Source : Noel Kodia
Henri Lopes, un grand nom de la littérature africaine que l’on ne peut plus présenter tant sa notoriété au niveau francophone est manifeste. Une grande figure du roman congolais dont les textes se sont démarqués de ceux de ses contemporains après les trois premiers ouvrages (« Tribaliques », « La Nouvelle romance » et « Sans tam tam » ) pour se retrouver de l’autre rive du roman avec les textes narratifs qui vont suivre.
Le roman congolais, qui naît avec « Coeur d’Aryenne » et « La Légende de Mpfoumou Mâ Mazono » de Jean Malonga dans les années 50, s’est révélé prolifique et mature à partir des décennies 60 et 70. Des grands noms se sont distingués sur la liste des romanciers africains : Guy Menga, Sylvain Bemba, Henri Lopes, Jean Pierre Makouta Mboukou, Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala ont écrit l’une des plus belles pages du roman congolais du XXè siècle. En dehors de Sony Labou Tansi, Henri Lopes apparaît comme le prosateur le plus prolifère de son époque avec une œuvre abondante et réaliste mais différente des autres avec certains textes qui se sont métamorphosés en aventures du récit pour se retrouver de l’autre rive du roman dans leur trajectoire diégétique.
« Tribaliques », « La Nouvelle romance » et « Sans tam tam » : l’héritage du réalisme primaire
Les trois premiers textes narratifs de Lopes se situent sur la ligne scripturale de la « phratrie » congolaise en respectant les règles élémentaires d’un récit d’aventures où le linéaire fait foi. « Tribaliques » (1) est une série de huit nouvelles qui révèlent le social politique africain dans lequel le pouvoir politique tourne autour du tribalisme. « La Nouvelle romance » est l’histoire du couple Nkama affecté à l’ambassade du Congo en Belgique et qui se termine mal. « Sans tam tam » nous rappelle l’univers des ambassades à travers un enseignant patriote, Gatsé qui refuse la proposition d’un ami pour le poste de Conseiller culturel à l’ambassade du Congo en France où il aurait l’occasion de se faire soigner. Tribalisme, émancipation de la femme occupent une place considérable dans « La Nouvelle romance » par le biais de Nkama et sa femme Wali. Dans les textes de ces trois livres, la narration respecte le canon classique du réalisme où la technique du récit épistolaire apparaît comme une spécificité de l’auteur. Les premiers textes de Lopes font écho à la littérature narrative congolaise des années 60-70 où le récit se dé-roule comme « une suite d’événements enchaînés dans le temps depuis le début jusqu’à la fin [et où] le romancier doit songer à l’unité du tout, aux causes et aux effets, au choix des périodes importants, à la corrélation des divers fils de l’intrigue au mouvement qui aboutit à une conclusion » (2). Mais ce réalisme primaire ne fera pas long feu quand le romancier Lopes va se démarquer de ses confrères en développant plus la dimension littérale dans les textes qui vont suivre. Et c’est avec « Le Pleurer-Rire » qu’il va commencer le voyage qui va l’emmener sur l’autre rive du roman.
« Le Pleurer-Rire » : le début de l’aventure du récit lopésien
Avec ce troisième roman, Lopes rejoint Sony Labou Tansi en sortant des sentiers battus dans lesquels se plaisent souvent à nous promener la majorité des récits congolais. Si la thématique sociopolitique reste le leitmotiv du fondamental chez les écrivains congolais, Sony Labou Tansi et Henri Lopes évoluent d’un cran en passant du récit d’aventures aux aventures du récit. Lopes va un peu plus loin en inaugurant le roman-fleuve congolais. Avec trois cent quinze pages, « Le Pleurer-Rire » se remarque par un travail de recherche et soutenu dans la forme. Pouvant être lu tantôt comme un récit épistolaire, tantôt comme du théâtre romancé, ce livre produit un langage spécifique qui met en évidence le français africanisé qui caractérise le burlesque et le comique que l’on rencontre dans le milieu africain au sud du Sahara. Sony Labou Tansi et lui, seront les maîtres de la dérision du français dans les textes congolais. D’ailleurs, l’auteur de « La vie et demie » est plus explicite à ce propos quand il affirme : « En France, il existe ce qu’on appelle l’Académie française qui est obligée d’élaguer la langue, c’est-à-dire d’éliminer toutes les images vivantes (…) pour en faire une langue soignée, rabotée ; l’Académie, moi, je m’en fous ! » (3).
Lopes et Labou Tansi sont les deux véritables romanciers congolais qui ont réellement eu le courage de « tordre le cou » à la langue française sur fond de réalités africaines. Un bel exemple, quelques années plus tard après « Le Pleurer-Rire » avec « Dossier classé » où se remarquent plusieurs africanismes comme : « le chauffeur a froncé les sourcils, il ne savait plus s’il devait courber côté bras femelle ou côté bras mâle »(p.103) ; « par exemple, net maintenant là même, y en a qui sont venus suivre le match » (p.131) ; « Elle jure que si vous ne la dormez pas avant votre départ, elle sera obligée de tuer son corps » (p.171). A partir du « Pleurer-Rire », Lopes se découvre comme une particularité du roman congolais. Aussi le comique et le burlesque que définit le destin rocambolesque de Bwakamabé na Sakkadé qui s’entoure des membres de sa tribu, signifie le titre du roman. Le macrotexte se voit traversé par un autre récit en italique qui provoque la contestation du récit et le dédoublement du narrateur. On remarque dans ce roman, le récit qui se situe à certains moments sur la trajectoire qui va de l’oral à l’écrit, la transcription directe du langage parlé.
Henri Lopes sur l’autre rive du roman
A partir du « Chercheur d’Afriques », les héros lopésiens sont en perpétuels mouvements à la quête d’un destin qu’ils veulent multiculturels comme eux-mêmes. De déplacements en déplacements, ils transportent le lecteur sur l’autre rive du roman où le dossier du personnage-narrateur est souvent classé quand se termine le récit. « Le Chercheur d’Afriques » dégage son sens réel quand l’on considère l’enfance du héros qui « se réveille » à tout moment pendant son séjour en France quand il se rappelle sa mère Ngahala et son oncle Ngatsiala. Et ce dernier va l’appeler Okana pour lui enlever sa dimension blanche car il doit « épouser » la tradition gangoulou de son Congo natal. A travers son amour pour sa mère, son amitié pour Kani et sa position de métis s’appelant tantôt Leclerc, tantôt Okana, le héros pourrait être défini comme un chercheur d’Afriques, symbolisé par sa position de double personnage et le sang noir qui coule dans ses veines. Dans « Sur l’autre rive » et « Le Lys et le flamboyant », l’image du métis revient à travers la « présence » des Antilles dans le premier et Kolélé dans le second. « Le Lys et le flamboyant » nous révèle l’histoire d’une métisse congolaise qui, après un long séjour en Oubangui Chari, en France, en Guinée et au Congo belge, revient au pays natal, pleine d’expérience et où elle meurt quelque temps après, laissant un grand héritage au héros-narrateur Victor Augagneur Houang.
Et ce roman se caractérise par la présence de beaucoup de personnages métis avec dédoublement de ceux-ci par la technique de la mise en abyme. Dans l’épilogue par exemple, on voit comment le texte de Victor Augagneur semble se refléter sur lui-même en faisant allusion au personnage de Lopes, ainsi que les éditions du Seuil. Une autre particularité de ce roman : l’auteur Henri Lopes (instance concrète) se transforme en un autre Henri Lopes (instance abstraite, personnage de fiction). Et le lecteur de se trouver dans une situation où le texte brise la frontière entre l’auteur et son narrateur. Le grand et long voyage qui caractérise Marie Eve et Kolélé à travers plusieurs continents dans « Sur l’autre rive » et « Le Lys et le flamboyant », revient dans « Dossier classé » où un autre métis, Lazare Mayélé se trouve, tantôt en France, tantôt aux Etats Unis, tantôt en Afrique où il va profiter de revoir sa famille paternelle et d’enquêter sur l’assassinat de son père. Malheureusement il se rend compte qu’il ne pourra pas élucider cette mort, le dossier étant déjà classé. Comme dans la plupart des romans de Henri Lopes, l’écriture du voyage emmène souvent ses personnages vers un destin sans issu, particulièrement dans les derniers livres. De tous les principaux personnages qui participent à l’action de la diégèse, seuls Gatsé et Kolélé meurent quand ils reviennent au pays, leur mort semblant clore le récit. Ce qui n’est pas le cas des autres « acteurs » tels De la rumba, Bwakamabé, Victor Augagneur, Marie Eve et Lazare Mayélé qui continuent leur destin à travers d’autres éventuels voyages.
Henri Lopes, un romancier pas comme les autres
De tous les romanciers congolais, il est celui qui a le plus travaillé les textes dans son scriptural en passant de l’évolution à la révolution du roman. Des récits d’aventures avec « La Nouvelle romance » et « Sans tam tam », il est passé à l’aventure du récit à partir du « Pleurer-Rire » en privilégiant la créativité formelle au niveau du texte.
Avec huit ouvrages de prose narrative remarqués par la critique littéraire francophone par le biais de deux « Grands prix littéraires de l’Afrique noire » en 1972 et en 1990 avec respectivement « Tribaliques » et « Le Chercheur d’Afriques » (ce roman sera aussi distingué par le prix Jules Vernes), Henri Lopes apparaît, sans risque de nous tromper, comme l’un des romanciers le plus prolifique du XXè siècle congolais. (4). Un auteur qui nous regarde maintenant de l’autre rive du roman dans lequel l’homme politique, la femme et le métis entre deux cultures, occupent une place remarquable.
Noël Kodia
Directeur du département Publications et Romans du groupe de réflexion, d’action, l’influence « Afrology »
Notes
(1) « Tribaliques » est un recueil de nouvelles que la narratologie peut étudier comme instance romanesque
(2) Lire Henri Coulet, « Le Roman jusqu’à la Révolution », Editions Armand Colin, Paris, 1967
(3) Entretien avec Singhou Basseha, Brazzaville, 1987
(4) Jusqu’aujourd’hui, il a à son compte huit œuvres de prose narrative ; « Tribaliques », Editions Clé, Yaoundé, 1972, 121p. ;, « La Nouvelle romance », Editions Clé, Yaoundé, 1976, 194p. ; « Sans tam tam », Editions Clé, Yaoundé, 1977, 126p. ; « Le Pleurer-Rire », Editions Présence africaine, Paris, 1982, 315p. ; « Le Chercheur d’Afriques », Editions Le Seuil, Paris, 1990, 302p. ; « Sur l’autre rive », Editions Le Seuil, Paris, 1994, 236p. ; « Le Lys et le flamboyant », Editions Le Seuil, Paris, 1997, 431p. ; « Dossier classé », Editions Le Seuil, Paris, 2002, 252p.