par Guillaume Joseph FOUDA
L’accès au droit :
Richesse et fécondité d’un principe pour la socialisation juridique et l’état de droit en Afrique noire francophone
Résumé : L’accès au droit se présente comme un droit pressant pour les citoyens et une obligation impérative des États pour promouvoir l’État de droit en Afrique. Face aux lacunes des organes étatiques, rien n’est de trop pour susciter la socialisation juridique que l’accès au droit garantit; ici, le concours des O.N.G. peut être fort apprécié.
Il est très souvent aisé de trouver les fondements de l’Etat de droit dans la sophistication technique des institutions chargées d’édicter les règles juridiques, de les faire appliquer, de juger les litiges qu’elles soulèvent et d’assurer le respect de la hiérarchie des normes juridiques. Mais la grande difficulté qu’éprouvent les Etats africains à assurer le règne du droit à l’intérieur de leurs frontières démontre de l’insuffisance de ces explications techniques et les écarts de comportement que l’on peut être amené à constater.
Faut-il rappeler que tous les Etats d’Afrique noire francophone sont des républiques[1]. Que la République est un ensemble de valeurs qui président à la mise en œuvre égalitaire des règles juridiques édictées: l’égalité devant la loi. Cette égalité à vertu pédagogique, pivot des valeurs républicaines, fondement de la légitimité et respect du droit ne peut être garantie que par la mise en œuvre de précautions institutionnelles assurant “l’objectivité” dans les relations entre l’Administration et les administrés, le politique et les électeurs. Elle est la condition préalable d’une éthique fonctionnelle qui préfigure l’Etat de droit et constitue la seule base d’un développement durable et juridiquement garanti.
Quand le rapport du citoyen à l’Etat ou à la chose publique n’est pas régi par le droit, on court le risque de voir des appréhensions socio-psychologiques prendre le pas sur les normes juridiques existantes. L’autorité administrative ou gouvernementale sera ainsi rarement perçue comme garante des droits du citoyen et moins encore comme l’agent du service public. Dans l’un et l’autre cas, elle est perçue, au mieux comme un bouclier, un bienfaiteur, au pire comme un bourreau, un oppresseur. Plus promptement, on dénonce en Afrique la crise du droit. Suivant l’analyse de François BORELLA[2], il va de soi que cette crise est la matrice et la conséquence des convulsions d’un Etat mal défini. Le droit constitutionnel et la science politique se focalisent sur l’étude du pouvoir (régime politique, forces politiques et vie politique), et sur les relations entre celui-ci et les citoyens ou plutôt les sujets. Le bon pouvoir est démocratique, respectueux des droits et libertés, dévoué au bien public et à l’intérêt général. Le mauvais pouvoir est tyrannique, prédateur, patrimonial ou néo-patrimonial, c’est la politique du ventre de haut en bas de l’appareil d’Etat. C’est là l’expression de la dualité d’une littérature qui elle même tend à entretenir une crise dans la pensée juridique africaine.
En s’hypnotisant sur l’aspect formel, on ne prête plus assez d’attention au fond du droit en courant ainsi le risque de laisser s’échapper la matière même qui occupe le juriste c’est-à-dire un ordre normatif, “un ensemble de droits et d’obligations ordonnant les rapports sociaux et dont la création, la modification, l’abrogation et les relations réciproques résultent de propositions auxquelles on donne le nom de normes”[3]. Cette définition, sommaire qu’elle soit, montre explicitement que le droit ne commande l’action qu’après avoir été reçu matériellement ou psychologiquement par celui à qui il s’adresse, conçu et bien compris par lui et présupposant ainsi un accès réel à tout ce qui est objectivement présenté comme étant le droit; une dimension empirique de la socialisation juridique qu’on emprunte volontiers à Etienne Le ROY qui présente l’ordonnancement social comme “une mise en ordre de la société selon un dispositif particulier, impliquant à la fois un projet et des procédés”[4]. A cette façon de présenter les choses, on peut se voir opposer l’existence en Afrique d’un droit coutumier plus présent qu’on ne le croit[5]. Cela ne suffit pas à occulter la nature phénoménologique du droit; ou bien les pratiques coutumières africaines se développeront dans le sens d’un droit objectif et codifié, ou alors, elles courent le risque d’être considérées comme un non-droit, un simple ensemble d’éléments anthropologiques et culturels de régulation des sociétés africaines. L’État de droit ne peut survivre en Afrique que par la socialisation juridique des citoyens dans le cadre des valeurs et règles propres à assurer son fonctionnement.
L’accès au droit constitue de ce fait une donnée essentielle dans la réalisation de l’État de droit, non seulement dans la déclaration des textes de principe, mais dans la réalité concrète. C’est la “juridicité en devenir” [6] car, tout le rapport au droit passe par les conditions de la socialisation juridique et par les modalités de la civilité au quotidien dans les modes de régulation. Il s’agit d’informer et d’éduquer sur le droit, de réduire dans les faits la distance temporelle et spatiale entre les règles juridiques et les citoyens au moment où la circulation de l’information et le développement de ses supports connaissent un essor considérable. L’importance de la connaissance de la loi en tant qu’élément vital dans les processus aboutissant à l’autosuffisance collective a été démontrée par M. Anisur RAHMAN qui, après des enquêtes sur des organisations communautaires dans divers milieu du Tiers-Monde, souligne que “la loi et les connaissances juridiques constituent des éléments stratégiques de conscientisation et de mobilisation des populations ”[7]. Le principe de l’accès au droit participe donc à la socialisation juridique souhaitée. Accès au droit au sens de la connaissance effective des normes et règles qui régissent l’ensemble du corps social, accès au droit comme la possibilité matérielle pour tout citoyen de faire valoir ses droits par les voies de droit ou prévues par le droit. La richesse et la fécondité du principe à l’accès au droit se dégagent ainsi tant des obligations normatives du droit à l’accès au droit que des impératifs pratiques de l’accès au droit.
I- Les obligations normatives du droit à l’accès au droit
Les dispositions normatives prévoyant explicitement l’accès au droit sont assez nombreuses dans les Etats d’Afrique noire francophone. A défaut d’en faire une énumération complète, nous essayons à partir de quelques unes, subdivisées en deux groupes, de saisir le contenu desdites normes. D’une part, l’accès matériel aux normes juridiques opposables aux citoyens et, d’autre part la possibilité effective de se faire rendre justice par le droit.
A/ L’accès aux normes
Le principe général d’opposabilité d’une règle de droit suppose l’accomplissement préalable d’une mesure officielle d’information qui peut prendre plusieurs formes suivant la nature de la règle: publication, notification ou affichage constituent le vocabulaire d’une pratique répandue, encore que celles-ci doivent répondre à une exigence d’information suffisante.
“La publication des lois est effective au Journal Officiel de la République” telle est la formule consacrée. Mais l’insuffisance de la pratique du Journal Officiel dans la publication et la diffusion des normes juridiques a conduit certains pays à envisager un dispositif normatif plus approprié. L’importance de la question est ainsi soulignée dans la Constitution béninoise dont l’article 40 prévoit que “l’Etat a le devoir d’assurer la diffusion et l’enseignement de la Constitution, de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981, ainsi que tous les instruments internationaux dûment ratifiés et relatifs aux droits de l’homme. L’Etat doit intégrer les droits de la personne humaine dans les programmes d’alphabétisation et d’enseignement aux différents cycles scolaires et universitaires et dans tous les programmes de formation des forces armées, des forces de sécurité publique et assimilés.
L’Etat doit également assurer dans les langues nationales, par tous les moyens de la communication de masse, en particulier par la radiodiffusion et la télévision, la diffusion et l’enseignement de ces mêmes droits”. Si ailleurs on ne trouve pas de dispositions constitutionnelles similaires, on note quand même un net intérêt par la présence des disposions générales ayant trait à la “garantie des droits” [8].
Les dispositions de l’article 40 de la Constitution béninoise comporte un double intérêt quant au but recherché. Non seulement elles affirment l’obligation des pouvoirs publics à pourvoir et à faciliter l’accès au droit, mais encore elles en prévoient les moyens. On comprend ainsi rapidement que le principe “ nul n’est censé ignorer la loi ” puisse être contesté dans les États africains en l’absence d’une véritable politique de publication et de diffusion des règles juridiques. Que la pratique du Journal Officiel est très limitée et circonscrit l’accès aux textes juridiques aux seules zones urbaines quand ce n’est pas seulement à la capitale, et encore qu’il faut en avoir les moyens. C’est alors que le non accès au droit réduirait les perspectives d’affermissement de l’État de droit. Parce que quand bien même les lois de l’État seraient bonnes et présenteraient des garanties suffisantes pour les citoyens, le fait qu’elles ne soient pas connues restreint leur application et ne permet pas aux citoyens de les revendiquer ou de les défendre. La juridicisation de l’État en Afrique a besoin du droit or, seule la connaissance de ce droit peut en être le moteur. Mettre à disposition du citoyen africain tout l’arsenal normatif (constitution, traités, lois, décrets, principes généraux et autres principes coutumiers codifiés) qui gouverne ou est sensé gouverner ses activités et toutes les formes de rapports qu’il entretient avec l’État, les collectivités locales et les autres citoyens.
La socialisation juridique en Afrique par la connaissance du droit en vigueur peut aussi s’enrichir des éléments venant du droit comparé. Le droit français constitue à ce titre un modèle particulièrement dynamique. En prenant l’exemple du droit à l’accès aux documents administratifs dans sa dimension d’amélioration des rapports entre l’administration et les administrés, l’action administrative se trouve dissipée de tout préjugé d’arbitraire. La législation française de 1978 et 1979 [9] prévoit pour l’action administrative un archétype du droit à l’accès au droit[10]. Il s’agit pour toute personne de connaître les informations contenues dans un document administratif dont les conclusions lui sont opposées et d’exiger que ses observations soient annexées au document. Elle matérialise cette obligation par la création d’une institution appropriée: la Commission d’accès aux documents administratifs (C.A.D.A.). La loi du 10 juillet 1991 et le décret du 5 mai 1995 (portant création d’un Comité interministériel de renseignement administratif (C.I.R.A.)) ont apporté au dispositif une innovation particulière qui peut mieux encore inspirer les États africains.
Dans bien des cas, des personnes démunies de ressources et de savoir ont besoin d’obtenir les conseils d’un juriste en marge tout procès. Il s’agit d’imaginer le cas d’une personne qui souhaite obtenir une consultation afin de mieux connaître l’étendue de ses droits et les moyens de les faire valoir, ou encore le cas d’une personne qui est embarrassée pour rédiger un acte juridique ou à en comprendre la portée et où les éclaircissements d’un juriste spécialisé lui sont indispensables. Il faut bien que l’État, dans sa mission de formation civique et de garantie des droits, puisse pourvoir à ce genre de besoin. La construction de l’État de droit oblige l’État à combler cette lacune en prévoyant l’aide à la consultation sur les droits et obligations du citoyen. A la suite d’une étude sur les fondements et la mise en œuvre des programmes d’accès à l’égalité au Canada et au Québec, Daniel PROULX aboutit à la conclusion que “les lois, activités et programmes destinés à améliorer la situation d’individus ou groupes défavorisés sont admis en droit canadien parce que les élus reconnaissent que la discrimination n’est pas surtout le fait de décision isolées et vindicatives à l’endroit de certains individus, mais un phénomène systémique”[11]. Il est ainsi possible de s’inspirer des modèles normatifs proposés dans ces différents cas pour formaliser dans les Etats africains, l’accès gratuit à l’information sur le droit en vigueur; l’assistance au cours de procédures non juridictionnelles qui vise les cas où il serait nécessaire d’entreprendre certaines démarches auprès d’organismes administratifs et où tout citoyen aurait besoin d’une aide pour accomplir ces démarches. La mise en place d’un tel dispositif démontre à n’en pas douter, de l’importance de rapprocher le citoyen des textes et des procédures.
B/ L’accès au juge
L’accès au juge constitue la garantie réelle de la première dimension de l’accès au droit. C’est par lui que se manifeste concrètement le fait ou non que le citoyen connaît ses droits et les obligations qui lui sont opposables. Pour cela, l’accès au juge dégage un grand intérêt doctrinal [12] et fait l’objet d’un dispositif normatif qui va au-delà des préoccupations des seuls États.
Sur le plan interne, la quasi totalité des constitutions africaines, au-delà de la multitude des formules, prévoient le droit à “ un procès juste et équitable ” comme une devoir inhérent à l’État. “Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public durant lequel toutes les garanties nécessaires à sa libre défense lui auront été assurées” (article 17 de la Constitution du Bénin); “la loi assure à tous les hommes le droit de se faire rendre justice; tout prévenu est présumé innocent jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie au cours d’un procès conduit dans le stricte respect des droits de la défense” (Préambule de la Constitution du Cameroun). Dans cet ordre d’idée, la Constitution mauricienne (article 10) nous donne de manière plus détaillée, du fait peut être qu’elle est d’inspiration anglo-saxonne, un contenu concret du principe dans un contexte où l’accès matériel à la justice est très relatif. Ledit article stipule que “ toute personne accusée d’une infraction est informée dès que raisonnablement possible, dans une langue qu’elle comprend et de manière détaillée, de la nature de l’infraction ; se verra allouer le temps et les facilités nécessaires à la préparation de sa défense; peut se faire défendre elle-même , ou, à ses propres frais, bénéficier de l’assistance d’un défenseur de son choix ou, dans les cas prescrits, être assistée par un défenseur payé sur fonds publics;…bénéficiera de l’aide gratuite d’un interprète si elle ne comprend pas la langue employée à l’audience de son procès, et sauf avec son propre consentement, le procès ne pourra avoir lieu en son absence, à moins que sa conduite rende impossible la poursuite de l’audience en sa présence”.
A cette catégorie de dispositions normatives nationales, s’ajoutent celles d’origine conventionnelle dont nous pouvons énoncer les plus pertinentes. L’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966 dispose à titre principal que “toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ”. L’article 7 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples prévoit quant à lui que “toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue. Ce droit comprend: a) le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, les règlements et coutumes en vigueur; b) le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente; c) le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix; d) le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale”. Cet arsenal normatif qui est l’apanage de tous les États se doit, pour être effectivement opérationnel, d’être doublé d’une démarche rappelant au quotidien son caractère impératif au vue de l’objectif poursuivi.
II- Les impératifs pratiques de l’accès au droit
La facilitation de l’accès au droit dans les États d’Afrique noire francophone implique une démarche volontaire qui se doit de répondre aux lacunes constatées ici et là [13]. Elle englobe celle de la survie d’une société dans son environnement interne et externe et interpelle les spécialistes du droit et de la science juridique dans cette approche impérative du droit comme “paradigme du jeu social, mettant en forme et mettant des formes pour assurer la pérennité, le développement et la reproduction de nos sociétés”[14]. L’accès au droit appelle ainsi à la fois, une adaptation des moyens d’information et de publication des normes et, une diversification des acteurs pouvant concourir à cet impératif [15] auquel répond partiellement la mobilisation des associations diverses et autres O.N.G. se préoccupant à la fois des questions de développement et du droit, pour s’investir dans la formation des populations à la connaissance et à la défense de leurs droits car, la faible couverture administrative, sociale, sanitaire et judiciaire qui sévit de façon latente dans les États africains montre sans équivoque les difficultés d’accès au droit.
A/ L’adaptabilité des moyens de communication et d’information
La seule pratique des moyens classiques de publication des normes juridiques (publication au Journal officiel, notification ou affichage) démontre de l’incapacité de ces formules à atteindre une couche significatives des populations concernées. L’exemple de la publication des constitutions, lois, traités et autres textes réglementaires au Journal officiel qui répond à un formalisme longtemps établi dans les Etats africains atteste que, le but recherché étant certainement de porter le droit au niveau du citoyen, est loin d’être atteint. Moins de 20% de la population est susceptible d’accéder à cette forme d’information, et de la mettre en pratique, soit à cause de leur ignorance, soit à cause des moyens, mais surtout à cause de l’irrégularité des parutions et de leur faible diffusion nationale. Le dispositif de l’article 40 de la Constitution béninoise tire, à titre d’illustration, les conséquences réelles des lacunes de cette pratique et propose, à juste titre, des voies plus adaptées au contexte africain. L’usage des médias, la vulgarisation des droits fondamentaux par l’enseignement scolaire et universitaire, des programmes de formation adaptés à certains corps de l’administration, concevoir la formation des fonctionnaires dans le contexte des mutations politiques et institutionnelles en cours dans les différents pays [16], l’usage des langues locales, bref tous les moyens de communication et de formation appropriés qui permettent de former des groupements sociaux au fait de la démocratie et de leurs droits. L’idée de l’utilisation des médias comme moyen de communication juridique nous paraît comme particulièrement appropriée. Non seulement parce que plus d’un foyer sur deux disposent déjà d’un récepteur radio, mais plus encore parce que l’importance des moyens de communication de masse est un fait reconnu par la plupart des chercheurs en sciences sociales qui l’abordent comme un spectacle composé de discours et d’images [17]. Pour ce qui est du droit, il s’agit de le porter dans la conscience des citoyens, en donner le sens et en relever les expériences pouvant susciter son importance incontournable dans l’Etat et la société à construire. Ce mode d’information et de communication juridique a l’avantage de pouvoir présenter le droit sous forme de rituels, d’images et de récits. Il constitue par ailleurs un chemin riche qui rend l’accès au droit en Afrique inséparable du contexte culturel et socio-économique.
Il ressort en outre d’une étude sur “l’assistance juridique aux populations rurales”[18], que la contribution des juristes est indispensable et l’exemple présenté à travers des projets d’assistance juridique pour les populations démunies du monde rural confirme cette démarche consistant à l’utilisation des “para-juristes”[19] sur le terrain pour: – conduire des programmes d’éducation en vue de permettre aux populations de revendiquer leurs droits, – faciliter la création d’une organisation de base pour permettre aux populations de revendiquer le respect de leurs droits, – contribuer à assurer la médiation et la réconciliation lors des confits , mener une enquête préliminaire dans chaque cas qui doit faire l’objet d’une procédure judiciaire (information et préparation à l’accès au juge). Contrairement à l’étendue des modes informels de pratique de la justice en Afrique qui évoluent en marge du droit de l’État, la pratique des “para-juristes” veut qu’ils ne se posent pas en concurrents des cadres formels et professionnels du droit. Ils informent les populations sur leurs droits et contribuent à les familiariser aux textes, procédures et institutions en participant par ce biais à la socialisation juridique postulée.
Par ailleurs, la minutie des travaux de Pathé DIAGNE [20] sur l’accès à la justice dans les quartiers pauvres de Dakar, Abidjan, Niamey et Ouagadougou, soulève divers points tous aussi pertinents les uns que les autres et démontre d’emblée que le problème de l’accès au droit dans les pays d’Afrique noire francophone ne se circonscrit pas aux seules populations rurales. Il en ressort que l’information sur la justice, son appareil et ses auxiliaires est très faible; que le coût de la justice, quand elle est envisagée est mal apprécié, mal connu et pris en compte de manière superficielle comme un poids or, c’est à ce coût que l’on pense immédiatement dans la relation justice et quartiers pauvres; qu’il y a une grande confusion dans l’esprit des populations sur les compétences réelles du personnel de la justice, de ses auxiliaires singulièrement (gendarmes, policiers, huissiers, clerc de notaire…), des agents des administrations et des services publics avec lesquels peut naître un litige (agent du fisc, employé des services publics et parapublics, postiers…); que les employés des administrations diverses et les auxiliaires de la justice abusent facilement de l’ignorance des habitants en instaurant leur “justice”, en distribuant leur protection et en couvrant parfois crimes et délits; et que de manière globale, les jugements sur les relations entre les citoyens d’une part et l’appareil, les personnels, les auxiliaires de justice ou des services publics d’autre part, sont variables et en corrélation avec le niveau d’éducation, d’information et de vie. Dès lors, au lieu de trouver dans ces explications des raisons pour justifier le développement en Afrique d’une justice informelle, traditionnelle ou associative plus proche des populations[21], il faut au contraire reconnaître là, les lacunes d’une diffusion suffisante et d’une socialisation juridique qui tendrait à ce que l’accès au droit ne puisse s’exprimer qu’à travers un besoin ou d’un refus des citoyens concernés. Les possibilités ou non de l’accès au droit expliquent ainsi plus aisément les conduites, les motifs, les ressorts et inhibitions du citoyen africain face au droit, à la justice et à ses institutions. Mais, la démission constatée de l’Etat africain dans plus d’une de ses missions essentielles, plus ou moins justifiée par l’insuffisance des moyens financiers, ne permet pas d’imaginer pour demain une structure spécifiquement conçue et adaptée à la formation et à l’information citoyennes des populations.
Toutefois on doit de plus en plus reconnaître l’importance du rôle des multiples associations et partis politiques locaux participant tant bien que mal à promouvoir une information maximale des populations même si la majeure partie des programmes d’information et de sensibilisation juridique est à l’actif de diverses Organisations non gouvernementales [22] de développement ou de protection des droits de l’homme.
B/ Les O.N.G. comme rempart face aux lacunes des Etats
Il est constaté qu’en Afrique noire, les O.N.G. apparaissent comme fortement associées aux thèmes de démocratie et de développement au cours de la décennie quatre-vingt-dix. Elles sont consultées en matière de décisions politiques, de planification et de mise en œuvre de projet au niveau local, national ou international. En effet, elles offrent souvent de nouvelles perspectives et possèdent une grande expérience dans les domaines tels que le développement à la base, la protection de l’environnement, la défense des droits de l’homme [23] et des groupes défavorisés. L’intérêt que nous portons à leur rôle est de le voir s’accroître dans le sens d’une participation plus en phase avec les préoccupations de socialisation juridique des populations qu’elles côtoient. C’est pourquoi, par leur participation à une activité telle que l’information, la sensibilisation et la formation des populations sur des programmes contribuant à leur socialisation juridique, les O.N.G. constitueraient le meilleur rempart et un vecteur de développement effectif pour les citoyens [24]. En effet, de nombreuses O.N.G. sont plus actives et mieux informées sur les besoins de développement que les Etats. Elles disposent d’un large éventail de connaissances, de données juridiques et statistiques fiables et manifestent un engagement réel pour l’émancipation des citoyens les moins pourvus. Les O.N.G. influencent de plus en plus les gouvernements, mobilisent les populations à la base par le renforcement de leurs institutions et accroissent leurs compétences, ce qui explique souvent une suspicion et parfois l’hostilité qui caractérise les relations entre les O.N.G. et les gouvernements. Par l’intérêt qu’elles portent aux préoccupations de première nécessité des populations et les facilités qu’elles leur apportent pour y répondre, les O.N.G. contribuent pour beaucoup, directement ou indirectement à la socialisation juridique du citoyen africain [25]. Elle permettent d’envisager l’avenir du développement des pays africains comme réalisable ceci par le biais d’une large participation des populations dans les processus de décision qui ne peuvent être formalisés que par le droit. Leurs travaux ont pu démontrer clairement que l’inexistence de droits démocratiques effectifs en Afrique est la cause principale de son déclin économique.
C’est pourquoi elles soutiennent un développement centré sur l’homme et se place en tête de la défense des réformes politiques et institutionnelles qui appuient le développement durable et la démocratie [26]. Une approche par pays permet de se faire une meilleure idée de l’importance acquise ici et là par ces institutions[27]. Le foisonnement numérique, la diversité de leurs interventions, la multiplication et la complexité de leurs relations, le poids économique, financier et social qu’elles représentent, apparaissent dans leur pleine réalité. Toujours est-il que la vivacité des O.N.G. et autres associations ne saurait occulter les devoirs et obligations des Etats africains car, malgré leur dynamisme et leur influence, les O.N.G. restent des entités juridiques infra étatiques toutes aussi soumises au droit de l’Etat dans lequel elles exercent leurs activités. Et dans bien des cas, elles doivent souvent faire face à des difficultés que rencontre le commun des citoyens africains; les tracasseries administratives, les expropriations, les législations politisées, les groupes d’intérêts formés par la bureaucratie, les politiciens et les élites locales qui opposent très régulièrement une farouche résistance à des délégations de pouvoir, de responsabilité et de ressources.
En somme, tant par la pertinence des obligation normatives que des moyens qu’il appelle, le principe de l’accès au droit dans les Etats d’Afrique noire francophone peut être regardé comme un élément incontournable du développement d’une culture du droit en Afrique. L’accès au droit comme principe devant permettre demain au juge africain de vérifier que le justiciable qu’il s’apprête à juger est à la hauteur des normes et des procédures qui s’imposent à lui, l’accès au droit comme obligation impérative des Etats et droit élémentaire des citoyens dont les comportements et attitudes face à l’ordre juridique seront le reflet de l’Etat de droit à construire. Si “nul n’est censé ignorer la loi”, une loi bien connue facilite l’exercice des droits qu’elle prévoit et justifie efficacement les obligations et sanctions qu’elle prévoit. L’accès au droit conforte ainsi l’idée que “le droit puisse être l’instrument principal de la cohésion et de la stabilité interne nécessaire à l’édification d’États modernes, en même temps que l’élément dynamique de la construction d’États modernes et prospères permettant d’assurer à tous les membres de la collectivité les conditions d’existence et l’exercice des droits et libertés que la dignité de l’Homme exige”[28].
mis en ligne le 02 mai 2007
Guillaume Joseph FOUDA
Docteur en Droit
Centre d’Etudes et de Recherches sur les Droits africains et le Développement institutionnel dans les pays en développement (CERDRADI)
Université Montequieu Bordeaux-IV
[1] Les références aux principes républicains dans les constitutions africaines des années quatre-vingt-dix ne sont certainement pas vaines. Détermination au Bénin de “créer un Etat de droit et de démocratie pluraliste dans lequel les droits fondamentaux de l’homme, les libertés publiques, la dignité de la personne humaine et la justice sont garantis, protégés et promus comme la condition nécessaire au développement véritable… ” ; engagement au Burkina Faso de “préserver ces acquis et animé de la volonté d’édifier un Etat de droit garantissant l’exercice des droits collectifs et individuels, la liberté, la dignité, la sûreté, le bien-être, le développement, l’égalité et la justice comme valeurs fondamentales d’une société pluraliste de progrès… ” ; ou tout simplement au Cameroun, la “résolution de garantir à tous les citoyens les droits et libertés énumérés au préambule de la Constitution”.
[2] François BORELLA, “L’Etat en Afrique: crise des modèles et retour aux réalités.”, Mélanges à René Gendarme, éd. Serpenoise, Paris, 1996, p.229-236.
[3] Michel VIRALLY, La pensée juridique, L.G.D.J. Paris 1998, p.9.
[4] Etienne Le ROY, Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, , L.G. D.J. 1999, p.145 .
[5] P. NKOU-MVONDO, Le dualisme juridique en Afrique noire francophone, du droit privé formel au droit privé informel, Thèse de doctorat en droit, Strasbourg, 1995 ; M. ALLOT, “Les résistances traditionnelles au droit moderne dans les Etats d’Afrique francophone et à Madagascar”, Etudes des droits africains et malgaches, 1965, p.236.
[6] Etienne Le ROY, op. cit.
[7] Anisur RAHMAN, “The application of law and developpment theory : some case studies ”, Third World Legal Studies, 1987.
[8] Article 1 de la Constitution du Burkina Faso, article 5al.1 de la Constitution ivoirienne, article 1 de la Constitution gabonaise.
[9] Loi du 17 juillet 1978 sur la communication des documents administratifs et la loi du 11 juillet 1979 sur la motivation des actes administratifs.
[10] J. LEMAURIER, “ Vers une démocratie administrative : du refus d’informer au droit d’être informé ”, R.D.P. 1980, p.139 ; B. DELAUNAY, L’amélioration des rapports entre l’Administration et les administrés. Contribution à l’étude des réformes administratives depuis 1945, L.G.D.J. Paris 1993.
[11] Daniel PROULX, “Fondements et mise en œuvre des programme d’accès à l’égalité au Canada et au Québec”, in L’effectivité des droits fondamentaux dans les pays de la communauté francophone, éd. Aupelf-Uref, Montréal, 1994, p.75-85.
[12] Réné DEGNI-SEGUI, “L’accès à la justice et ses obstacles”, in L’effectivité des droits fondamentaux dans la communauté francophone, éd. Aupelf-Uref, Montréal, 1994, p.241-256 ; Filiga Michel SAWADOGO, “L’accès à la justice en Afrique francophone: problèmes et perspectives. Le cas du Burkina Faso”, in L’effectivité des droits fondamentaux dans la communauté francophone, éd. Aupel-Uref, 1994, p.295-313 ; Prospère NKOU MVONDO, “La crise de la justice de l’Etat en Afrique noire francophone. Etudes des causes du divorce entre la justice et les justiciables ”, Penant, 1997, p.208-228.
[13] Jean WILLYBIRO-SAKO, “Des principes et convictions à une véritable protection juridique en Afrique”, in Droits de l’Homme en Afrique centrale, coll. de Yaoundé, 9-11 nov.1994, Ucac-Karthala, Yaoundé 1996, p.102.
[14] J.M. LEGAY, “Ici et maintenant, plus tard et ailleurs”, Nature, Sciences et Sociétés, 1993, p .144-147.
[15] Le programme COGEDI (Collecte, Gestion et Diffusion du droit) des Etats membres de la Francophonie peut être regardé comme un vecteur méthodique et logistique en ce qu’il préconise l’amélioration des conditions d’exercice de la justice par l’élaboration des plans nationaux, la formation des magistrats et des personnels auxiliaires de justice, l’envoi de documentation aux cours, tribunaux et aux magistrats de la base, la publication des instruments juridiques nationaux, codes, jurisprudences, équipements informatiques des Ministères chargés de la Justice.
[16] La résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies, 34/169 du 17 décembre 1979 interpellait déjà les Etats sur l’urgence de cette démarche. L’article 1 de ladite résolution prévoit que: “ Les responsables de l’application des lois doivent s’acquitter en tout temps du devoir que leur impose la loi en servant la collectivité et en protégeant toutes les personnes contre les actes illégaux, conformément au haut degré de responsabilité qu’exige leur profession” ; Isaaka DJIBO, “La formation comme vecteur de transformation de la société”, in L’administration publique des pays francophones à l’aube des années 2000, Assises francophones de l’administration publique organisée par l’Institut international d’administration publique, Paris, 12-14 décembre 1996, p.89-90.
[17] Anne COLLONALD, “Identités Stratégies. Actes de la recherche en Sciences sociales, n°73, 1988, p.29-51.
[18] A. DIENG, “L’assistance juridique aux populations rurales”, in La justice en Afrique, Afrique contemporaine, n° spécial, 1990, p.106-110.
[19] Personne ayant une connaissance de base dans les domaines du droit.
[20] Pathé DIAGNE, “Accès à la justice dans les quartiers urbains pauvres: Dakar, Abidjan, Niamey, Ouagadougou ”, in Pauvreté urbaine et accès à la justice en Afrique Impasses et Alternatives, L’Harmattan, 1995, p.27-116.
[21] L’opposition entre droit coutumier et droit moderne ne doit pas toujours être présentée comme une raison culturelle à l’éloignement des populations africaines de la chose juridique. Parce que nulle part en Afrique, aucune pratique coutumière ne peut être efficacement opposée à la légalité étatique; tout comme les modes informels de règlements des conflits sont davantage considérés comme une lacune du droit étatique d’atteindre toutes les couches de la population, C. VIDAL, “Procédures de jugement officielles, officieuses et privées en Côte d’Ivoire”, C.U.R.A.P.P. Presses universitaires de France, 1995, p .201; Jean YADO TOE, “Les modes informels de régulation des délits et des conflits dans les quartiers pauvres de Ouagadougou” ; R. DEGNI-SEGUI, “Modes informels de régulation dans les quartiers urbains pauvres: l’exemple d’Abidjan, in Pauvreté urbaine et accès à la justice en Afrique, Impasses et alternatives, L’Harmattan, 1995, p.317-383.
[22] Les O.N.G. sont définies ici comme des organisations privées qui ont pour activités de soulager la souffrance, promouvoir l’intérêt des pauvres, protéger l’environnement, fournir des services sociaux de base ou de susciter le développement en général: C. MALENA, “Working with NGOs. A pratical Guide to operational collaboration between the World Bank and the NGOs ”, Washington Operations Policy Department, World Bank, 1995.
[23] Nous démontrions déjà leur rôle dans l’application des normes internationales relatives aux droits de l’homme dans les ordres juridiques étatiques africains, G. FOUDA, Thèse de doctorat en droit, Université Montesquieu Bordeaux-IV, 1999, p.252-290
[24] Afrique contemporaine, n° spécial, “Les aides à l’Afrique en question”, octobre-décembre 1998.
[25] Les O.N.G. attachées à la protection des droits de l’homme se donnent pour mission essentielle d’encourager l’adoption de constitutions, conventions et autres mesures propres à garantir le respect des droits, de soutenir et faire connaître les activités des organisations et institutions internationales qui travaillent à la mise en œuvre des normes, de prendre toutes mesures nécessaires à la mise en place et à l’organisation de sections, de groupes nationaux affiliés et de membre, à titre individuel, de fournir une aide financière et autres secours aux prisonniers d’opinion et autres personnes à leur charge. (Extrait des statuts d’Amnesty International).
[26] James BUTURO, O.N.G. démocratie et développement durable en Afrique, Voice from Africa, n°5, juin 1994, p.29-36.
[27] N. RAGHAVAN, “Les O.N.G. au Mali”, Politique Africaine, oct. 1992, n°47, p.91-100; I. DROY, “Un panorama national: la multiplication des O.N.G. à Madagascar”, in O.N.G. et développement, société, économie, politique, Karthala, Paris, 1998, p.559-571 ; Alain PRIVETEAU, “Les O.N.G. au Burkina Faso, de la réputation à l’évaluation ”, Afrique contemporaine, n° spécial, oct-déc 1998, p.71-84. Ici, l’étude relève que secteurs sociaux (éducation, formation et santé), sont les premiers destinataires de l’action des O.N.G. soit, 43% de leur action à hauteur de 7% de l’action des pouvoirs publics.
[28] La Commission internationale des juristes, Déclaration de Dakar, Bull de la C.I.J. n°29, mars 1967.