LES DOSSIERS

L’oralité comme source d’inspiration du roman éwé

L’oralité comme source d’inspiration du roman éwé :
Etude de Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge de Sam Obianim.

Source : Assion Ayikoué

La société africaine a toujours été caractérisée par cette valeur ancestrale que constitue la parole ou le verbe étant donné qu’« en Afrique, le premier qui parle tombe dans la gueule de la prophétie ».[1] L’oralité se retrouve gravée en quelque sorte dans la culture africaine car, comme le martèle Honorat Aguessy, la dominante orale est caractéristique de cette civilisation africaine.[2] Ce phénomène semble s’expliquer par l’apparition tardive d’une littérature écrite selon l’affirmation d’Eno Belinga : « En Afrique Noire, la littérature écrite apparut vers 1900. Cette date souligne l’antériorité et la primauté de la littérature orale dans l’univers culturel négro-africain. »[3]

Parlant de littérature négro-africaine, la littérature éwé s’est souvent inspirée de l’oralité. De ce point de vue, Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge de l’écrivain ghanéen Sam John Obianim n’est pas du tout en marge de cette littérature écrite inspirée de l’oralité. Cette conception s’explique d’abord par le fait que la littérature éwé est avant et après tout orale et que le roman de Sam Obianim se retrouve indiscutablement entre deux mondes littéraires africains c’est-à-dire entre l’oral et l’écrit autrement dit entre la parole et l’écriture. D’autre part, la notoriété du roman s’explique probablement par le fait qu’il a connu au Togo tout comme au Ghana plusieurs lectures radiophoniques. Ce qui fait que ce chef- d’oeuvre qu’est Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge est plutôt connu oralement à travers les ondes radiophoniques que par l’imprimé. Ce qui justifie largement le poids du verbe autrement dit de la parole comme nous avertit Sony Labou Tansi. Ce dernier aurait-il finalement compris la force de frappe du verbe? Tout comme Jean-Paul Sartre, Sony avoue, dans un entretien avec Bernard Magnier, être pris au piège du verbe: « Sartre disait qu’il prenait ses mots pour des épées. Je crois que je commets la même erreur. »[4] C’est justement de cette influence de la parole que se dégage le caractère mystique du verbe, comme ce que Vilém Flusser souligne dans Die Schrift. Hat Schreiben Zukunft ? en opposant la pensée mystique à la pensée logique. Selon l’universitaire ivoirien Kokora Michel Gnéba, l’écriture, contrairement à la parole, semble aller à l’encontre du naturel du moment où elle fige la pensée.[5]

L’oeuvre de Sam Obianim pris dans son intégralité regorge de proverbes et illustre de ce fait l’esthétique de la langue éwé. Les proverbes incarnent très souvent en éwé le support même de l’oralité car ils représentent cette image de sagesse, de connaissance, de poésie et de beauté que revêt la parole ou le verbe en Afrique. Simon Agbeko Amegbleame souligne ici l’utilisation harmonieuse, esthétique et édifiante de ces proverbes dans Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge: « Le texte Agbezuge ƒe ŋutinya est, de bout en bout, émaillé de formules proverbiales qui dérouteront parfois le lecteur étranger car elles rompent l’unité du récit, mais où le lecteur africain se délecte, car il s’y retrouve tout entier. »[6] (p.9) De même, le lecteur édifié dans sa conscience, se trouve plongé dans l’univers traditionnel où les personnages parlent un langage où l’image est la meilleure forme d’expression de la pensée. Le proverbe est souvent reconnu comme la manifestation privilégiée de la vision du monde (Cf. Komi Bernard Agudze-Vioka : L’homme et le Monde à travers les proverbes togolais de la langue ewé, thèse de 3è cycle, Paris III, 1976.) et l’on s’accorde à reconnaître au proverbe l’aptitude à exprimer des vérités suffisamment fondées pour être considérées comme des parts de sagesse.

Sam Obianim a toujours prouvé à travers l’attitude de Papa Ge et d’Agbezuge ce lien intrinsèque qui existe entre son roman et l’oralité : « La langue d’Agbezuge est à l’image de sa personnalité, sublime et hautement édifiante. Quand il décrit avec gravité les moments intenses qu’il a vécus, il prononce des paroles pleines de sagesse, où les mots ont la densité des événements. » (p.9) Papa Ge organise des séances de veillées au cours desquelles il conte des histoires et des prouesses du passé et Sam Obianim illustre cette inspiration d’Amegbetoa de l’oralité africaine par une image qui dépeint une séance de conte en Afrique. Agbezuge de son côté « hérite » probablement de l’oralité du Prophète Jésus car « c’est au personnage de Jésus que le héros s’identifie. » (p.7)

A travers la lecture du roman Amegbetoa certains éléments de l’oralité colorent le texte et donne à ce dernier cette harmonie fascinante qui existe entre l’oral et l’écrit. Parmi ces éléments nous pouvons citer entre autres, la répétition, les locutions de l’oralité, l’utilisation des images, des allégories et des paraboles.

Le texte d’Amegbetoa a presque l’allure d’un conte et le début du roman en donne l’illustration avec l’utilisation de la formule classique : « Il y a environ quatre-vingts ans vivait dans un village du pays éwé, un homme aux richesses immenses » (p.17). Tout le long du texte de Sam Obianim, les images et paraboles sont quasi présentes : « Le crépuscule était rouge, comme si le soleil avait brisé sa gourde d’huile de palme » (p.25). « Il n’ouvre même pas son cœur, qu’on puisse comprendre ses malheurs » (p.30). « Ainsi mes parents devinrent une branche morte que mes trop petites mains ne pourraient plus jamais atteindre »(p.32). « Celui qui te pousse ne t’indique jamais la manière de tomber » (p.32). « Les épreuves de la vie, c’est la potion dont m’a abreuvé le destin » (p.35). « Les hommes sont comme des oiseaux ; ils annoncent le jour et ils trépassent avant la tombée de la nuit » (p.37).

Le roman de Sam Obianim ne se soustrait pas du tout de la conception de Vladimir Propp qui évoque souvent cette relation spécifique existant entre le mythe et le conte qu’il qualifie de type « ancêtre – descendant ». Selon lui le conte a souvent une coloration ethnographique ou historique ; ce qui permet de dépeindre par la suite le tableau de chaque culture. C’est dans ce même sillage que Sam Obianim situe son histoire dans un certain pays éwé qu’on ne puisse aujourd’hui situer avec exactitude.

En analysant de très près ces éléments de l’oralité que nous retrouvons dans le roman Amegbetoa, nous constatons que ces éléments jouent une fonction narrative dans leur utilisation. L’évocation de certaines formules relatives au conte, permettent une certaine fluidité du texte : « Il y a environ quatre-vingts ans… » (p.17) ; « Un jour… » (p.33) ; « A cette époque… » (p.70) ; « Il y avait environ vingt ans… » (p.136). Ces formules aident le lecteur à se situer et à situer l’histoire dans le temps même si cette situation reste moins précise. Ils permettent également de connaître la durée de l’histoire et constituent aussi une forme de pause dans la narration. L’emprunt des proverbes facilite au narrateur une certaine consistance de ses phrases et de sa narration. Les proverbes traduisent la sagesse et le respect ; l’auteur donne ainsi une importance et une valeur inestimable à ses phrases et à son œuvre dans toute son intégralité. Mise à part cette fonction narrative des proverbes nous devons noter également que le proverbe, bien qu’il rompt l’unité du récit, joue un rôle esthétique et donne une couleur et une saveur aux déclarations des personnages du roman :

Le texte d’Agbezuge ƒe ŋutinya est, de bout en bout, émaillé de formules proverbiales qui dérouteront parfois le lecteur étranger car elles rompent l’unité du récit, mais où le lecteur africain se délecte, car il s’y retrouve tout entier. (p. 9)

Cela rappelle un peu ce que Roland Barthes appelle « le plaisir du texte » car selon lui ce plaisir qu’on retrouve dans un texte est comme la gageure d’une jubilation continue. Et à propos des ruptures de construction dans des textes littéraires comme c’est le cas dans le roman de Sam Obianim, Barthes compare toute forme de rupture à ce moment où par son excès, le plaisir verbal suffoque et bascule dans la jouissance. Les proverbes et adages véhiculent un certain nombre de leçons de morale et les répétitions dans le récit jouent également le même rôle. Ils constituent tous, des canaux de transmission de la morale évitant ainsi des dérives immorales comme le mensonge ou la calomnie.[7] Les proverbes vivifient les textes et font transparaître à ces derniers une certaine forme de flexibilité. L’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma est parfaitement du même avis lorsqu’il affirme dans En attendant le vote des bêtes sauvages que le proverbe est le véhicule de la langue. Ce qui signifie que le proverbe permet à la langue de retrouver sa voie, c’est-à-dire qu’il est en quelque sorte un guide, un éclaireur. Les proverbes forment dans le roman Amegbetoa un ensemble de tableaux imbriqué dans le texte et ces différents tableaux sont présents à chaque étape de la narration et ce tout le long du récit.

En marge de toutes ces considérations qui régissent la nature des phrases dans le roman, on rencontre des formes particulières du langage ou formes de détournement du langage, qui donnent à l’expression de la pensée plus de force, d’originalité, de vie : c’est le cas des figures de mots qu’on retrouve à travers les prénoms dans Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge. Sam Obianim construit son récit sur la base des prénoms qu’il attribue à ses personnages selon l’onomastique. Le choix de ces prénoms permet de déterminer d’avance, le type de personnage auquel l’auteur se réfère. Le prénom ou le nom d’une personne, est une forme de manifestation de la vie autrement dit du verbe. La parole y est manifeste étant donné que le prénom ou le nom se prononce et le nommé ou le prénommé réagit en conséquence à cette parole prononcée, à ce prénom ou nom évoqué:

Le nom, en effet, représente le corps quand il en traduit la force ou quand il souligne l’allure générale du geste ou de l’attitude, voire l’utilisation du membre ; l’âme quand il en dessine les qualités, les travers ou les défauts ; le totem quand il connote les participations entre le moi et le reste des choses. Mais, avant tout, il place l’homme dans le groupe : il est alors l’indicateur qui permet de le reconnaître, le tableau qui le qualifie, le signe de sa situation, de son origine, de son activité, de ses rapports avec les autres. Le prénom, notamment, qualifie la personne par une phrase condensée et symbolique. Il est conduite du portrait. D’origine concrète, il ne fait pas que nommer : il explique. C’est plus qu’un signe : il devient une figuration symbolique. Il illustre en résumant. En ce sens, il est vrai de dire qu’il révèle l’être. Aussi, prononcer le prénom, c’est agir sur l’âme, la provoquer, la contraindre à une action, la confiner dans un état. [8]

Nommer une chose, c’est bien sûr la faire naître au monde des hommes, l’insérer dans l’ordre symbolique sans lequel son existence n’a aucune pertinence, mais c’est aussi et surtout la rendre « animée » en la dévoilant. Si l’écriture chez l’écrivain congolais Sony Labou Tansi était une maïeutique, c’est parce que la parole et le verbe sont les accoucheurs d’un monde où tout s’entremêle. La littérature était pour ce romancier un art de la nomination car nommer c’est rendre sensible et intelligible l’énigme du monde. Voilà pourquoi chez Sony Labou Tansi l’écriture, en tant que forme particulière de la parole, prolonge le rêve. En le mettant en mots, elle donne corps et substance à la réalité. Il s’agit moins de créer et d’inventer la réalité que de l’énoncer.

Cette même stratégie qu’use Sam Obianim, lui permet d’une part de dresser le portrait-robot de son personnage simplement par un prénom et d’autre part de faciliter au lecteur la compréhension de certaines attitudes des personnages de même que l’assimilation du contenu du récit. Le fait de choisir des prénoms d’allégorie évoquant la personnification d’une idée ou d’une abstraction contribue d’une façon ou d’une autre à une certaine souplesse dans la narration chez Sam Obianim.

Le prénom « Agbezuge » peut être traduit par « la vie est un défi » (p.8) ou carrément par « la vie est une provocation » c’est-à-dire que le fait de vivre, constitue simplement une forme de provocation à l’endroit de la nature ou du destin. Ce prénom est extrêmement lié au destin de son porteur car le personnage principal du roman de Sam Obianim s’est confronté, tout le long du récit, aux péripéties et aux tableaux sombres de la vie notamment les calomnies, les mensonges répétés, les maltraitances, les fausses accusations. Son statut social a été relégué au second plan autrement dit à celui d’esclave car très tôt il a été abandonné par ses parents : Amegbetoa « raconte la quête désespérée d’un enfant abandonné à la recherche de ses parents. »[9] Le roman montre « l’opposition entre deux personnages incarnant respectivement le bien [Agbezuge] et le mal. »[10] Et bien que le personnage Agbezuge incarne le bien, ceci ne le soustrait pas du tout à ce triste sort que lui réserve l’aura lugubre de son prénom. Le prénom chez Obianim est pratiquement une forme de présage mystique auquel l’intéressé ne peut échapper en bien comme en mal.

A la lumière de cette étude sur l’oralité comme source d’inspiration du roman éwé, on peut affirmer que le roman Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge de Sam Obianim est influencé par l’oralité.

L’oralité revêt un intérêt particulier et joue un rôle capital en littérature étant donné que c’est le socle sur lequel repose la littérature elle-même. Toute langue quelles que soient ses origines ou caractéristiques a été avant et après tout une langue parlée. Bien que l’écriture, par la suite, constituera une opportunité de sauvegarde de la pensée, le verbe ou la parole conserve malgré tout ses valeurs et ses mystères.

Le romancier ghanéen Sam Obianim a su extraire de l’oralité africaine les matériaux nécessaires à la construction et à la naissance de son roman éwé Amegbetכa alo Agbezuge ƒe ŋutinya en 1946, le tout premier dans la littérature éwé.

Assion Ayikoué
24 avril 2009

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[1] Sony Labou Tansi : « Tchicaya U Tam’si : le père de notre rêve » in Notre Librairie N° 92-93, Mars-Mai 1988. p. 83.

[2] Cf. Honorat Aguessy : « Religions africaines comme effet et source de la civilisation de l’oralité » in Les Religions africaines comme source de valeurs de civilisation. Colloque de Cotonou (16-22 août 1970), Ed. Présence Africaine, 1972. p.28.

[3] Eno Belinga : La littérature orale africaine, Paris : Les classiques africains, 1985. p.7.

[4] Bernard Magnier : « Je ne suis pas à développer mais à prendre ou à laisser » in Notre Librairie N° 79, Avril-Juin 1985. p. 7. – Dans cette citation, le mot « erreur » n’est pas du tout innocemment placé par Sony Labou Tansi puisque le romancier congolais a été par la suite victime de ses propres mots. Dans sa pièce de théâtre Conscience de tracteur, Sony prédit plusieurs années plus tôt sa propre mort : A la Scène 2 du deuxième Acte, on assiste à l’inhumation d’Eva et de Ndolo-Bambara : « Les cercueils sont recouverts du drapeau national. Sur l’une des croix on lit : Eva-Riverra-1951-1995, Haut Commandeur de l’Ordre du Salut. Sur l’autre croix, plus vaste on lit : Ndolo-Bambara-1950-1995, Haut Commandeur de l’Ordre de l’Espoir. » (Sony Labou Tansi : Conscience de tracteur, Dakar/Yaoundé : NEA/CLE, 1979. p.76). On se demande si Sony n’avait pas déjà nommé ses propres dates limites c’est-à-dire les années de sa naissance et de sa mort qui se confondent avec celles de Ndolo-Bambara (1950-1995). Sony Labou Tansi de son vrai nom Marcel Ntsoni, mourra plus tard un 14 juin 1995 : « C’est à Brazzaville que Sony Labou Tansi est mort le 14 juin 1995, quelques jours après sa femme, tous deux terrassés par le monstre moderne, ce Sida qui ronge l’Afrique. » (Jean-Louis Joubert : « Adieu Sony » in Diagonales N° 35, Août 1995. p. 34.). Ironie du sort ou parodie du sort ? Ceci ne fait que laisser transparaître la force et la pertinente influence des mots en Afrique. –

[5] Cf. Michel K. Gnéba: „Rückbesinnung auf eine afrikanische Oralkultur durch die Begegnung mit Schriften von Hamann, Herder und Goethe“, in: Leo Kreutzer et. al. (Hg.): Oralität und moderne Schriftkultur, Revonnah Verlag Hannover, 2008. p.110-115, ici p. 113.

[6] Simon Amegbleame et Yawovi Ahiavee: « Introduction » in Sam Obianim: Amegbetoa ou les aventures d’Agbezuge, Paris: Editions Karthala et Unesco, 1990. p. 5-11, ici p. 9. Cette oeuvre est la version traduite du roman original éwé Amegbetכa alo Agbezuge ƒe ŋutinya de Sam Obianim. L’étude est essentiellement basée sur cette version traduite qui constitue la principale littérature primaire et toutes références de pages relatives à cette version sont mentionnées dans le texte.

[7] Cf. Assion Ayikoué : Verleumdung als Zerstörungsmittel. Untersuchung am Beispiel von Sam Obianims Amegbetכa alo Agbezuge ƒe ŋutinya und Heinrich Bölls Die verlorene Ehre der Katharina Blum, Mémoire de Maîtrise ès Lettres, Option Allemand, FLESH-UL, Lomé, 2007. [non publié]

[8] Actes du Colloque International sur « LA NOTION DE PERSONNE EN AFRIQUE NOIRE », organisé dans le cadre des Colloques Internationaux du Centre National de la Recherche Scientifique , à Paris, du 11 au 17 octobre 1971, par Madame G. Dieterlen, Paris: Editions du C.N.R.S. , 1973. pp. 397-398.

[9] Jacques Chevrier: La littérature nègre, 2ème Ed., Paris: Armand Colin / HER, 1999. (Note de bas de page 14) p. 237.

[10]Albert Gérard: Essais d’histoire littéraire africaine, Québec: ACCT et Editions Naaman de Sherbrooke, 1984. p. 192.