Acp et ue :
« Faire bouger les lignes » !
Les accords de partenariat économiques (APE) entre les 27 pays de l’Union européenne (UE) et les 79 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP) ne passent pas auprès d’une grande majorité des pays africains. Depuis le 1er janvier 2008, c’est bien le régime commercial de Cotonou qui continue en hors-la-loi.
1. APE : la hiérarchisation des intérêts
La dérogation de l’UE auprès de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) qui exonère les pays ACP de droits de douanes sur le territoire européen entre dans une phase de vide juridique en l’absence d’une signature des APE. 35 pays ACP ont déjà accepté les APE dans l’état. Cuba a refusé de négocier et les institutions sous-régionales (CEDEAO, SADC) ont dit « non » mais n’arrivent pas à faire valoir leur position auprès de l’UE du fait de signatures bilatérales en aparté de certains pays africains. L’UE doit prendre conscience que les propositions unilatérales et les négociations à sens unique basées sur des approches contradictoires, différentiées et modulées grâce aux « aides » bilatérales n’arrivent plus à convaincre les chefs d’État africains de sacrifier l’intérêt de leurs populations aux profits des intérêts de l’UE.
Les États ACP ont en commun d’être des pays faiblement industrialisés. L’ouverture des marchés pour ces pays n’est pas véritablement synonyme d’une meilleure redistribution des richesses, encore moins d’une réduction des inégalités. Aussi, davantage de libéralisation du commerce ne signifie nullement qu’il y aura plus de croissance économique. Ce dogme doit passer aux oubliettes avant toutes propositions et initiatives portant sur une reconsidération des APE sur des bases équitables. Restaurer des relations de confiance suppose une volonté réelle de respect des populations des pays ACP. En effet, les conséquences sociales de l’ouverture sauvage des marchés pour les pays ACP commencent à se refléter dans la dégradation des statistiques sociales. La marchandisation du développement risque de faire suite à la marchandisation de l’agriculture. La souveraineté et la sécurité alimentaires ne peuvent être déclinées de manière asymétrique en fonction du niveau du revenu des pays. L’ouverture inconditionnelle des marchés des pays ACP aux produits industriels et services de l’UE, une des exigences des pays riches à l’OMC, ne relève certainement pas de la solidarité mais bien de l’appropriation dolosive des marchés des pays ACP compte tenu du différentiel de développement industriel entre les États.
2. ACP : des échanges sans valeur ajoutée
Des accords de longue durée tels les accords de Yaoundé, Lomé et de Cotonou n’ont pas fondamentalement contribué à améliorer la part mondiale des échanges de l’Afrique avec le monde. Cet échange s’est inéluctablement réduit passant de 7,3% en 1948 à 3,1% en 2006 [1]. La part des pays ACP dans les exportations mondiales est passée de 1,9% en 1995 à 2,1% en 2005 [2]. Sauf quelques pays comme l’Ile Maurice ou le Kenya, les pays ACP, souffrant d’une base industrielle faible, n’ont donc pas pu collectivement profiter des préférences commerciales offertes par l’UE depuis plus de trois décennies. Ils n’avaient quasiment pas de marchandises à contenu technologique élevé ou services industriels à valeur ajoutée à vendre sur le marché mondial.
Ce partenariat candide prend fin à l’initiative de l’UE alors que c’est justement maintenant que les préférences commerciales doivent être offertes aux pays ACP les moins industrialisés avec en accompagnement, le développement de leur capacité de production. Au lieu et place du libre-échange intégral, il faudra alors permettre aux pays exclus de ces préférences commerciales de souscrire à un système de préférence négociée secteur par secteur, produit par produit à l’instar de l’approche américaine. C’est dans ce cadre que les départements et les pays et territoires d’outre-mer des pays européens pourraient bénéficier d’un statut spécial d’autonomie leur permettant de construire leurs capacités productives en relation avec leurs secteurs d’avantages comparatifs.
3. AGOA : un système fondé sur le renforcement des capacités productives
A ce titre, l’approche des États-Unis, notamment la loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (AGOA [3]) promulguée en 2000, permet d’attirer de manière sélective les investisseurs étrangers dans les pays qui ont réduit au minimum les obstacles à la création de capacités de production et ont rendu transparent leur environnement institutionnel, règlementaire, judiciaire et bancaire. Les échanges entre l’Afrique et les États-Unis ont progressé de 13% en 2007, atteignant 80 milliards de $US [4] grâce à la priorité accordée à la capacité productive. En effet, la première phase exclusivement consacrée au commerce a donné des résultats mitigés dans les pays faiblement industrialisés. Les pays africains doivent se décider à consacrer autant, sinon plus, d’importance à la microéconomie et au secteur privé, créateurs de richesse et d’emplois, qu’ils ne consacrent à la macroéconomie qui n’arrive pas à réduire substantiellement la masse globale de l’endettement des pays pauvres du fait du mode de calcul des taux d’intérêts reproduisant la dette à l’infini.
4. ACP : APE et OMC : c’est ouvrir des marchés et perdre des recettes
D’après le rapport sur le commerce 2008 de l’OMC [5], le commerce et la mondialisation n’ont ni assuré une plus grande prospérité, ni une plus grande stabilité dans les pays les plus faiblement industrialisés. En effet, « les avantages du commerce et de la mondialisation n’ont pas toujours profité à tous les segments de la société ». Du fait de la fragmentation géographique du processus de production au plan mondial, la circulation accrue des capitaux internationaux, le faible niveau d’avantages compétitifs des pays ACP (cadre institutionnel imprévisible, coût des facteurs élevé, mauvaise qualité de l’infrastructure, systèmes éducatifs et sanitaires défaillants, interventionnisme intempestif de l’État et corruption), il est donc difficile de voir les pays ACP participer aux réseaux de production internationaux avec des chances de création de richesses sur une base équitable. Il ne faut donc pas s’étonner qu’ouvertes depuis plus de six ans, les négociations de l’OMC dites du cycle de développement de « Doha » portant, entre autres, sur l’abaissement des barrières douanières progressent à la vitesse lilliputienne plus du fait de propositions inéquitables dans l’organisation des échanges que par une absence de consensus entre le Nord et le Sud.
L’OMC en arrive au constat amer suivant : « les politiques d’ajustement spécialement axées sur le commerce n’ont pas toujours été couronnées de succès »[6]. En réalité, l’UE comme l’OMC refusent de laisser émerger des nouveaux modes de négociation où les pays du Sud n’accepteraient plus d’être considérés comme des variables d’ajustement pour certains pays riches et émergents. C’est en cela que l’approche bilatérale « gagnant-gagnant de la Chine » trouve plus d’adhésion sur le continent parmi les chefs d’État même si les transferts de capacité, de technologie et de savoir-faire font encore défaut. L’approche régionale de l’Inde reste du domaine du futur pour le moment et tarde à se concrétiser.
Il faut donc préférer des arrangements contractuels d’une durée de 5 ans renégociables entre l’UE et les régions ACP et un système d’alerte pour éviter que les aides dites bilatérales ne viennent fausser les négociations en mettant l’État du sud en situation de dépendance économique et financière. L’UE doit s’engager à stopper sa technique de négociation entre l’UE et les États ACP pris individuellement. Cette approche fragilise la discipline régionale parmi les États ACP et ne peut conduire à des APE régionalisés. Il arrive parfois que le chantage politique à l’alternance démocratique dans les pays où la vérité des urnes fait défaut, reste un moyen commode pour faire signer des accords dont la responsabilité n’incombe que rarement aux signataires.
De fait, l’ouverture commerciale intégrale préconisée actuellement par l’OMC et les APE, non seulement va faire perdre des recettes à l’État africain. Aucune solution de rechange n’est proposée si ce ne sont les bénéfices hypothétiques des avantages de l’ouverture sauvage des marchés des pays pauvres. Cette ouverture va, sans aucun doute, accentuer le chômage local et par conséquent, une déstabilisation de la cohésion sociale avec des effets collatéraux sur la stabilité du pouvoir.
5. Contractualiser les contradictions ?
Le problème des APE est que l’UE ne respecte pas toujours ses engagements. En guise d’exemple et malgré un engagement de l’UE en 2001 auprès des pays ACP de faire disparaître toutes les subventions accordées aux agriculteurs européens, l’UE décida unilatéralement en décembre 2007 de rétablir les subventions sur la viande porcine. Ainsi, le kilogramme de viande de porc congelée et subventionnée de l’UE se retrouve sur les marchés africains, camerounais en particulier, à un prix défiant toute concurrence, soit 1,70 Euro de moins que le prix de la viande fraîche locale. Ce dumping a lieu sur plusieurs produits dont le poulet ou le coton…
Concurrence déloyale ? Non, dit l’UE par la voix de son Commissaire à l’Union européenne, Louis Michel qui, devant les parlementaires européens le 14 juillet 2008, affirma, sans ambages, que « parfois, il faut vivre avec de telles contradictions… » et qu’en fait « il faut savoir trouver un équilibre entre les intérêts des paysans européens et ceux des pays en développement »[7]. S’agit-il donc pour l’UE de contractualiser la contradiction inhérente aux APE, ceci au bénéfice exclusif de l’UE ? Peut-être ! Acceptant les critiques, Louis Michel reconnaît volontiers que les subventions agricoles européennes sont en contradiction avec les objectifs de réduction de réduction de la pauvreté prônés par les Nations Unies.
En prônant l’instauration immédiate du libre échange immédiat entre le Nord et le Sud et en imposant les APE individuellement aux États exportateurs de matières premières non transformées comme la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou le Ghana, l’UE devient indirectement un frein à l’intégration régionale. Les pays sans une base de production endogène sont de fait privés de l’effet de levier que constitue l’industrialisation.
6. Opposition au développement des capacités productives africaines ?
Paradoxalement, ce sont les mêmes chefs d’État africains récusant la signature des APE qui refusent de mettre en œuvre le programme stratégique de développement des capacités productives signé par tous les chefs d’État africains en 2004 au sommet de l’Union africaine à Addis-Abeba en Ethiopie [8]. Tout consensus nouveau devrait peut-être reposer sur l’intégration de ces deux visions. L’initiative de l’OMC « Aide pour le commerce » est totalement insuffisante car elle ne permettra, si le financement est confirmé par les pays riches, que de renforcer la capacité d’offre des pays servant de variables d’ajustement aux pays du Nord. Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner que pour ces derniers, il est question de réduire principalement, uniquement diront certains, les contraintes pesant sur les exportations « sollicitées » vers l’UE.
En réalité, c’est d’un nouveau partenariat gagnant-gagnant entre l’UE et les ACP qu’il faut négocier. Pour être crédible et à côté du volet commercial des APE, il faudra ouvrir le champ à un volet sur les capacités productives et un autre sur le respect des droits humains et de l’institutionnalisation de la transparence. C’est ce triptyque qui peut conduire à retrouver la confiance dans les rapports de l’UE et les ACP si l’on souhaite réellement faire « bouger les lignes » au cours de la présidence française de l’UE.
Le rapport de Mme la députée Christiane Taubira [9], adressé au Président français à sa demande en juin 2008 pour servir de cadre d’harmonisation entre l’UE et les pays ACP, rappelle, à l’instar du combat d’Aimé Césaire, que l’on ne peut fonder un partenariat équitable sur l’exploitation des autres, fussent-ils faiblement industrialisés. La prolongation exceptionnelle d’un partenariat basé sur la « non-réciprocité » pour les ACP reste d’actualité. Des approches graduées, des périodes de transitions et des mesures d’accompagnement seront nécessaires pour soutenir un vrai dialogue franc, sinon le monologue unilatéral actuel ne pourra déboucher que sur un arrangement incohérent. Les APE sont donc bien des accords en mouvement.
En parallèle, l’Union pour la Méditerranée (UPM [10]) constitue une forme nouvelle de l’émergence de la fragmentation du partenariat Nord-Sud avec un traitement différencié des pays ACP même si la Mauritanie se retrouve intégrée dans cette nouvelle géographie politique « choisie ». Il appartient à l’Afrique subsaharienne de se concentrer sur une proposition endogène de renforcement des capacités productives et agricoles. Désindustrialisation, menaces pour les produits vivriers et dumping flagrant dans les espaces ACP du fait des subventions occidentales sont les points qu’il va falloir rediscuter pour limiter la politique du « deux poids, deux mesures » puisque l’histoire récente démontre que le respect des engagements par les pays riches subissent des entorses, ce qui revient à banaliser l’institutionnalisation de la contradiction.
7. UE et ACP : retrouver une dynamique d’intégration régionale
Les dirigeants africains devront nécessairement renforcer leur détermination et leur position collective sous-régionale face à l’APE et à l’AGOA en proposant des espaces de traitements spéciaux et préférentiels limités dans le temps. La négociation d’espaces de libéralisation de certains secteurs du marché au sein de l’espace sous-régional devra précéder la libération intégrale avec l’UE si la confiance et la cohérence doivent retrouver leurs lettres de noblesse. A défaut, les pays ACP, l’Afrique subsaharienne en particulier, continueront à demeurer des objets et non des acteurs de l’histoire de la création de richesse.
Les APE sont perçus comme neutralisant les productions locales. Le consensus sera d’autant plus difficile à atteindre s’il ne repose pas sur une conception endogène du développement. Les difficultés des APE, un accord entre plus de 100 États souverains, rappellent qu’il n’y a pas de développement sans transformation de la production locale assortie d’une consommation locale. La dynamique d’intégration régionale doit reposer sur cette vérité empirique, si elle doit être porteuse de développement durable et soutenable.
28 août 2008
Par Yves Ekoué Amaïzo
Directeur du Groupe de réflexion et d’action « Afrology »
Director of the Think Tank « Afrology »
Internet: www.afrology.com
[1] WTO, International Trade Statistics 2007, Geneva, 2007
[2] Ministère fédéral de la Coopération économique et du développement allemand, Les accords de partenariat économiques entre les États ACP et l’Union européenne, thématique 176, BMZ, Berlin, page 4, voir http://www.bmz.de/en/service/infothek/fach/fr/thematique_176_pdf.pdf
[3] AGOA, voir la progression des exportations et des importations américaines avec l’Afrique, http://www.agoa.gov/resources/US-African%20Trade%20Profile%202008%20-%20Final.pdf
[4] M. Moroka, « Les pays africains cherchent à préserver les progrès réalisés grâce à l’AGOA », Discours du Ministre du commerce et de l’industrie du Botswana, African Press Organization, propos recueilli par F. Gomez, 15 juillet 2008 lors du 7e Forum annuel de l’AGOA, Washington 15 juillet 2008
[5] OMC, « Rapport sur le commerce mondial 2008 : Le commerce à l’heure de la mondialisation », 15 juillet 2008
[6] OMC, op. cit.
[7] David Cronin, “Développement: L’UE et les contradictions de sa politique agricole”, in Inter Press Service News Agency, 19 July 2008, http://ipsinternational.org/fr/_note.asp?idnews=4158
[8] African Productive Capacity Initiative (APCI) and NEPAD industrial development strategy adopted in 2004 by the African Union, see also the NEPAD’s report to the United Nations Secretary General, General Assembly, 1 august 2005, http://www.unesco.org/science/psd/cluster/sgs_report_on_nepad_60session_a_60_178.pdf
[9] Laurane Provenzano, « Accords économiques UE-ACP : Christiane Taubira jette un pavé dans la mare », 2 juillet 2008, http://www.afrik.com/article14670.html; voir aussi Rapport de Christiane Taubira, Les accords de partenariat économique entre l’Union européenne et les pays ACP : Et si la politique se mêlait enfin des affaires du monde, Rapport à Monsieur le Président de la République.
[10]. Ministère des affaires étrangères et européennes, Union pour la Méditerranée ? http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/europe_828/union-europeenne-monde_13399/union-mediterranee_17975/index.html