Mahdi Elmandjra
Post-colonialisme
Le post-colonialisme est un phénomène très récent qui date du début des années 1990, comme suite à la chute des régimes communistes, la Guerre du Golfe et l’effritement du peu d’unité que le Tiers Monde était parvenu à construire (Conférence des Non-Alignés, Groupe des 77, Organisations régionales …). Le post-colonialisme est, avant tout, le produit du « nouvel ordre mondial ».
J’ai utilisé le terme ‘post-colonialisme’, pour la première fois, en septembre 1990 (après le déploiement des troupes américaines en Arabie Saoudite) dans le titre d’un article publié par la Revue Futuribles et intitulé « La Crise du Golfe, prélude à l’affrontement Nord-Sud. Les débuts du postcolonialisme »[1] Voici la définition du post-colonialisme que l’on y trouve:
« Celui-ci est le produit d’une fausse décolonisation dont les populations du Sud sont aujourd’hui pleinement conscientes, d’une part, et de la peur du Nord qui craint les transformations radicales qu’une telle prise de conscience ne manquera pas d’apporter, d’autre part. La peur de la « déstabilisation » explique le renforcement de l’alliance naturelle entre les faux décolonisés et les faux décolonisateurs, et justifie des actions « préventives » à visage découvert. » [2]
Le post-colonialisme a ses caractéristiques propres qui le distinguent du colonialisme et du néo-colonialisme. Le colonialisme est un processus bien connu. Il est basé sur l’occupation militaire et l’exploitation des ressources humaines et naturelles à des fins économiques. La possession de colonies donnait au colonisateur un poids politique sur le plan international.
La population locale n’avait aucun droit de participation dans les systèmes de prise de décisions concernant la région ou le pays. La période coloniale a été très longue – près de 500 ans si l’on tient compte du début de la colonisation du continent américain. Des mouvements de résistance se sont constitués pour libérer les colonies dès le début du siècle. La « décolonisation » a commencé après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le mouvement s’est amplifié durant les années 1960 et s’est plus ou moins achevé dans les années 1970.
Avec l’indépendance il s’est graduellement établi de nouveaux rapports avec l’ex-colonisateur dans le cadre de la « coopération » d’où émergea le « néo-colonialisme » avec le concours conscient ou inconscient des cadres et décideurs des anciennes colonies. Le néocolonialisme permettait à la Métropole de garder ses marchés, sa présence culturelle et parfois sa présence militaire à des frais très minimes.
Quant à la classe dirigeante, elle obtenait une aide technique pour l’exécution de modèles de développement basés sur un mimétisme aveugle et totalement inadaptés. Cela permet cependant la vente d’équipement, l’octroi de prêts, le placement d’experts et l’acquisition d’informations précieuses sur la situation économique et sociale du pays. Le système facilite la corruption et l’enrichissement excessif d’une minorité de « responsables » des deux bords.
Les dirigeants bénéficient, également, d’une forme de protection politique et militaire leur permettant de rester au pouvoir avec une immunité presque totale. Dans de pareils cas, l’ancienne métropole ne parle ni d’absence de démocratie, ni d’abus des droits de l’homme ni d’excès de corruption. Ce qui compte ce sont les intérêts stratégiques, politiques et économiques du néo-colonisateur.
On a mis beaucoup de temps à comprendre que si l’indépendance politique est un acte formel qui prend quelques minutes (la signature d’un traité), la libération économique, par contre, requiert plusieurs années, des réformes structurelles (non pas les « ajustements » du FMI et de la Banque Mondiale) et énormément de volonté politique pour résister au diktat des instances financières internationales et des firmes multinationales. Par « libération » économique on entend tout simplement la possibilité de faire ses propres choix.
La colonisation économique est la base même du néo-colonialisme lequel facilite une domination discrète dans beaucoup d’autres domaines. Il y a, finalement, la libération culturelle qui est la plus difficile et la plus longue – un minimum de deux générations sinon trois (entre 50 et 75 ans environ). C’est à travers les systèmes éducatifs que l’on décolonise sa culture et que l’on récupère ses valeurs mais la réforme des systèmes d’éducation est un processus à long terme.
Après ces brèves références au « colonialisme » et au « néo-colonialisme », revenons au « post-colonialisme » et essayons de comparer, en style télégraphique, les trois systèmes de colonisation en nous basant sur un nombre d’indicateurs à titre illustratif. Notons tout d’abord que le chef de file du post-colonialisme n’est pas une ancienne colonie mais un grand pays qui n’a jamais été considéré comme une puissance coloniale : les Etats-Unis d’Amérique.
MOTIVATION PRINCIPALE
Colonialisme : économique
Néo-colonialisme : politique
Post-colonialisme : culturelle
ROLE MAJEUR DE L’ELITE POLITIQUE
Colonialisme : participation aux mouvements de libération
Néo-colonialisme : contribution à la consolidation du pouvoir de l’Etat
Post-colonialisme : défense du statu quo et de la « stabilité »
NATURE DES CONFLITS ARMES
Colonialisme : inter-occidentaux et coloniaux
Neo-colonialisme : idéologique
Post-colonialisme : culturelle, inter-ethnique, Nord-Sud
DISTRIBUTION POPULATION NORD/SUD
Colonialisme : Nord = 40%-30% Sud = 60%-70%
Néo-colonialisme : Nord = 35%-20% Sud = 65%-80%
Post-colonialisme : Nord = 20%-15% Sud = 80%-85%
MOUVEMENTS MIGRATOIRES
Colonialisme : Du Nord au Sud (du Sud au Nord lors de recrutement des soldats)
Néo-colonialisme : Du Sud au Nord, à la demande du Nord
Post-colonialisme : Très forte limitation, sinon arrêt de l’immigration en provenance des pays du Sud
PUISSANCE DONT DÉPEND LE POUVOIR DE DÉCISION SUR LE PLAN INTERNATIONAL
Colonialisme : Pays colonisateur
Néo-colonialisme : Pays ex-colonisateur & groupe Banque Mondiale
Post-colonialisme : Etats-Unis d’Amérique avec accord formel de l’ex-colonisateur
ROLE DES NATIONS UNIES
Colonialisme : appui timide aux mouvements de libération (Conseil de Tutelle, débats Assemblée)
Néo-colonialisme : rôle actif domaine décolonisation politique et économique (Nouvel Ordre Economique)
Post-colonialisme : Chambre d’écho des Grandes Puissances, les Etats-Unis en premier lieu, utilisation du Conseil de Sécurité d’une manière abusive et du Secrétaire général qui suit fidèlement les instructions qui lui parviennent de ces mêmes Puissances. « Casques Bleus » instrument de cette nouvelle politique.
Les illustrations ci-dessus sont données à titre d’exemples et il y a tout un travail de recherche détaillée qui reste à faire pour expliciter le passage du colonialisme, au néo-colonialisme et au post-colonialisme. Il s’agit d’un processus qui affecte l’ensemble du Tiers Monde et dont la compréhension est une des conditions de la libération du monde post-colonial.
Il faut admettre, en toute objectivité, qu’il n’y a de colonisateurs que quand il y a des colonisables. La véritable décolonisation reste à faire. Elle va requérir un minimum de 10 à 15 ans et une transformation assez radicale des pays du Tiers Monde. Les grandes puissances finiront par comprendre que leur qualité de vie et leur survie dépendront dans un proche avenir de décisions prises en dehors de leurs capitales. Ce jour là on pourra aborder en toute sérénité le problème de la redistribution des ressources et réduire les inégalités effarantes qui caractérisent les rapports Nord-Sud (80% des ressources totales du globe pour moins de 20% de la population mondiale).
Mais la libération du Sud passe d’abord par une décolonisation culturelle car un des principaux objectifs du post-colonialisme est l’hégémonie culturelle et la propagation des valeurs occidentales. Les conflits à venir seront des conflits de valeurs et il y a une très grande urgence à développer une communication culturelle entre le Nord et le Sud.
Une communication que le Nord a toujours refusé d’entamer estimant que ses valeurs étaient les plus aptes à résoudre les problèmes contemporains, les plus modernes, les plus susceptibles d’apporter des solutions aux défis du futur et les plus adéquates pour les pays du Sud car elles sont « universelles »!
Cette prétention arrogante est, peut-être, le plus grand obstacle à des rapports sains entre le Nord et le Sud. Le post-colonialisme, en dehors de son arsenal nucléaire, de ses casques bleus, de sa puissance économique, et de son influence politique, est, avant tout, une arme qui vise à détruire la diversité culturelle. Tant que les êtres humains demeureront des humains, et ne se transforment pas en robots, un tel objectif ne sera jamais atteint. Combattre le post-colonialisme c’est d’abord défendre la diversité culturelle.
Paru dans l’Opinion, 02/10/94, Rabat ; Al Alam, 21/10/94, Rabat / Al Quds, 29/10/94, Londres.
mis en ligne le 04 février 2004
Mahdi Elmandjra
Source: www.elmandjra.org
[1] Futuribles No. 147, octobre 1990, Paris.
[2] Idem.