dossou qui lance le mouvement qui va mener à la  » désaffiliation  » de la majorité des membres de la centrale et la constitution d’une confédération de syndicats autonomes. Alors que les étudiants optent dès le départ pour la grève et la confrontation directe avec le pouvoir, les enseignants du supérieur choisissent une autre voie, une stratégie procédurale de protestation. Il s’agit d’abord de prendre le pouvoir au sein des instances dirigeantes du SNES, de convoquer un congrès pour provoquer la désaffiliation et ainsi remettre en cause le système de l’intérieur. Une fois pris le contrôle du syndicat, témoigne L. Dossou, il sera alors possible de  » faire de l’agitation politique  » et s’engager plus avant dans la contestation. D’où l’impression de retard ressentie par les étudiants, en grève depuis mi-janvier, qui doivent attendre début avril pour voir leurs professeurs leur emboîter le pas. D’où également, le ton plutôt modéré des premières déclarations du SNES en comparaison de celles qui suivent le Congrès extraordinaire des 11 et 12 août 1989 au cours duquel il se retire de l’UNSTB. En avril, les enseignants du supérieur déplorent tout autant  » l’utilisation de méthodes terroristes dans le champ des luttes politiques et syndicales  » que la  » stratégie de pourrissement adoptée par le pouvoir  » dont les  » arrestations sont indignes d’un pays démocratique  » et qui  » doit apprendre à surmonter sa peur de la chose écrite, rétablir pleinement la liberté d’expression et toutes les libertés démocratiques garanties par notre loi fondamentale « [55]. Par la suite, le ton devient beaucoup plus radical.

En 1989, le SNES est le seul syndicat qui parvient à changer de direction et à se retirer de la centrale unique. Mais toutes les autres organisations (à la tête desquelles, le SYNAPOSTEL de Z. Ibrahima, le Syndicat de l’enseignement secondaire, technique et professionnel, le Syndicat des transports…) contestent et mettent en cause la légitimité de l’UNSTB. Rapidement, celle-ci voit son pouvoir s’éroder. Elle perd de plus en plus d’adhérents lorsque les grèves éclatent et que les leaders officiels, cooptés, s’avèrent freiner le mouvement.

Se créent alors des organisations parallèles, les  » Bureaux de liaison  » et les  » Comités d’action  » (plutôt d’obédience communiste) qui prennent en charge la mobilisation et l’organisation des grévistes. Progressivement, des réseaux se mettent en place qui doublent les structures existantes, un maillage territorial se constitue entre les différents lieux d’occupation et de contestation. Est créé, par exemple, un front des trois ordres d’enseignement (le Front des enseignants), chargé de la coordination du mouvement et des négociations avec le pouvoir. Un Bulletin de liaison, mensuel, est publié.

Peu à peu, ces Comités de liaison qui n’étaient au départ que des structures de coordination entre établissements, entre provinces, deviennent les bases d’une organisation syndicale alternative. Revendiquant la légitimité, le monopole de représentation des travailleurs face à la direction d’une UNSTB compromise, ils se posent en  » interlocuteurs incontournables du pouvoir « [56] et se constituent ainsi en tant qu’acteurs dans la dynamique des mobilisations.

Le mouvement d' » auto-organisation  » débute donc avec les enseignants ; mais il est rapidement suivi par les autres secteurs et aboutit aux congrès de janvier 1990 qui consacrent le mouvement de désaffiliation et la constitution d’une Confédération des Syndicats Autonomes dirigée par Léopold Dossou.

Ces modalités concrètes de mobilisation syndicale sont importantes pour comprendre le processus de changement politique, pour comprendre notamment les mécanismes de « désobjectivation » propres aux conjonctures de crise. A travers le mouvement d’auto-organisation et l’érosion des structures officielles, estime C. Allen,  » les grévistes ont vu une leçon objective prouvant la nécessité de réformer le système politique et prouvant la valeur du pluralisme institutionnel « [57]. Cette vision un peu naïve révèle simplement qu’à l’instar des étudiants en 1985, ou leurs homologues de Gdansk[58], les grévistes béninois font concrètement l’expérience d’une alternative et d’un processus de  » déconstruction sociale de la réalité « .

L’action des syndicats autonomes dans la direction des grèves, révèle l’importance des  » organisations sociales de mouvement  » dans la mobilisation, mais aussi leur diversité, leur concurrence et leur stratégies respectives. Au sein du SNES, par exemple, les débats pour déterminer la ligne d’action ont été houleux entre les partisans de la confrontation directe et ceux de la stratégie  » légaliste  » de mobilisation[59]. D’autant que les divisions internes aux syndicats se doublaient, au sein des unités mobilisées, de la rivalité entre Comités (syndicaux) de liaison et Comités d’action du PCD. Dans un contexte de concurrence pour le monopole de la mobilisation des travailleurs marqué par la fluidité politique, ces positionnements stratégiques étaient aussi des « coups » pour s’affirmer en tant qu’acteur et représentant légitime des groupes mobilisés.

Ces rivalités et ces problèmes d’organisation peuvent sembler triviaux. Ils nous instruisent pourtant sur la plasticité et la complexité empirique de ce qui apparaît de loin comme un mouvement unitaire pour la démocratie. Ils semblent également illustrer les récentes hypothèses de C. Tilly invitant à conceptualiser les acteurs des mobilisations de transition comme  » des réseaux sociaux changeants, contingents, qui se construisent en tant qu’acteurs dans le processus même de mobilisation « [60].

LA CONFÉRENCE NATIONALE

Etudier les mouvements de contestation, décrire leur organisation et leur évolution au cours de la crise est important pour prendre la mesure des dynamiques internes de la transition béninoise. Mais, pour en comprendre l’issue, il faut aussi analyser comment le double mouvement de revendication et de réformes politiques fut relayé par une instance, une procédure institutionnelle : la Conférence Nationale.

Celle-ci est en effet un moment et un lieu privilégié pour observer les modalités de traduction des doléances, le potentiel mobilisateur de la revendication démocratique, mais aussi les mécanismes de conversion des ressources, de représentation-construction des groupes mobilisés. Elle permet également d’observer les stratégies d’instrumentalisation des mobilisations et les luttes pour la gestion du sens, pour la définition de la situation qui vont peser sur l’issue de la crise.

Un moment clé du changement

La Conférence Nationale des Forces Vives de la Nation (CNFVN) qui se tient à Cotonou du 19 au 28 février 1990 est, aux yeux de la majorité des observateurs, le moment fort du processus de transition béninois, le moment où se décide le changement. En une semaine, effectivement, les 493 délégués de l’opposition et du pouvoir se mettent d’accord pour jeter les fondements d’un ordre nouveau. La Conférence suspend d’abord la constitution  » marxiste-léniniste  » de 1977 et confie à un commission de juristes le soin de rédiger une nouvelle constitution qui sera soumise à référendum (décembre 1990). Elle restreint ensuite les pouvoirs du Président de la République : M. Kérékou, est maintenu à son poste, mais il perd la plupart de ses attributions dont le portefeuille de la défense. Des institutions de transition sont mises en place : création d’un poste de premier ministre (confié à une large majorité à Nicéphore Soglo) et d’un organe législatif, le Haut Conseil de la République composé des 13 membres du Présidium de la Conférence, des anciens présidents de la république, des trois présidents des commissions (constitutionnelle, économique et culturelle), de six délégués des provinces et de 25 membres élus. La Conférence Nationale a donc par ses décisions une portée considérable, elle inaugure un nouveau régime, esquisse un nouveau système politique.

Mais l’exposé de ses actes ne suffit pas à en mesurer l’importance et à en comprendre l’issue: il faut aussi et surtout replacer les débats dans leur contexte de tension et d’incertitude, dans la dynamique des mobilisations et des réformes et tenter de discerner derrière les problèmes concrets de préparation et d’organisation, les enjeux fondamentaux du changement.

La « guerre des quotas » : conversion des ressources et « construction » des groupes mobilisés

Analyser la Conférence Nationale béninoise comme instance de médiation de la dynamique des mobilisations et de réforme suppose de s’interroger sur les procédures de représentation des groupes sociaux mobilisés, sur les processus de conversion des ressources et de « construction-objectivation » de ces groupes par leur participation à la Conférence.

Comment organiser la représentation (équitable) des diverses  » sensibilités politiques  » et des acteurs sociaux mobilisés? Ce fut une des questions clés du processus de transition béninois qui a donné lieu à l’épisode intéressant de la  » guerre des quotas « [61].

Le problème avait été confié, au lendemain des décisions historiques du 8 décembre, à un Comité national préparatoire chargé de  » définir les modalités pratiques de l’organisation de la Conférence, d’en arrêter le programme et d’en élaborer les documents de base « [62]. Dirigé par Robert Dossou, le comité était composé de huit personnalités, toutes membres du gouvernement : Salifou Alidou (ministre de l’enseignement moyen et supérieur), Germain Kadja (ministre de l’enseignement matrernel), Amos Elegbé (ministre du commerce), Iréne Zinsou (ministre des affaires sociales), Ousmane Batoko (ministre de l’information et de la communication), Saliou Aboudou (ministre de la justice) et Pancrase Brathier (ministre de l’intérieur), vice président du comité. Contesté dès le départ pour sa composition, le comité de R. Dossou a rapidement perdu sa crédibilité aux yeux des opposants et suscité de nouvelles vagues de mobilisation.

L’objet du litige concernait évidemment la désignation des délégués à la Conférence nationale. L’objectif avoué étant « d’amener toutes les structures sociales à s’impliquer librement dans le nouveau projet de société »[63], une quinzaine de catégories sont définies par le comité, offrant des représentants aux  » anciens présidents et sages « , aux syndicats, aux  » sensibilités politiques « , aux  » Béninois de l’extérieur « , à l’Université, aux  » opérateurs économiques « , aux  » associations professionnelles « , aux  » associations de développement « , aux  » ONG « , aux  » cultes « , aux  » provinces « , aux  » forces armées révolutionnaires « … Contrairement à d’autres pays, comme le Togo, le Bénin disposait alors d’un tissu social (associatif notamment) assez important qui, semble-t-il, a facilité cette préparation de la conférence et favorisé son déroulement[64].

L’opération n’était pourtant pas sans dangers : les groupes d’opposition, les syndicats, souhaitaient que  » les quotas reflètent la situation réelle « [65], qu’ils traduisent leur poids dans la rue et leur capacité de mobilisation alors que le pouvoir, par la voie du comité préparatoire, entendait privilégier les structures  » représentatives  » officielles, notamment les sept départements du comité central du PRPB. De fait, l’annonce des premiers quotas en janvier 1990 soulève immédiatement un tollé : l’opposition dénonce le projet reservant une large place au gouvernement, à l’assemblée, aux militaires et au PRPB qui obtenait quinze siège contre deux aux autres formations politiques. En janvier-février 1990, une nouvelle dynamique de mobilisation s’enclenche qui pousse les autorités à amender les quotas : la représentation du PRPB est revue à la baisse, mais le pouvoir se garantissait toujours une large majorité par le biais d’organisations  » para-officielles  » ou acquises à ses vues. Ainsi, des 76 sièges attribués aux paysans et artisans, désignés par les unions paysannes ou les associations locales de développement.

Constatant que la poursuite de l’affrontement ne leur ferait pas gagner la  » guerre des quotas « , les groupes d’opposition adoptent alors une autre stratégie : engager une concertation secrète avec ces organisations concurrentes. Chacun est chargé de  » démarcher « , de faire jouer ses relations personnelles pour gagner à la cause du changement les représentants sous influence. Cette opération de  » débauchage  » des délégués ruraux, ces tractations avec les associations de développement, permirent ainsi aux groupes d’opposition de rétablir en sous-main l’équilibre des rapports de force. D’où, pendant la Conférence nationale, des retournement d’alliance  » inattendus  » qui prirent de court un pouvoir qui pensait avoir vérouillé les débats et écrit d’avance le scénario d’une Conférence des cadres-bis.

Par delà l’anecdote, cet épisode de la  » guerre des quotas  » nous révèle quelques propriétés importantes des contextes de fluidité politique et illustre les problèmes qui se posent aux acteurs dans ces situations.

On y observe d’abord le problème fondamental de la conversion des ressources en période de crise. Pour les groupes d’opposition, les syndicats, comment convertir leurs capacités, leur force de mobilisation dans la rue en nombre de sièges, de représentants dans l’arène institutionnelle ? Le passage de la mobilisation sociale à la représentation politique fut loin d’être évident comme le prouve la  » guerre des quotas « . A l’évidence, les  » taux de change « , de conversion, ne furent pas les mêmes selon les groupes, selon leur capacité à se faire reconnaître comme  » représentatifs « .

Se pose ensuite, à travers les débats sur la désignation des délégués, le problème de l’identification et de l’objectivation des acteurs dans les conjonctures fluides. Pour que des négociations soient possibles, qu’un pacte aboutisse, rappelle J. Leca, il faut des entités objectivées, dotées d’une identité solide et représentant des intérêts sociaux eux aussi objectivés et spécifiques[66].Comment ouvrir une discussion ou établir un compromis entre des parties dont les identités, labiles, se constituent et s’affirment dans la dynamique même des mobilisations? Concrètement,  » comment jauger la réalité de leur existence et de leur représentativité  » se demandait R. Dossou, à propos des multiples  » sensibilités politiques  » qui émergent à l’approche de la Conférence nationale[67]. Le problème est accru dans une société où les lignes de clivage se chevauchent (straddling) et dans une situation de fluidité politique où les  » marques de l’existence  » (Dobry), perdent de la consistance. Le comité préparatoire a dû ainsi avoir recours aux tracts et aux divers documents collectés par les services de police pour identifier les partis et les groupes susceptibles de participer à la Conférence. Mais, dans le même temps (janvier-février 1990), de nombreux nouveaux acteurs (associations, partis) prétendant à la représentation nationale, apparaissaient et tentaient de s’affirmer sur la scène publique par la mobilisation de diverses ressources.

Dans ce double processus d’émergence, d’auto-délégation  » par le bas  » et de désignation artificielle  » par le haut  » des groupes légitimes ( » représentatifs  » dans le langage du comité), dans cette conversion des ressources de la mobilisation sociale à la représentation politique, se jouait au fond l’objectivation des acteurs, des intérêts et à travers eux la construction d’un espace public pluraliste. A ce titre, la codification établie par le comité, les catégories de délégués négociées avec les groupes d’opposition dominants, ont incontestablement pesé sur la  » construction  » des acteurs légitimes et la restriction du champ de la représentation. Avec le recul, on peut considérer que ces modalités pratiques d’incorporation / exclusion des mouvements sociaux ont pour une part  » configuré l’arène politique « [68] du Renouveau démocratique béninois. Dans une perspective de  » path dependency « , on peut voir dans cette  » conjoncture critique « , ces débats sur la représentativité et la désignation des délégués à la Conférence, un conditionnement génétique du régime en gestation. Conditionnement qui pourrait expliquer la « confiscation » du processus de transition par certains groupes et accréditerait l’hypothèse de J-F Bayart sur la poursuite de la « révolution passive post-coloniale ».

Les débats de la Conférence nationale : incertitude et luttes pour la gestion du sens

Rien n’était pourtant joué avant la réunion des  » Forces Vives  » de février 1990. Le climat depuis décembre était extrêmement tendu, les forces d’opposition, plus que jamais mobilisées, durcissaient le ton avec la création d’un front commun des quatre principaux partis[69] et la constitution d’un « front du refus » dirigé par les enseignants. Le PCD, refusant la conférence nationale, appelait toujours à l’insurrection armée dont les manifestations de décembre devaient donner le signal. Les grèves continuaient et s’étendaient de nouveau à l’ensemble des secteurs alors que les forces armées s’engageaient plus directement dans le débat politique et étalaient leurs divisions. A l’approche de la Conférence et pendant toute la durée des débats, le pays vécut ainsi au bord de l’affrontement.

Il faut insister sur ce contexte d’extrême tension, d’incertitude qui a baigné la Conférence et abandonner l’image idéalisée, pacifiée, de la réconciliation nationale pour en comprendre l’issue sinon la portée[70]. Toujours dans une perspective « génétique », il nous semble important de revenir sur quelques moments clés de la Conférence où selon les témoins « tout a failli basculer », de s’attarder sur les luttes, les coups, qui ont structuré ces situations de fluidité politique et déterminé pour une large part la suite du processus. Sans dévaluer le rôle personnel du président des débats, Mgr De Souza, qui selon tous les témoignages a été déterminant, nous voudrions simplement, à travers ces luttes, souligner le caractère aléatoire de l’issue de la Conférence nationale et au fond de l’ensemble du processus de transition béninois.

Parmi ces conflits, les luttes pour la gestion du sens, pour la définition de la situation, nous semblent avoir été capitales. Pour deux raisons au moins : parce que la Conférence nationale  » instaure, pour un temps, la domination du champ politique par une contrainte d’ordre symbolique « [71] qui donne une force particulière aux discours. Du fait, ensuite, des propriétés mêmes des conjonctures fluides où les compétitions pour l’imposition du sens, pour la définition légitime de la réalité sont directement des luttes pour le pouvoir qui configurent l’arène politique.

Ces propriétés apparaissent à la lecture du procès verbal des débats : d’abord, les « définitions » qui émergent, qui structurent les perceptions, sont directement liées aux coups des acteurs, à la dynamique de leur interaction. Ensuite, ces définitions concurrentes de la réalité sont interdépendantes et subissent l’attraction conjoncturelle de  » solutions focales « , de  » saillances situationnelles « [72] qui s’imposent comme point de convergence des interprétations et des anticipations. « Solutions » en fonction desquelles vont s’établir les nouvelles règles du jeu et se cristalliser les institutions de transition.

C’est autour de la question centrale de la souveraineté de la Conférence que ces conflits furent les plus violents et les plus révélateurs. Derrière les questions de procédure, qui occupent une large place dans les premiers jours de débat, plusieurs conceptions s’affrontent en effet : Kérékou, on l’a vu, conçoit dès le départ la Conférence nationale comme un mode de gestion de la crise, un moyen de sortir de l’impasse comme en 1979. Pour lui et semble-t-il aussi pour les bailleurs de fonds, elle n’est qu’un cadre d’expression des doléances, un moyen d’associer l’ensemble des  » Forces Vives  » à la définition d’un nouveau programme économique, à l’élaboration d’un nouveau contrat social, au prix de quelques réformes politiques et d’un changement d’alliances. Mais dès l’ouverture de la Conférence, cette conception va être remise en cause, la  » définition de la situation  » va échapper à ses instigateurs.

On bascule alors dans un contexte de fluidité politique, où les rapports de force, les perceptions, les alliances se modifient au fil des coups, au gré des positionnements de chaque acteur. Il règne, selon un observateur,  » un climat de gravité, d’angoisse, le sentiment d’une issue imprévisible qui échappe aux prises de la collectivité « [73]. On prie beaucoup, on convoque les esprits, les forces de l’invisible pour faire face à l’effondrement des repères, des critères routiniers d’évaluation.

C’est dans ce contexte de forte « désobjectivation » que se déroulent ces compétitions pour la définition de la situation qui n’en ont que plus de poids : dès le premier jour, le débat est lancé par le philosophe Paulin Hountondji qui déplore que dans les documents préparatoires  » nulle part la souveraineté de la Conférence n’est mentionnée « [74]. R. Dossou tente bien de circonscrire la discussion, de la cantonner à l’ordre du jour ( » nous sommes ici pour adopter le règlement intérieur, pour les débats de fond, on verra après « [75]), mais la question de la souveraineté apparaît désormais comme l’enjeu central. Dans ce contexte, elle s’impose comme seule solution possible et légitime, comme un  » point focal  » qui cristallise les débats et détermine les calculs. C’est en fonction de ce paramètre, que vont alors se définir la situation et les règles du jeu, que va se façonner le régime de transition.

Dès le lendemain, le conflit est ouvert : la proclamation de souveraineté est inscrite au débat par les membres du Présidium, à l’article 3 du règlement intérieur. Les partisans de Kérékou, sentant le processus leur échapper, tentent de revenir à la définition de départ, d’accréditer leur conception d’une conférence-palabre, simple consultation des Forces vives :  » le président de la République, en invitant les gens à la Conférence, ne les a pas appelés pour faire une constitution mais pour trouver les voies et les moyens de sauver le pays de ses difficultés; c’est sur cette base que nous devons travailler et remettre les résultats au président « . Le chef de l’Etat, dans son discours d’ouverture, avait pris soin de définir à l’avance cette mission, la limitant essentielement au domaine économique. La conférence, réaffirmait-il, n’avait pas été convoquée pour  » dresser une liste de griefs ou discuter de notion de science politique « . A la limite, admettait-il,  » si vous voulez que nous prenions des décisions hardies, nous pouvons procéder à un remaniement ministériel, mais ce qui n’est pas tolérable c’est de croire que le gouvernement actuel est démissionnaire (…). Qu’on ne nous dise pas : démissionne ! « . Ses partisans au fil des jours réaffirment que  » Nous sommes ici pour revoir les difficultés du pays (…), non pour enlever quelqu’un  » ;  » notre conférence ne peut-être que consultative  » et « le réalisme doit nous guider » ;  » qu’on s’en tienne à la mission que le chef de l’Etat nous a confiée, à savoir l’élaboration d’une charte nationale « [76].

Mais ces résistances et les interventions répétées du général-président, n’empêchent pas les délégués de proclamer la souveraineté de la conférence nationale le 25 février 1990. Au fil des coups, des luttes; la « conférence a changé » estime un participant[77] ; mais jusqu’au dernier moment, Kérékou et ses soutiens ne désespèrent pas d’en rétablir l’orientation puisque le 26 février il déclarait encore que  » cette conférence (avait) été convoquée pour le redressement économique et la relance de la production « .

Dans ce contexte d’incertitude structurelle, les luttes pour la gestion du sens furent donc importantes. D’après les témoignages, les acteurs de l’opposition avaient confiance dans la force de leur parole, croyaient en la magie performative de leur discours:  » Nous étions persuadés que la discussion emporterait l’adhésion ; une fois que nous aurions dit certaines choses, il serait impossible de revenir dessus, de les invalider « , nous confiait l’ex-président Zinsou.

Pourtant, cette  » magie performative « , cette violence symbolique n’explique pas à elle seule l’issue de la Conférence. Elle fut largement dépendante de l’évolution des rapports de force, des renversement d’alliance et conditionnée par la gestion d’autres ressources, bien plus matérielles. Les 24 et 25 février, par exemple, tout a failli basculer avec la menace de coup d’Etat du Colonel Kouandété et l’intervention nocturne de Kérékou. Le premier, pressentant une issue défavorable de la Conférence, intervenait pour signifier aux conférenciers que l’armée n’accepterait pas un tel renversement du pouvoir et, qu’en cas de  » démission  » du président Kérékou, il reprendrait le flambeau de la resistance au changement. Désormais, le relatif consensus sur la définition de la situation s’était effondré : le comportement des conférenciers était alors qualifié de  » coup d’Etat civil  » par les militaires (colonel V. Guézodjé) et les caciques du PRPB. Sentant la situation leur échapper, ils se réunirent et décidèrent d’employer la force pour bloquer le processus. Ainsi, dans la nuit du 24 au 25 février, le chef de l’Etat appella Mgr de Souza pour mettre fin aux débats et un responsable militaire alla trouver Léopold Dossou, vice-président de la Conférence pour établir clairement les menaces : les chars entouraient la salle de conférence de l’hôtel-PLM et ne laisseraient pas sortir vivants les participants s’ils ne revenaient pas à de meilleures intentions. Le climat était extrêment tendu, on était dans un  » système à monnaies multiples « [78], typique des conjonctures fluides, où la valeur des divers types de ressources varie au fil des coups. Le discours n’est plus alors la monnaie dominante, chaque acteur utilise ses propres liquidités pour imposer sa solution et sa définition de la réalité. Ainsi, le syndicaliste L. Dossou va-t-il opposer à la force des baïonnettes la menace d’une révolution sociale pour décourager son interlocuteur[79], tandis que Mgr De Souza usera de persuasion pour convaincre le chef de l’Etat. La Conférence poursuivra son cours.

Cet épisode vient rappeler l’importance centrale des dynamiques de mobilisations et de réforme car, parallèlement aux négociations de Mgr De Souza et des ex-présidents, c’est finalement l’instrumentalisation des grèves et des manifestations de rue par les oppositions qui semble avoir décidé de l’issue de la Conférence.  » Nous savons tous ici que nous sommes supportés par la pression des grèves qui constituent des forces suprêmes. Ne tergiversons pas (à propos de la souveraineté). Nous pouvons le faire puisque la pression des grèves est là et ne disparaîtra pas après la Conférence « , prévenait déjà un délégué le premier jour[80]. Les menaces de révolution semblent avoir été entendues par une armée déjà affaiblie par ses divisions. Selon les témoins, elles ont aussi pesé dans les débats internes au Présidium : alors que les discussions étaient tendues entre les membres, les syndicalistes ont dû menacer de se retirer et de relancer la mobilisation sociale pour faire adopter la proclamation de souveraineté.

A l’opposé du modèle idéalisé de la Palabre, du changement politique consensuel, ces évènements nous rappellent également le caractère conflictuel et très largement aléatoire de la Conférence nationale. Ils révèlent aussi, dans la perspective adoptée, l’importance stratégique de certains coups, de certaines luttes et du poids du contexte d’action dans l’issue de la crise, la configuration du nouveau régime.

En guise de conclusion, il faut insister sur cette incertitude structurelle qui n’a pas seulement marqué la période de crise (1989-février 1990) que nous venons de présenter, mais aussi toute la phase de transition. Jusqu’aux élections de 1991, qui marquent le début officiel du Renouveau démocratique, rien en effet ne semblait joué. Maintenu à son poste, le président Kérékou, bien qu’affaibli, disposait toujours de ressources importantes (ressources financières, contrôle des circuits clientélistes, ressources coercitives…) qui faisaient craindre une réversibilité du processus. Lors de la proclamation des résultats des élections présidentielles, en mars 1991, il disparut d’ailleurs quelques jours, menaçant de ne pas accepter sa défaite. Mais le vote de son amnistie et les nouveaux appels à la raison de Mgr de Souza semblent l’avoir convaincu. Il est vrai que malgré les rumeurs de coup d’Etat, il ne disposait alors plus guère des moyens de sa politique: les nouvelles autorités avaient mis à profit la période de transition pour réformer les forces armées, remplacer ses soutiens par des officiers loyaux et affaiblir le Bataillon de la garde présidentielle.

Cet épisode, qui clôt la période officielle de transition, illustre s’il en était besoin, la réversibilité toujours possible des processus de démocratisation. Contre les images idéalisées du  » modèle béninois  » de changement pacifique, il s’ajoute aux incertitudes de la Conférence nationale, à l’indétermination de la dynamique de crise pour nous rappeler sa fluidité et son caractère largement aléatoire.

par RICHARD BANEGAS
Doctorant en science politique à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.


Notes :

1. Cet article condense les enseignements d’une mission menée sur le terrain en janvier-février 1994 et constitue un des volets d’une étude plus complète, à paraître dans un ouvrage collectif (Karthala). Financée par le Centre d’Etudes d’Afrique Noire de Bordeaux, cette mission s’inscrivait dans le cadre d’un programme comparatiste sur « Les contraintes externes et les dynamiques internes des transitions africaines », soutenu par le Ministère de la Recherche et dirigé par P. Quantin et J-F. Médard au CEAN. Nous tenons particulièrement à remercier P. Quantin pour ses conseils, ses commentaires ainsi que tous nos interlocuteurs béninois.

2. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de G. Hermet, Les Désenchantements de la liberté. La sortie des dictatures dans les années 1990, Paris, Fayard, 1993.

3. Dans le contexte africain, le concept gramscien repris par J-F Bayart désigne un des trois scénarios de construction historique de l’Etat. Entre la voie de la modernisation conservatrice et celle de la révolution sociale, il renvoie au processus d’assimilation réciproque des élites, au compromis entre catégories dominantes, anciennes et nouvelles et aux mécanismes de cooptation et d’absorption des contre-élites qui s’opèrent dans le creuset des institutions étatiques.

Voir Bayart (J-F), L’Etat en Afrique. La Politique du ventre, Paris, Fayart, 1989.

4. L’adjectif « génétique » ne doit pas laisser croire à une approche historiquement déterministe. Nous nous situons plutôt ici dans le cadre de la réflexion de M. Dobry que nous croyons féconde pour l’analyse des transitions et dans le prolongement des travaux des Collier sur la « path dependency », qui insistent sur les conditionnements « génétiques » qui peuvent naître de certaines conjonctures critiques. Voir Dobry (M), Sociologie des crises politiques. La dynamiques des mobilisations multisectorielles, Paris, FNSP, 1986 et Berins-Collier (R), Collier (D), Shaping the political arena. Critical junctures, the Labor movement and the Regime dynamics in Latin America, Princeton, Princeton Univ. Press, 1991. Pour une tentative d’application de l’approche de M. Dobry aux périodes de transition, voir Banégas (R), Les Transitions démocratiques comme situations de fluidité politique. Gestion, légitimation, consolidation, Institut d’Etudes Politiques de Paris, Mémoire de DEA, 1992 (dir. G. Hermet).

5. Nous avons discuté de cette place réservée à l’action collective par la « transitologie » dans un numéro précédent de Cultures & Conflits, voir Banégas (R), « Les Transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique », Cultures & Conflits, n° 12, hiver 1993, pp. 105-142.

6. Sur cette économie de transit et ces mécanismes d’accumulation, voir Igué (J), L’Etat entrepôt au Bénin. Commerce informel ou solution à la crise, Paris, Karthala, 1992. Voir également Allen (C) et alii, Bénin, Congo, Burkina Faso. Economics, Politics, Society, Londres, Pinter pub., 1989, pp. 75-117 ; ainsi que Codo (L), « Incidences économique des flux transfrontaliers clandestins. Nigéria et Bénin », Afrique Contemporaine, n°140, 1986, pp. 11-23., Alfred (C), « Le miracle béninois », Africa International, n°225, mars 1990, pp. 35-38 et Jeune Afrique Magazine, n°66, janvier 1990, pp. 30-33.

7. Pour plus de détails, voir Vittin (T), Bénin : de la stabilité à l’ère des turbulences, Bordeaux, IEP-CEAN, 1989, multig. 37 p. Dans une perspective historique, voir Vittin (T), Esquisse de la formation et de l’évolution des élites modernes au Bénin, Bordeaux, IEP-CEAN, 1989, multig. 24 p.

8. Sur les contradictions inhérentes à la politique des prébendes, voir Medard (J-F), « L’Etat patrimonialisé », Politique Africaine, n°39, septembre 1990, pp. 25-36.

9. Vittin (T), « Bénin, du système Kérékou au renouveau démocratique », in Medard (J.F), Etats d’Afrique noire, Paris, Karthala, 1991, p. 107.

10. ibid. p. 108.

11. Voir l’évaluation lexicologique effectuée par Dansou Alidjinou (A), Le discours politique béninois (1972-1990), Thèse d’Etat de Science Politique, Université Montpellier I, 1992, 345p. Nous tenons particulièrement à remercier Adolphe Dansou pour son accueil amical et son aide inestimable sur le terrain.

12. Pour une réflexion générale sur les effets politiques des crises financières en Afrique, voir Rothschild (D), Foley (J), « Implication of scarcity for governance in Africa. », International Political Science Review, 4 (3) 1983, pp. 75-117.

13. Pour une analyse détaillée de cette affaire et des mécanismes du pillage des banques, voir Chabi (M), Banqueroute : mode d’emploi. Un marabout dans les griffes de la maffia béninoise, Porto Novo, Editions Gazette Livres, 1993.

14. Vittin (T), « Bénin, du système Kérékou au Renouveau démocratique », art. cit., p. 108.

15. Pour une approche ainsi modélisée des processus de transition, voir O’donnell (G), Schmitter (P), Transitions from authoritarian rule. Tentative conclusions about uncertain democracies, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1986. Et Przeworski (A), Democracy and the market, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.

16. Ainsi la position de Kérékou le « Caméléon » est-elle difficile à définir. Jouant sur plusieurs tableaux à la fois, il sût changer à temps de registre et de position. Usant de la menace de son Bataillon présidentiel, s’appuyant sur les « faucons » du régime pendant toute la crise, il n’hésita pas non plus à coopter des opposants et à « instrumentaliser » les ingérences extérieures pour se débarasser de son aile dure devenue embarasssante.

17. Voir infra, le rôle de Robert Dossou dans la préparation de la Conférence nationale.

18. Membres de la Ligue Nationale de la Jeunesse Patriotique qui s’allient aux militaires en 1974 et font adopter la ligne marxiste-léniniste.

19. Robert Dossou est nommé Ministre du Plan, conseiller spécial du Président, René Ahouanssou, président de la Commission de vérification des biens et M. Salifou, ministre de l’enseignement supérieur.

20. Pour une analyse plus détaillée de la place des militaires dans le régime béninois, voir Decalo (S), Coups and army rule in Africa, New haven, Yale University Press, 1990.

21. Pour la définition conceptuelle et la discussion de ces notions, voir Dobry (M), op. cit.

22. Lettre Pastorale des Evêques du Bénin pour le carême de l’an de grâce 1989: Convertissez vous et le Bénin vivra, Cotonou, Imprimerie Notre Dame, 1989.

23. Cette initiative fait suite à la visite d’une délégation d’Amnesty International qui dénonce le régime béninois pour ses records de détention de prisonniers politiques.

24. Trois sièges étaient ainsi réservés aux enseignants.

25. Le Parti Communiste du Dahomey, fut depuis sa création en 1977 le principal, sinon l’unique, parti d’opposition au régime Kérékou. Dirigé dans la clandestinité par Pascal Fantodji et Jean K. Zounon il prouva par ses actions lors des grèves et manifestations de 1979, 1985 et 1989 son indéniable capacité de mobilisation. Voir infra.

26. Pour une évaluation quantitative et comparative, voir Wiseman (J), « Urban riots in West Africa », Journal of Modern African Studies, 24 (3) 1986, pp. 509-518.

27. Les Zémidjans constituent en effet une population très hétéroclite reconvertie dans le taxi-moto : ouvriers au chômage, jeunes sans qualifications, étudiants sans emploi, ex-fonctionnaires « compressés »… Voir, Tossou (C), Acteurs et enjeux des transports urbains informels. Taxi-autos et taxi-motos au Bénin, Genève, BIT, 1993.

28. Voir Mongbo (R), « La dynamique des organisations paysannes et la négociation quotidienne du développement rural à la base. Une étude de cas au Bénin », in Jacob (J-P), Lavigne (P), Les Associations paysannes en Afrique, Paris, APAD-Karthala-IUED, 1994, pp. 135-154.

29. Disposant de certains fiefs en milieu rural, le PCD s’appuya sur des mouvements de mécontentement, dans de nombreuses communes, pour « élire » de nouveaux maires en remplacement de ceux nommés par le pouvoir.

30. Comités de Défense de la Révolution, instances locales de décision, rapidement investies et détournées par les autorités locales « traditionnelles ».

31. Voir par exemple, Mamdani (M), « State and civil society in contemporary Africa. Reconceptualizing the birth of State nationalism and the defeat of popular movements », Africa development, 15 (3-4) 1990, pp. 47-70. ; ainsi que Anyang Nyong’o (P), « Democratization process in Africa », Review of African Political Economy, n°54, 1992, pp. 97-102.

32. Voir sur ce point l’ouvrage de Bayart (J.F.), L’Etat en Afrique, op. cit.

33. Bigo (D), « La délégitimation des pouvoirs : entre politique du ventre et démocratie. » in Conac (G): L’Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris, Economica, 1993,. p. 161.

34. Voir, Toulabor (C), « L’énonciation du pouvoir et de la richesse chez les jeunes « conjoncturés » de Lomé », Revue Française de Science Politique, 35 (3) juin 1985.

35. La distinction entre les deux est plus analytique qu’empirique dans la mesure où ces deux formes de mobilisation, loin de s’opposer, se sont en général mutuellement renforcées.

36. Voir Allen (C), « Restructuring an authoritarian state. Democratic renewal in Bénin », Review of African Political Economy, 54, 1992, p. 47-48 notamment.

37. Déclaration de politique générale du SNES lors de son congrès extraordinaire des 11 et 12 août 1989.

38. Voir Mémorandum de l’Ordre National des Avocats de la République Populaire du Bénin (39 p.).

39. Cela semble avoir été le cas dans la majorité des pays si l’on en croit la seule étude comparative consacrée aux mouvements de revendication démocratique de Bratton (M), Van De Walle (N), « Popular protest and political reform in Africa », Comparative Politics, 24(4) 1992, pp. 419-442 ; et dans une version remaniée : « Toward governance in Africa, popular demands and State responses », in Hyden (G), Bratton (M), Governance and politics in Africa, London, L. Rienner, 1992, pp. 27-55.

40. Voir note n°13.

41. Voir Mbembé (A), « La bouche, le ventre et le pénis. Notes sur le pouvoir et l’obscénité en post-colonie », Communication au Congrès de l’African Studies Association, Atlanta, novembre 1989.

42. Pour une version formalisée, voir Starr (H), « Democratic dominoes. Diffusion approaches to the spread of democracy in the international system », Journal of Conflict Resolution, 35 (2) juin 1991, pp. 356-381.

43. Voir Bayart (J-F), The State in Africa. The Politics of the Belly, London, Longman, 1993, p. X et ss., où l’on trouve une première critique de ces explications diffusionnistes.

44. Voir Gurr (T), Why Men rebel ?, Princeton, Princeton University Press, 1970, et Hirschman (A), « The changing tolerance for income in the course of economic development », Quarterly Journal of Economics, 87, 1973.

45. Cité par Gbado (B), En marche vers la liberté, Porto Novo, CNPMS, 1991. p. 29.

46. La fermeture des options d’exit est un des facteurs de mobilisation que discute Chazan (N.), « African democratic challenge », World Policy Journal, 9 (2) 1992, pp. 284-88.

Aux débuts de la crise, il était possible aux Africains d’échapper aux difficultés par l’exit: soit réel (migration) soit, dans les zones rurales, par le retrait dans l’économie « d’affection ». Mais dès le milieu des années 1980, la crise affectant même les pays prospères, la solution migratoire perdit de l’intérêt. Parallèlement, les paysans se sont vite aperçus que rester en dehors des frontières du marché et des mécanismes de régulation était peu viable. dans de telles situations, estime Chazan « there are few attractive or feasible substitutes to accomodation or struggle within existing States boundaries ». Sur cette relation Exit/Protestation, voir Herbst (J), « Migration, the politics of protest and State consolidation in Africa », African Affairs, 89 (355) 1990, pp. 183-203, à rapprocher de Hirschman (A), « Exit, Voice and the fate of the GDR », World Politics, 45, 1993, pp. 173-202.

47. Voir Dobry (M) dans ce numéro et Dobry (M), « Calcul, concurrence et gestion du sens », in Favre (P), La Manifestation, Paris, Presses de la FNSP, 1990, pp. 357-386.

48. Gbado (B), op. cit., p. 23.

49. Voir Tognimassou (G), « Le Téléphone arabe pendant la période de transition au Bénin. Mythes et réalités d’un système de communication », Cahiers d’Etudes et d’Analyses , n° 1, janvier 1992, pp. 58-62

50. Pour une formalisation convergente de ces facteurs Voir Karklins (R), Petersen (R), « Decision calculus of protesters and regimes : Eastern Europe 1989 », The Journal of Politics , 55(3) 1993, pp. 588-614.

51. Dobry (M), « Calcul, concurrence et gestion du sens », art. cit., p. 367.

52. Nous reprenons ici les concepts utilisés par le courant de la mobilisation des ressources, notamment Zald (M), Mc Carthy (J), The Dynamics of social movements, Cambridge, Winthrop, 1979.

53. Voir, sur ces incitations sélectives négatives Olson (M.), Logique de l’action collective, Paris, P.U.F., 1978.

54. La Convention du peuple était une nébuleuse de mouvements d’opposition fédérés sous la tutelle du PCD. Elle naît le 22 octobre 1988 de la réunion clandestine d’une trentaine d’organisations politiques et syndicales qui tiennent convention pour constituer un front commun d’opposition au pouvoir et élaborer un programme alternatif de gouvernement. Elles se dotent de structures : un Comité Permanent de la Convention (organe législatif composé de huit membres) et un Comité de Salut National (exécutif de huit membres), étroitement contrôlés par le PCD, notamment par Jean Kokou Zounon, Pascal Fatodji, Fidel Quénum…

55. Tract du SNES, Déclaration sur la crise nationale actuelle, 21 avril 1989.

56. Tract du SNES, Mieux nous organiser au sein du Front des enseignants des trois ordres d’enseignement, Novembre 1989.

57. Allen (C), « Restructuring… », art. cit., p. 48.

58. Pour une description de ces processus de brusque désobjectivation conjoncturelle, voir Staniskis (J), Pologne : la révolution autolimitée, Paris, PUF, 1982.

59. Pour L. Dossou, fervent partisan de la ligne légaliste ou procédurale, « agir dès le départ contre l’avis de la direction aurait mené à l’échec ».

60. Voir Tilly (C), « Réclamer Viva voce », Cultures & Conflits , n° 5, printemps 1992, pp. 109-126.

61. Sur cet épisode Adamon Afise : le renouveau démocratique au Bénin, la conférence nationale des forces vives et la période de transition  » Paris, L ‘Harmattan, 1995.

62. Décret du 18 décembre 1989, portant création du Comité National préparatoire de la Conférence nationale.

63. Dossou (R), art. cit., p. 188.

64. Heilbrunn (J), « Social origins of National Conferences in Bénin and Togo ». The Journal of Modern African Studies , 31(2) 1993, pp. 277-299.

65. Entretien avec Léopold Dossou, secrétaire général du SNES et de la CSA.

66. Voir Leca (J), « La démocratisation dans le monde arabe », in Salamé (G), Démocratie sans démocrates. Paris, Fayard, 1994, pp. 35-94.

67. Dossou (R), art. cit., p. 189.

68. Voir Berins-Collier (R), Collier (D), Shaping the political arena, op. cit.

69. Réuni le 13 janvier à Avrankou, chez J. Kéké, il regroupe alors autour d’une plateforme commune les quatre partis des ex-présidents : l’UNDP de E. Derlin Zinsou, le RDD d’H. Maga, l’UDD de J. Ahomadegbé et le PRD de S.M. Apithy, décédé en décembre et remplacé par J. Kéké.

70. L’image de la réconciliation nationale, la cérémonie du pardon, sont bien évidemment importantes pour saisir toute la portée de la conférence. Mais elles relèvent d’une analyse symbolique que nous n’aborderons pas ici.

71. Bourmaud (D), Quantin (P), art. cit., p. 3.

72. Voir Dobry (M), op. cit.

73. Eboussi Boulaga (F), op. cit., p. 70.

74. Procès Verbal de la Conférence Nationale . op. cit., p. 25.

75. Ibid., p. 30.

76. Ibid., pp. 90 et 92.

77. Ibid., p. 96.

78. Voir Dobry (M), op. cit., et Almond (G), Flanagan (S), Mundt (R) (eds), Crisis, Choice and Change, Boston, Little Brown, 1973, notamment Flanagan (S), « Models and methods of analysis », pp. 43-102.

79. Entretien, L. Dossou, 3/02/94. Cotonou.

80. Procès Verbal… op. cit. p. 39.

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