La famille Delvaux-Mufu Mpia était victime d’ostracisme au quotidien.
Oberwampach (luxembourg)
Toutes les nuances du gris semblent s’être donné rendez-vous dans ce ciel des Ardennes. Un chien vautré dans un champ humide surveille les corneilles perchées sur un fil barbelé. Il monte la garde devant le panneau retourné qui marque la frontière avec la Belgique. On accède à Oberwampach par une route étroite.
Le bourg ne compte qu’une centaine de maisons – grosses fermes d’antan et demeures à tourelles de nouveaux riches, blotties dans une vallée dont la quiétude n’avait plus été troublée depuis la bataille autour de Bastogne, la ville belge toute proche, en 1944. Au-dessus du village, les pales de trois éoliennes battent l’air. Leur chuintement n’étouffe pas de pleurs : à Oberwampach, on ne pleure pas pour la famille Delvaux-Mufu Mpia.
Mardi 5 octobre, Maggy Mufu Mpia, une quadragénaire belgo-congolaise, mère de trois enfants, a troublé la vie paisible de sa patrie d’adoption. Elle s’est arrosée d’essence en plein cœur de la capitale, Luxembourg, avant de craquer une allumette. Des photographes présents par hasard ont saisi l’image de la jeune femme en feu, hurlant sa douleur. Olivier Delvaux a tenté d’intervenir mais Maggy, transportée à Metz, est morte quelques jours plus tard. Elle voulait, affirmait-elle, dénoncer les tracasseries administratives dont sa famille était l’objet et le racisme dont ses enfants étaient les victimes.
A l’arrière de son garage Citroën d’Oberwampach, dans un bureau aux murs jaune et vert, M. Delvaux se prend la tête entre les mains. « Je me reproche de n’avoir pas vu son désespoir, mais j’aurais fait la même chose qu’elle. Aujourd’hui, je préférerais être mort, mais il y a mes trois enfants… »
Ce petit homme fluet, marqué pas la fatigue et la douleur, ne sait plus comment raconter son histoire. Sa voix puissante résonne et tonne, s’adoucissant seulement pour évoquer la visite que lui a rendue la Grande-Duchesse Maria Teresa. Il pense que beaucoup d’autres autorités de ce pays ont « tout fait pour le ruiner » et conduire sa femme au désespoir.
PRÉTENDUE PSYCHOLOGUE
Le couple habitait Bruxelles avant que le mari, ingénieur, décroche un travail à Luxembourg, en 1997. L’installation se déroule sans souci particulier mais les enfants du couple connaissent leurs premières difficultés à l’école. A Ettelbrück, un garçon se fait traiter de « sale Noir » et on l’interroge sur l’étrange couleur de sa peau de métis. La petite fille est parfois « oubliée » sur le bord de la route par le car de ramassage et, une autre fois, reste coincée dans la porte de sortie tandis que le chauffeur poursuit son chemin.
La maman s’insurge quand on veut placer ses enfants dans les classes les plus faibles, sous prétexte qu’ils parlent mal l’allemand, la deuxième langue du pays. « Un jour, une prétendue psychologue nous a lancé violemment : « Il est hors de question de donner plus de chance à votre fille qu’à un Luxembourgeois ! » », raconte Olivier Delvaux. Sa femme finira par trouver un emploi de bibliothécaire mais se serait vite rendu compte que son salaire se situait sous le minimum légal.
Le couple décide alors de s’installer à son compte et de mobiliser ses économies par reprendre un garage, à Oberwampach. L’affaire compte quelques ouvriers, semble rentable et devrait permettre au mari de la transformer en un petit centre commercial. Il compte sur l’aide des banques et des pouvoirs publics, qui offrent des primes à l’installation. Mais les diverses autorisations requises se feront attendre. Olivier doit fermer le garage pendant plusieurs mois, perdant au passage la concession Citroën, reprise par un concurrent.
A plusieurs reprises, le couple tentera de faire fléchir l’administration. En vain, affirme M. Delvaux. C’est alors que sa femme, dépeinte comme tolérante et soucieuse d’équité, aurait mûri le projet d’une action d’éclat. Son mari affirme que, jusqu’au dernier moment, il a cru qu’elle voulait enflammer des couvertures devant un ministère. Le 5 octobre, alors que la police avait été discrètement alertée mais attendait Maggy à un autre endroit de la ville, elle s’est immolée.
Voulait-elle vraiment mourir ? La police garde un doute et devait entendre M. Delvaux de nouveau, mardi 19 octobre. Soit la veille de l’enterrement de Maggy, qui a été retardé : il aura fallu des jours et des jours pour que les pompes funèbres disposent des documents nécessaires à l’inhumation.
Les autorités luxembourgeoises ont, entre-temps, lancé plusieurs enquêtes, judiciaire, scolaire et au ministère des classes moyennes. Un peu tard, sans doute. A Oberwampach, trois enfants n’aspirent plus qu’à fuir le « paisible » Grand-Duché et préfèrent ne pas regarder les photos dans les journaux.
Jean-Pierre Stroobants