LES DOSSIERS

Pour une nouvelle coopération Afrique-Chine

Pour une nouvelle coopération Afrique-Chine :
Des erreurs à ne plus reproduire

Introduction : renouveler l’esprit de Bandung ?

Le 22 avril 2005, lors du sommet Asie-Afrique rappelant les 45 ans de la Conférence de Bandung [1], le Président chinois Hu Jintao a annoncé la « construction d’un nouveau type  de partenariat stratégique Asie-Afrique à long terme, stable et  substantiel, qui réponde aux changements du temps » : la solidarité politique, la coopération économique  et les relations culturelles forment la base d’une nouvelle approche reposant sur l’esprit de Bandung, sur la paix et la coexistence pacifique par des dialogues fréquents et approfondis. Il est question de rechercher ce qui rassemble ou ce que les deux continents ont en commun en mettant de côté les différences. Sur le plan économique, il faut rechercher les approches facilitant des partenariats complémentaires afin de soutenir des approches « gagnant- gagnant ».

1. L’Afrique : vendre ses matières premières sans les transformer ?

Sans passé colonial en Afrique et après d’âpres luttes pour organiser son auto-détermination, la Chine populaire marque des points sur tous les plans sur le continent : coopération au plan international, commerce, accès aux matières premières, échanges entre gouvernement locaux, entrée en force de la Chine dans le capital des banques africaines, assistance financière et économique, coopération dans l’éducation, la science, la culture, la santé, paix et sécurité, approfondissement du forum Chine-Afrique lancé en 2000, coopération agricole, tourisme et contrôle des espaces, relation privilégiée avec les dirigeants africains. Cette véritable offensive économique et diplomatique de la Chine en Afrique n’est plus une option, c’est une obligation pour la Chine qui souhaite promouvoir une politique différente axée officiellement sur une approche « win-win » ou « gagnant-gagnant ». S’il est rare d’entendre parler de démocratie, de droits de l’homme, d’égalité entre les citoyens, d’immigration, de racisme sino-africain, de conditionnalités pour accéder à une coopération avec la Chine, il est en revanche facile de comprendre qu’il est question de pénétration d’un marché où des pré-carrés occidentaux risquent de s’amoindrir pour ne pas dire disparaître à terme. Derrière les déclarations de coexistence pacifique et de partenariats complémentaires, la Chine tisse sa toile « aspirateur » des ressources africaines.

La Chine mise sur des relations de longue durée, sur cinquante ou cent ans. On peut par exemple véritablement parler d’infrastructures routières ou ferroviaires et donc d’intégration régionale. Les investissements peuvent se faire sur plusieurs générations, loin des considérations électoralistes. Pourtant, l’Afrique est en train de renouveler une erreur stratégique et ne semble pas avoir appris les leçons du passé. En effet, au cours de la guerre froide entre les pays du bloc occidental et ceux de l’ex-union soviétique, la compétition entre les deux géants faisait croire aux dirigeants africains qu’ils représentaient quelque chose d’important au plan global. Certes, les matières premières demeurent le cheval de bataille. Mais que valent des matières premières dont les termes de l’échange sont défavorables avec des manques à gagner avoisinant les 60 %, surtout lorsque les recettes subissent des dévaluations monétaires. L’Afrique est structurellement perdante dans ce genre d’échanges. Que vaut l’Afrique face à des nouveaux géants comme la Chine, l’Inde, le Brésil, etc. ? Quel peut être le poids d’une Afrique où les dirigeants continuent à gérer l’espace, les individus et les ressources comme s’il s’agissait d’une propriété personnelle dont beaucoup ont hérité par la loi des armes suite à des décennies de dépeçages orchestrés par les Etats colons et agresseurs ? Rien de très influent sur le plan global.

2. Arrêter de rêver à un « futur lumineux » et poser les préalables à son émergence

Le Président chinois a intitulé son discours  prononcé lors du 45e anniversaire de la conférence de Bandung à Jakarta, en Indonésie en 2005 : « Du passé glorieux à un futur lumineux : construire un  nouveau type de partenariat stratégique entre l’Asie et l’Afrique ». Il faut croire qu’il ne doutait pas un instant que les objectifs des dirigeants africains avaient la même profondeur en termes de développement socio-économique que ceux de la Chine. Il faut croire aussi que les termes flatteurs sont pris très au sérieux par les dirigeants africains. La réalité africaine est bien moins lumineuse. L’Afrique n’a aucune chance d’émerger au 21e siècle si les dirigeants africains ne prennent pas conscience des nouvelles opportunités se profilant à l’horizon avec des nouveaux partenaires comme la Chine, l’Inde, le Brésil ou l’Afrique du sud qui n’ont pas pour politique affichée, une coopération qui appauvrit l’une des parties.

Depuis 1963, lorsque l’ex-Président ghanéen Kwame N’Krumah a lancé le rêve panafricaniste, rien de fondamental ne s’est produit sur le plan des approches stratégiques dans les relations du continent avec le monde extérieur. En effet, malgré des progrès ici et là sur le plan démocratique et des droits de l’homme, globalement les relations économiques et commerciales sont caractérisées par la fragmentation des approches, les négociations en catimini avec l’extérieur pour ne gérer que des intérêts purement nationaux, quant ceux-ci en sont pas tout simplement ethniques. Les dirigeants africains n’ont pas encore donné les moyens à l’Union africaine et au NEPAD (nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique) de positionner l’Afrique sur un plan collectif. Non, malheureusement, les ambitions égoïstement nationalistes, voire claniques, sont encore trop fréquentes et gênent particulièrement l’émergence des Africains pris collectivement et le rayonnement de l’Afrique.

Dans un monde globalisé et interdépendant, toute action basée sur l’intérêt national aux dépens de l’intérêt régional voire continental, se paye à terme. La Côte d’ivoire en est l’illustration la plus criarde. La politique des anciennes équipes dirigeantes reléguant l’intégration régionale et continentale en priorité seconde a finalement bloqué le rayonnement tant attendu de la Côte d’Ivoire, terre d’accueil pour les pays voisins, sans pour autant faire office de contrepoids au géant Nigeria. Bref, il n’est plus question de continuer à feindre d’organiser la CEDEAO ou l’UEMOA si les transferts de pouvoir ne se font pas effectivement vers les institutions supranationales. Une rupture douce est nécessaire. Les Béninois semblent avoir été parmi les premiers à l’avoir compris.

La bouffée d’air frais a été apportée par l’élection présidentielle béninoise du 19 mars avec la victoire d’un candidat indépendant et neuf : Dr. Boni Yayi, ex-Président de la Banque ouest africaine de développement. Oui, les Béninois viennent de donner une leçon de démocratie à toute l’Afrique. Les Béninois viennent de faire leur profession de foi démocratique. Ils viennent de démontrer comment, en toute discrétion, ils ont su rejeter une certaine arrogance de l’ex-président Nicéphore Soglo, passer l’éponge sur les multiples maladresses de gestion de Mathieu Kérékou qui représentait malgré tout la gestion traditionaliste de la politique en Afrique caractérisée par la gestion du statu quo, stopper net l’essor d’Adrien Hougbédji considéré par beaucoup comme un candidat téléguidé de l’extérieur, réconcilier les trois perdants du premier tour (Bruno Amoussou, Léhadi Soglo et Antoine Idji Kolawolé) avec le nouveau Président du Bénin… Cette forme nouvelle d’alliances et de partage du pouvoir ne peut que donner des résultats à la hauteur d’une nouvelle génération de dirigeants libres d’arbitrer d’abord en fonction des intérêts de leur peuple et non en fonction des intérêts des dirigeants et de leur entourage. Les Béninois ont choisi l’humilité de celui qui a promis que les choses allaient changer s’il venait aux commandes. Oui, Dr. Yayi est différent. C’est la nouvelle génération qui se rappelle d’où elle est née (le père du nouveau président du Bénin était agriculteur) et souhaite améliorer le sort du monde agricole au même titre que celui de toute la population. La recette du peuple béninois est simple : mettre en avant des gens neufs, indépendants, dotés d’une éthique et d’une compétence au service du peuple.

Il est donc suggéré de ne plus renouveler les erreurs du passé en diversifiant les relations et la coopération vers les pays émergents. Non seulement la diversification est nécessaire pour obtenir plus de qualité dans les relations Afrique-monde occidental, mais la nouvelle concurrence offerte par les Chinois, la simplicité dans les négociations, le dynamisme des Chinois sur place en Afrique, l’espace de liberté qu’offre l’Afrique en comparaison avec la Chine sont quelques unes des motivations qui expliquent pourquoi l’Afrique risque d’être une destination prioritaire pour beaucoup de Chinois dans les années à venir.

Mais, il y a un risque majeur. Sans changement de mentalité de certains de nos dirigeants, sans une rupture souple avec les méthodes uni-critères de gestion des affaires sur le court terme [2], il faut s’attendre à ce que l’Afrique n’appartienne plus aux Africains. Il faut craindre que les dirigeants africains oublient de construire l’avenir des africains et ne se concentrent uniquement à faire des échanges-trocs sans valeur ajoutée pour les Africains. Pour être concret, continuer à échanger des matières premières (pétrole, minerais et autres produits de base) sans création de valeur ajoutée et maîtrise du processus de transformation, c’est aller vers un suicide collectif sur le plan économique. Lorsqu’un pays qui dispose de fer et d’alumine opte pour une offre chinoise de transformation sur place du minerai avec en plus une voie de chemin de fer permettant l’exportation d’un produit ayant subi au moins 2 à 3 niveaux de transformation avant exportation, il est clair que ce pays prépare l’avenir et tente de s’inscrire dans un segment porteur du système mondial de production.

En oubliant d’organiser le contrôle et le renouvellement dans un souci de préservation de l’environnement des ressources du continent africain, les dirigeants africains risquent de renouveler la faute stratégique consistant à vendre les ressources disponibles sans réinvestir dans le développement du continent et du pays. Avec la Chine, ce problème risque de s’accentuer car la Chine semble offrir des biens et des services à des coûts défiant toute concurrence. Mais en réalité, les propriétés des espaces, des usines et des systèmes de transport et de commercialisation échappent de plus en plus au contrôle des dirigeants africains. Certains se contentent d’en accepter le principe pourvu que quelques miettes, sous la forme de pourcentage, tombent dans leur escarcelle délocalisée dans une banque offshore. On ne peut développer un pays sans faire appel à ses ressources propres, y compris celles provenant de la Diaspora. La Chine donne un exemple frappant à l’ensemble des pays dits « non-alignés ».

Si l’espace national est trop étroit, alors comme le suggèrent fortement l’Union africaine et le NEPAD, il importe de s’organiser au moins sur des bases régionale et continentale. Comment peut-on encore accepter que des ressources soient identifiées et exportées hors de l’Afrique pour être transformées ailleurs et reviennent sous forme de biens manufacturés… Comment peut-on accepter que des stades de football, des palais des congrès, des palais présidentiels ou des ponts sont construits sans aucun transfert de savoir-faire aux populations locales… ? C’est pourtant ce qui se passe actuellement dans les relations sino-africaines. Il arrive même que les dirigeants, parfois mal élus, signent des accords qui octroient la meilleure partie à l’investisseur étranger sans pour autant prévoir des clauses de sauvegarde permettant de s’assurer d’un quelconque transfert de capacités productives aux populations locales. A ce rythme, le secteur minier africain risque d’échapper entièrement aux gouvernements africains dans les années à venir.

3. Dresser une carte de la pénétration chinoise en Afrique

Les stratégies d’approche des Chinois en Afrique sont subtiles. En démarrant dans les années 1970 avec des secteurs de prédilection comme les matériaux de construction, le textile et la pharmacopée, la Chine vient de pénétrer avec force dans les services, l’électronique, le textile et l’habillement, et la transformation sur place de certains minerais… Mais lorsque la Chine offre la construction d’une usine à un Gouvernement africain avec une participation majoritaire accordée aux Africains et qu’en retour, les décideurs politiques africains ont amendé la proposition en préférant obtenir la valeur en argent du montant total de l’investissement, plutôt que de voir une usine se construire, il est clair que l’approche stratégique est totalement absente. Le malheur veut que l’usine a malgré tout été construite et appartient à 100 % aux investisseurs chinois… sans que des dividendes substantielles puissent retourner aux populations locales privées de la manne financière dégagée par un tel investissement… Il faut des hommes et des femmes libres et prêts à servir l’intérêt des populations.

Rapidement, la Chine a adopté une stratégie gagnante en subventionnant la formation de ressortissants chinois qui apprennent les langues locales africaines. Cela a permis de pénétrer les campagnes, faire avancer la vente des produits de la pharmacopée, mais aussi d’utiliser le sol africain pour produire des variétés difficiles à faire pousser en Chine… Beaucoup de Chinois viennent travailler comme une main d’œuvre docile dans les travaux publics. Mais, aujourd’hui, ce sont véritablement des commerçants aguerris qui semblent prendre contrôle des principales artères commerçantes dans les villes africaines. Il suffit de voir au Sénégal comment des petites boutiques semblent changer de propriétaires rapidement… Généralement, la technique consiste à commencer aux deux extrémités d’une rue et à graduellement essayer de maîtriser l’ensemble de la rue. Les Africains brillants par l’absence d’information et de coopération ne se rendent souvent même pas compte qu’une stratégie d’appropriation est en cours. Beaucoup de Chine apprécie malgré tout, cette forme de liberté qui existe sur le sol africain qu’il n’y a pas en Chine. Les ex-pays socialistes sont préférés comme la Guinée ou le Mali…

Mais rien n’empêche de travailler de manière structurée avec les chambres de commerce et de l’industrie comme ce qui se passe en Ethiopie où la Chine met l’accent sur le partenariat sectoriel en promouvant l’agro-alimentaire, l’industrie chimique, le textile et l’habillement et le renforcement de relations durables permettant de pénétrer indirectement les marchés occidentaux. Il faut savoir que la décentralisation est importante en Chine et que des Gouverneurs de province peuvent de leur propre initiative développer des relations privilégiées avec des régions africaines. Sur ce plan, la Chine a depuis longtemps opté pour la coopération décentralisée. En Mauritanie, c’est dans le domaine de la pêche que les Chinois sont en train d’aider la Mauritanie à organiser sa flotte en insistant que des Mauritaniens puissent participer plus nombreux aux équipages… Bref, si l’Union africaine et les gouvernements africains ne se décident pas à dresser une carte exhaustive des actions multidimensionnelles de la Chine en Afrique, les dirigeants africains auront laissé l’essentiel de leur coopération avec la Chine s’opérer sans aucune stratégie d’ensemble et verront un jour l’essentiel des outils de production et des richesses africaines leur échapper. Il faut espérer que ces sujets d’importance stratégique pour le comportement collectif des dirigeants africains seront inscrits à l’ordre du jour lors du sommet de l’Union africaine prévu en principe à Banjul en Gambie les 1er et 2 juillet 2006.

Il est difficile pour les Africains de se présenter dans les Salons et foires internationaux organisés en Chine… Il faut y présenter des produits, être capables de les fournir en quantité importante, ceci dans les délais et en respectant les normes internationales. Il faut donc nécessairement produire des biens intéressants les populations chinoises. Les relations sino-africaines ne peuvent donc pas simplement être laissées à la discrétion des politiciens mais des acteurs économiques souhaitant aider l’Afrique à acquérir une capacité d’absorption et de fabrication et de fourniture de biens et services échangeables. En l’absence d’une bonne coordination de ces relations sino-chinoises, l’Afrique risque rapidement de ne rien contrôler des évolutions à venir et sera condamnée d’ici une à deux décennies à toujours négocier des « matières premières » contre des biens manufacturés ou des services. Il faut donc cesser de renouveler les erreurs. En dressant une carte de la pénétration chinoise en Afrique, les dirigeants africains seront inspirés d’y faire figurer les créations effectives de valeur ajoutée, de savoir-faire transmis et surtout le rôle des institutions d’appui et du secteur privé quant au suivi et l’appropriation réelle faite de ce savoir. A l’inverse, les efforts pour permettre aux entreprises africaines d’aller sur le marché chinois seront les bienvenus.

L’originalité et la rupture souple dont il est question pourraient consister à ne plus se contenter seulement de laisser l’Union africaine aller discuter seule avec la Chine au nom du continent, ou des chefs d’Etat africains aller signer des accords bilatéraux sans référence aux intérêts régionaux et continentaux… Non, il est temps maintenant d’inviter le Président chinois Hu Jintao et l’ensemble des gouverneurs de provinces chinoises à un sommet sino-africain avec non seulement les représentants des Etats africains mais surtout les représentants des acteurs économiques y compris les organisations non gouvernementales. A défaut, la coopération chinoise se résumera à du troc sans véritable transfert de valeur ajoutée et de savoir-faire pour les Africains et Africaines. Enfin, il importe d’augmenter le nombre d’étudiants et de chercheurs africains qui se spécialiseraient sur les secteurs où excelle la Chine… Encore faut-il prévenir le racisme anti-noir en Chine et surtout assurer que les bourses africaines soient payées dans les temps et permettent de vivre dans des conditions décentes. Dans quelques années si ce n’est pas déjà fait, les langues chinoises auront détrôné certaines langues occidentales et le transfert de savoir-faire se fera vraisemblablement dans cette langue… Combien d’Africains ont relevé le défi lancé par la Chine en offrant des bourses (payées régulièrement et sans retard) à des Africains pour apprendre de la Chine… Il y a de nombreuses chinoises qui parlent déjà Bambara… Le mariage mixte reste encore un mystère, mais laissons le temps au temps.

4. Afrique-Chine : quel rôle pour le secteur privé et les populations ?

Les officiels africains devraient se méfier des chiffres flatteurs du volume des échanges  commerciaux entre la Chine et les pays africains. En effet, avec 37 milliards de dollars en 2005, l’Afrique est en perte sèche en termes de création de valeur ajoutée. La Chine importe des matières non transformées et exporte des produits à forte valeur ajoutée ; des percées sont notables dans la haute technologie, les nouvelles technologies, l’électronique et les machines. Bien sûr, en contrôlant les équipements de production dans le secteur coton, textile et habillement, la Chine est devenue incontournable… Les femmes commerçantes du Togo, les fameuses « Nana-Benz » ou plutôt celles qui ont pris la relève des parents, se plaignent qu’elles n’ont pas le temps de proposer des idées sur un modèle pour un produit textile que, dans les 3 semaines, le pagne est déjà sur le marché, fabriqué en Chine et réexporté vers l’Afrique. Faut-il en déduire que l’espionnage économique chinois semble bien fonctionner ?

En 2004, les investissements chinois s’élevaient à 15 milliards de dollars d’investissements directs étrangers (IDE) en Afrique soit 1,5 % des 900 millions de dollars investis dans le monde. La force de frappe de la Chine en Afrique se concentre autour d’une société de travaux publics China Road and Bridge Corporation [3] qui comporte « 43 sociétés chinoises parmi les 225 premières entreprises mondiales du secteur ». Mais aujourd’hui, aucun secteur n’est oublié de l’industrie minière au Congo, les routes et les bâtiments publics un peu partout en Afrique (Kenya, Mali…), les satellites de communication avec le Nigeria, et le tourisme sélectif car il faut au préalable obtenir la délivrance d’une sorte d’autorisation officielle des autorités chinoises, permettant alors aux Chinois de privilégier cette destination. Du côté des responsables africains, cette coopération sino-africaine se passent dans le cadre de décisions relevant de la « souveraineté nationale », ne tenant souvent pas compte des positions collectives et de l’image envoyée sur la crédibilité des positions africaines.

Certains gouvernements africains n’ont eu aucun scrupule à profiter des luttes intestines entre la Chine populaire et Taiwan… Les dirigeants sénégalais ont alternativement obtenu des dons, des prêts concessionnels selon qu’ils choisissaient le premier ou le second pays. Une certaine discipline continentale ferait certainement augmenter la crédibilité des dirigeants africains. Par ailleurs, il ne faut pas croire que la corruption, les ventes d’armes et les échanges de savoir et de technologie militaire ne font pas partie de la panoplie des échanges sino-chinois… Là encore, la non-transparence semble être un point de concordance entre les deux continents.

Avec une prédilection pour la stabilité des régimes politiques, les Chinois se gardent bien d’évoquer des sujets qui fâchent et finissent souvent par trouver des points de convergence sur des sujets comme les droits de l’homme, le travail des enfants, la non-ingérence dans les affaires politiques et économiques…avec les dirigeants africains. En contrepartie, les projets de construction d’infrastructure et de travaux publics semblent prendre le dessus sans que pour autant l’Afrique ne gagne en termes de savoir, connaissance et réplication… Les investissements chinois sont soigneusement protégés par des accords bilatéraux de protection des investissements (28 en 2005) et les secteurs comme l’agriculture, les transports, le commerce et la communication risquent de connaître un essor notable dans les années à venir.

Avec 53 milliards $ US d’investissement étrangers directs allant vers la Chine en 2003 [4] contre 10 milliards de $ US allant vers l’Afrique, il y a lieu de revisiter sans complaisance l’environnement des affaires et les comportements des dirigeants africains qui rendent le continent africain moins attractif pour les investisseurs. Lorsque la Chine consacre près de 39 % de son produit intérieur brut au secteur manufacturier, l’Afrique subsaharienne atteint à peine 14 %[5]. C’est ainsi que les investissements chinois en Afrique avoisinent 1 milliard de $ US. Il n’est donc plus question de soutenir des « mouvement de libération nationale ou des idéologies obsolètes ». Il est plus question d’assurer l’approvisionnement en matière première et en énergie pour soutenir la croissance chinoise…

A ce titre, il convient de rappeler que les exportations de biens de l’Afrique vers l’Asie s’élevaient en 2004 à 16,8 % de la part des exportations totales africaines contre 21,9 % des importations de biens asiatiques dans la part des importations totales africaines. Le paradoxe réside dans le fait que l’Afrique importe en général plus de 71 % de biens manufacturiers sur le plan global et exporte principalement des produits hydrocarbures et des minerais, souvent non transformés. En comparaison, il faut savoir que l’Afrique échange plus avec l’Asie qu’avec elle-même. Les exportations de biens intra-africains s’élevaient pour la même période à 10 % de la part des exportations totales africaines contre 11,3 % pour les importations intra-africaines de biens dans la part des importations totales africaines[6]. La part des exportations de biens de l’Afrique vers la Chine s’est élevée en valeur à 38,9 milliards de $ US in 2004, soit 16,8 % du total des exportations africaines contre 23,1 milliards de $ US pour les échanges intra-régionaux, soit 10 % du total des exportations africaines.

Les cinq premiers pays exportateurs de biens en Afrique sont en 2004, l’Afrique du sud avec 46 milliards de $ US, l’Algérie avec 32,3 milliards de $ US, le Nigeria avec 31,1 milliards de $ US la Libye avec 20,8 milliards de $ US et l’Angola avec 13,9 milliards de $ US. Les hydrocarbures et les minerais forment la base principale de ces échanges. Il y a donc très peu de contenu en termes de valeur ajoutée dans les exportations africaines vers l’Asie. Ceci est un handicap stratégique qui risque d’empêcher l’Afrique de procéder à un décollage économique en continu si les ressources générées par cet échange déséquilibré sur le plan sectoriel ne sont pas réinvesties en priorité dans les infrastructures de bien-être et de communication comme le suggère fortement le NEPAD.

Conclusion : faut-il privatiser les relations Afrique-Chine ?

Que les dirigeants africains ne s’y trompent pas ! La Chine se développe en utilisant les matières premières africaines. Les dirigeants doivent en profiter pour développer le continent en donnant les chances aux générations futures de ne pas être de simples spectateurs dans le monde. Il faut espérer que le nouveau partenariat Afrique-Asie de 2006 permettra de clarifier la nouvelle grammaire des échanges sino-africains sans que celle-ci ne se limite à privilégier exclusivement des accords sur l’approvisionnement en matières premières et un avantage cumulatif en termes d’influence diplomatique [7] dans les enceintes internationales.

Le tiers-mondisme chinois [8] demeure malgré tout un paravent bien commode pour faire des affaires qui ne profitent pas toujours à la population. La politique africaine de la Chine [9] reste toutefois basée sur une approche d’État à État. Il n’y a en fait rien sur le secteur privé et les échanges de « peuple » à « peuple » sont bien circonscrits. Ils consistent souvent à envoyer des volontaires chinois servir en Afrique pour mieux « comprendre » comment y faire des affaires. A quand les volontaires africains envoyés en Chine, ne serait-ce que pour apprendre le mandarin, ramener des technologies et du savoir-faire et de l’innovation permettant de démultiplier les énergies mal utilisées et mal coordonnées en Afrique et dans la Diaspora ?

Il y a au moins cinq erreurs qu’il ne faut plus que les dirigeants africains reproduisent s’ils veulent un partenariat durable et une crédibilité renouvelée auprès des responsables chinois :

  • croire que l’approche du haut vers le bas est la panacée alors que les populations ne sont pas associées ;
  • présumer que les décisions et solutions formulées par les États vont automatiquement devenir opérationnelles sur le terrain alors que les préalables nécessaires ne sont pas mis en place avec les acteurs compétents ;
  • oublier d’informer et d’associer le secteur privé et les populations à toute signature d’un accord permettant un accès privilégié aux richesses et de l’espace africain à des investisseurs, chinois en particulier ;
  • vendre des matières premières non transformées et sans valeur ajoutée et oublier d’utiliser les ressources ainsi acquises pour réduire les inégalités et promouvoir la création de richesse qui n’est pas possible sans la création des capacités productives endogènes en partenariat avec les pays émergents dont la Chine ;
  • continuer à travailler uniquement dans l’espace de la politique politicienne en oubliant les aspirations des peuples à de la nouveauté et à de la représentation vraie.

Les responsables chinois, sous les apparences de coopération « gagnant-gagnant » ne doivent pas laisser l’éthique, les droits humains et la liberté et l’autodétermination des peuples africains sur le bas côté du commerce et des échanges. En effet, l’augmentation des achats d’armes et de munitions en provenance de la Chine, ceci à des conditions particulièrement avantageuses accordées aux États, à des milices ou aux armées privées, n’est pas étrangère à la difficile émergence de la démocratie dans certaines parties de l’Afrique. La Chine ne peut rester muette sur ce sujet.

La nouvelle coopération entre l’Afrique et la Chine ou, entre l’Afrique et l’Asie en général, se doit de servir en priorité les intérêts des populations et non pas simplement les intérêts des dirigeants africains et chinois qui poursuivent chacun leurs intérêts bien compris. L’arrivée de nouveaux dirigeants africains mettant l’accent sur l’éthique, l’intégrité, la coopération au service des populations devrait permettre graduellement de changer la donne et qui sait… amener la Chine à promouvoir la démocratie et les libertés au même titre que l’économie et le commerce. Faut-il rappeler que seul 2 % des échanges chinois avec le monde se fait avec l’Afrique ? Depuis le 1er janvier 2005, la Chine a introduit dans ses accords commerciaux avec les pays africains des franchises de taxes à 26 pays les moins avancés [10]. L’Afrique doit demander à la Chine de l’aider à produire afin d’exporter des produits à valeur ajoutée. Les conséquences sur la croissance économique en Afrique, la réduction de la pauvreté et le retour de la confiance dans un partenariat vrai [11] où les deux partenaires « gagnent » réellement est à ce prix.

Le 22 avril 2006

Yves Ekoué Amaïzo

Auteur et Economiste à l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI).
Il s’exprime ici à titre personnel.


1. La conférence de Bandung demeure la conférence afro-asiatique des pays non-alignés. Elle s’est tenue du 18 au 24 avril 1955 à Bandung, sur l’île de Java (Indonésie). L’indonésien Sukarno, le yougoslave Tito, l’égyptien Nasser et l’indien Nehru revendiquent leur appartenance à un tiers-monde neutraliste, à égale distance des deux superpuissances, les États-unis et l’URSS. Ils prônent le rassemblement des pays pauvres, la lutte contre le colonialisme et la ségrégation raciale.

2. Gustav Ahadji, « Le nouveau chantage »: [Lire]

3. Jean-Christophe Servant, op. cit.

4. World Bank, Global Development Finance. Mobilizing finance and Managing Vulnerability, 2005, pp. 140 et 26.

5. World Bank, World Development Indicators, 2005, pp. 202-204.

6. World Trade Organization, International Trade Statistics 2005, pp. 80.

7. Marc Aicardi de Saint-Paul, « La Chine et l’Afrique, entre engagement et intérêt », Géopolitique africaine, n° 14, Paris, Printemps 2004.

8. Jean-Christophe Servant, « La Chine à l’assaut du marché africain ». in Le Monde Diplomatique, mai 2005, pp. 6-7.

9. Voir “China’s African Policy”, 12 January 2006, www.fmprc.gov.cn/eng/zxxx/t230615.htm#

10. Angola, Bénin, Cap Vert, Centrafrique, Comores, Congo démocratique, Djibouti, Erythrée, Ethiopie, Guinée, Guinée-Bissau, Guinée Equatoriale, Lesotho, Liberia, Madagascar, Mali, Mauritanie, Mayotte, Mozambique, Niger, Rwanda, Sierra Leone, Sudan, Tanzanie, Togo, Zambie; Voir NEPAD Business and Investment Guide, 2006 edition: New Economic Partnerships for African Development, www.corporate-africa.com, p. 109.

11. Yves Ekoué Amaïzo, « After the G8 Gleneagles Summit », in NEPAD Business and Investment Guide, 2006 edition : New Economic Partnerships for African Development, www.corporate-africa.com, pp. 51-57.