par Alain Landy
La nouvelle autorité des pères
dans les quartiers populaires
Au centre des récentes polémiques on brandit l’image de pères irresponsables et/ou/car polygames. Des ministres incultes et des philosophes endimanchés sont intervenus dans un débat populaire hyper médiatisé, armés de lourds préjugés sur les auteurs des actes de vandalisme. Afrology propose la lecture d’un texte extrait des actes de la septième biennale de l’éducation et la formation organisée à Lyon en avril 2004. Le ton y est ici plus mesuré, un peu plus objectif et scientifique. Il reste que ce n’est qu’une analyse, un point de vue; mais c’est le résultat d’un travail de recherche sur le terrain… (in extenso)
Le père de famille populaire comme objet d’étude
Ce qui a pu être dit des instituteurs manquant d’autorité s’entend aujourd’hui à propos des familles populaires. Ainsi a-t-il été rappelé lors de la Première Conférence Mondiale « Violences à l’école et Politiques publiques » qu’une « véritable mobilisation des politiques publiques a eu lieu seulement à partir des années 90, alors que pourtant dès les années 80, les enseignants en parlaient ; en 80, la situation était celle-ci : les enseignants qui ne savaient pas se faire respecter étaient chahutés, on disait d’eux que c’étaient des enseignants qui manquaient d’autorité » (Eric DEBARBIEUX, Yves MONTOYA, Paris, 2001) ; ce même reproche est adressé aujourd’hui aux pères dans les quartiers populaires.
Nous pouvons concevoir les difficultés qui atteignent les références parentales ; par exemple comment un père, qui doit subvenir aux besoins matériels de la famille, peut-il transmettre les valeurs attachées au travail quand il est lui-même au chômage?
Les familles populaires présentent des indices de précarité convergents : précarité d’emploi, de revenus. Les familles monoparentales illustrent ce cumul des difficultés, dissociation familiale et vulnérabilité économique. L’éducation étant la fonction naturelle de la famille, la corrélation est rapidement faite entre famille en précarité, plus particulièrement la famille dissociée, et les difficultés du milieu scolaire, quant elle n’est pas rendue responsable de la délinquance juvénile, de l’insécurité dans les quartiers.
Auparavant l’autorité dont était investi le père en faisait le garant de l’ordre social dans la famille. Il pouvait se recommander d’une appartenance sociale, d’une identité de classe. L’image du père soutien de famille était si puissante qu’elle maintenait la cohésion de la famille, alors même qu’il était souvent à l’extérieur du fait de son travail. Mis à distance voire absent physiquement, ou devant composer avec une image plus maternante comme l’exprime SINGLY, la question se pose aujourd’hui de la place du père dans la socialisation des jeunes des quartiers populaires. La remise en cause de l’autorité, les différentes revendications de libertés nouvelles dans la famille, par exemple l’émancipation des filles par le travail et les études, doivent être appréhendés par des pères qui voient dans le même temps leur pouvoir limité par le législateur (le passage de l’autorité paternelle à l’autorité parentale depuis 1975 en est un exemple), alors que les attentes sociales dominantes se font plus pressantes. Du couple éducatif autorité – attachement, la notion d’attachement est plus volontiers attribuée à la mère (y compris par les chercheurs), alors que l’autorité revient davantage au père, une autorité de l’ordre des choses qu’il nous faut interroger.
Socialisation, domination, rationalisation
Si, comme l’exprime Daniel THIN (1998, p.36), la socialisation c’est la « production de l’individu comme être social », traiter de socialisation dans le nouveau mode de relation parents enfants c’est questionner l’apprentissage social que doivent mener à bien les aînés, afin que les plus jeunes assurent la continuité sociale. La socialisation mêle de façon complexe les questions d’appartenance générationnelle, de classe, de sexe.
La notion de socialisation s’origine chez DURKHEIM, selon deux axes : les institutions de socialisation organisent l’inculcation aux jeunes des savoirs, des normes et des valeurs dominantes, l’intériorisation en favorisel’appropriation. L’apprentissage social ne peut être l’effet que d’une contrainte externe. L’enfant est « naturellement dans un état de passivité… L’éducation doit être essentiellement chose d’autorité » (DURKHEIM).
L’effort de socialisation ne se résume plus au seul acte d’autorité. Il faut transmettre à la jeune génération savoirs et savoir-faire, respect des normes et adhésion aux valeurs. Ce qui pose problème aujourd’hui est la définition de ces éléments, et leurs fondements implicites, appréciés par les différentes institutions chargées de la socialisation selon leur propre point de vue ; ainsi l’école n’a pas nécessairement la même optique que la famille, ne poursuivant pas rigoureusement les mêmes buts.
Les pratiques comparées de socialisation des familles ont été amplement détaillées (voir par exemple BERSTEIN, 1975), selon lesquelles les familles populaires utiliseraient plus volontiers les codes autoritaires. Le fait sociologique que représente la résurgence permanente de l’autorité pour les classes populaires ne peut qu’éveiller l’intérêt du chercheur. Il semble qu’on attribue toujours aux familles populaires les préceptes durkheimiens, dans un certain archaïsme éducatif.
Les pratiques populaires et les membres des classes populaires n’échappent jamais totalement au regard dominant et aux effets de la domination. La cohérence et la logique des pratiques populaires ne peuvent entièrement se comprendre que dans les relations qu’elles entretiennent avec les pratiques dominantes (THIN, 1998). Ce qui est propre aux familles populaires est trop souvent dissimulé derrière un discours dominant porté par tous ceux, enseignants, travailleurs sociaux, chargés de réguler les difficultés de ces familles.
Les familles populaires ont deux possibles, rester dans ce discours dominant de représentations familiales et le subir sans comprendre les changements qui agitent la famille. Elles peuvent aussi construire leurs propres valeurs pour développer leur stratégie ; leurs déviances participent de la tentative de résolution des problèmes de cette mutation. Les familles n’utilisent pas nécessairement l’aide financière aux fins prévues par le législateur, l’allocation de rentrée scolaire ne sert pas toujours à équiper les écoliers par exemple. L’acteur peut échapper au destin qu’on lui a écrit car il a ses propres mobiles. Dans l’impossibilité de combler l’écart avec le modèle des classes moyennes, les familles populaires sont de ce fait menacées par la frustration, l’amertume et le repli sur elles-mêmes, ce qui participe de cet état de domination[1]. Cet attachement du dominé aux représentations du dominant le place d’autorité en situation de soumission à cette domination, véritable violence symbolique pour Bourdieu[2].
Outre la domination sociale, écarter la dimension symbolique, ancrée dans le culturel, c’est se contenter de l’analyse des conditions sociales de domination, de leur simple description, c’est aussi risquer de ne pas voir comment les individus jouent avec ces conditions3 (GRIGNON et PASSERON). Tenter d’expliquer et de comprendre les attitudes et les modèles du père socialement dominé revient à saisir comment les conduites rationnelles individuelles se conjuguent avec les conduites relationnelles collectives.
Définir les familles populaires.
« Il faut, dès le départ, mettre en garde contre les poncifs qui exposent l’observateur à exagérer tant les qualités « merveilleuses » de la culture populaire d’antan que sa dégradation actuelle » (HOGGART). L’indicateur pouvant rendre compte des familles populaires serait non pas la pauvreté elle-même mais le risque d’y sombrer, un sentiment de précarité comme il existe un sentiment d’insécurité. Le minimum d’insertion est versé par les Caisses d’Allocations Familiales, pourvoyeuses habituellement des prestations familiales. Ainsi le traitement des familles en difficulté est associé avec la précarité sociale[4]. C’est en croisant plusieurs indicateurs de précarité que l’on peut définir les familles populaires. Certains quartiers abritent un taux plus important de population incertaine, les quartiers populaires. Ainsi des signes statistiques confirment le repérage social, les quartiers populaires abritent davantage de familles en risque de précarité (sources CAF-INSEE).
Famille populaire et ordre social
L’ordre social était garanti par l’ordre familial. Cette indifférenciation entre famille et politique sera entretenue à la Révolution Française, Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bon ami, bon époux (article 4 du préambule de la Constitution de l’an III).
Progressivement l’État prend le relais des familles pour inculquer les valeurs générales. L’éducation ne peut rester le seul monopole des familles. L’autorité politique contrôle voire désavoue l’autorité paternelle (loi du 24 juillet 1889 sur la déchéance paternelle pour la protection des enfants maltraités et moralement abandonnés). Ce que l’on entrevoit dans ces mesures n’est pas tant la main mise de la société publique sur la sphère familiale privée que la différenciation des familles[5].
Des familles et des quartiers sous surveillance
Le quartier incarne le double visage du peuple, mêlant dans l’imaginaire de façon permanente classes ouvrières et classes dangereuses. On ne peut pourtant retenir des quartiers populaires que des habitants en grande difficulté puisqu’on y rencontre des salariés réguliers, voire des professions libérales ; mais un médecin qui habite dans un quartier populaire n’est pas le même que celui qui a choisi d’autres quartiers ! Baigné de codes et de représentations, véritable entité sociologique, le quartier est aussi bien celui auquel on est attaché que le quartier auquel on ne peut échapper. Le contrôle social s’exerce symboliquement, dans les aides financières par exemple, rappelant à chaque bénéficiaire son inaptitude à subvenir seul au besoin de sa famille ; Il s’exerce aussi physiquement, par ses agents, l’action sociale, la police de proximité.
Les parents en difficulté, désemparés par leurs adolescents à problème ont à craindre l’infraction de « mise en péril des mineurs »[6]. Les parents sont ainsi menacés de sanctions, pouvant aller jusqu’à l’enlèvement de leurs enfants à des fins de placement. La double contrainte de l’aide à leur précarité et de la sanction s’il y a des écarts est une forme sournoise d’infantilisation.
L’histoire du père, entre loi et attachement
Quand on parle de déclin de l’autorité paternelle, c’est en référence à une ancienne image d’autorité démesurée, renforcée par les différentes législations[7]. Cette simple constatation devrait étonner, et non pas son déclin, lequel est plus conforme à un idéal de société égalitaire. Les hommes ont toujours montré un sentiment d’attachement pour leurs enfants. La dissimulation de cet attachement devait avoir un rôle prépondérant, l’attachement devait s’effacer devant les grands desseins sociaux.
Nous soutenons qu’il y a toujours eu des nouveaux pères, pourtant on retient surtout une représentation du père comme chef de famille, à l’autorité qui ne doit pas faillir. Ce modèle reste particulièrement vivace dans les quartiers populaires, comme garant de la bonne tenue des familles, au-delà du contrôle social.
Méthodologie, terrain, enquête
Une première analyse statistique des quartiers considérés, sur plus de 3000 familles, en collaboration avec la CAF de la ville (prestataire des allocations familiales) fournit les premières indications. L’analyse socio démographique par îlotage indique la répartition par la composition familiale, le nombre d’enfants par âge et par tranche scolaire, l’activité ou le chômage, le revenu des familles.
Enfin la recherche repose sur un recueil de données par entretiens compréhensifs auprès de pères de familles. En préalable à ce recueil de données, c’est l’élaboration d’un modèle idéal-typique, construit tel que préconisé par Max Weber.
Le terrain d’enquête
Les quartiers que nous avons retenus ont été qualifiés de populaires d’après une étude de l’INSEE (CAF-INSEE, 1996, Cahier de Décimal n°5, Tome 1 : Typologie des quartiers). On remarque que la population en situation de pauvreté s’y trouve particulièrement représentée, jusqu’à 24,8% à comparer aux 6,4% d’un quartier résidentiel de cette même ville. Les ménages y sont jeunes, avec des enfants et des ressources limitées. Les étrangers sont relativement nombreux et le taux de chômage élevé. Nous observons le cumul des difficultés des familles, où chaque problème rencontré à une incidence sur les autres aspects de la vie quotidienne, en matière de logement, de ressources, de lien familial.
Les quartiers
Le premier quartier retenu est celui de LA PALLICE, zone portuaire depuis 1876 où subsistent encore les traditions des dockers, métier corporatif très éprouvant que l’on se transmet encore de père en fils. Autour de cette activité gravite toute une population annexe vivant des activités secondaires du port, bars, restaurants ouvriers. Dans ce quartier existe une enclave désolée où se réfugient les plus pauvres, objet de l’attention des services sociaux. De 1962 à 1972, un nouveau quartier a été créé à MIREUIL, forte concentration de HLM mêlée de petites zones pavillonnaires, avec plus de 6000 logements, des écoles, des centres commerciaux.
Quartier concurrent du précédent dans les discours des jeunes qui rêvent d’en découdre avec les bandes de Mireuil, s’est créé depuis 1964 VILLENEUVE LES SALINES. Son édification coïncide avec la construction d’une usine automobile grande pourvoyeuse d’emplois ; cette usine a changé de destination à plusieurs reprises, entraînant le chômage de nombreuses personnes.
Le modèle traditionnel des parents des pères
Le modèle traditionnel de la famille était fondé sur la toute-puissante autorité du père : l’enfant ne peut pas discuter puisqu’il n’est pas son égal, il ne peut qu’obéir ou, s’il désobéit, être sanctionné, parfois en recevant des coups. Le récit des punitions physiques participe davantage d’une évocation nostalgique du père, acceptée parce que légitimée, un père dur pour une mère tendre.
La comparaison avec l’actuelle situation des pères les montre désemparés, ils ne peuvent faire comme leurs pères ont fait. Maintenant ils sont parfois dépassés par leurs enfants dans certaines familles, comme pour les connaissances scolaires pour les familles issues de l’immigration, ou encore face à un appareil informatique.
L’attachement, l’affectivité
Si besoin est de le préciser, les pères de familles populaires sont profondément attachés à leurs enfants. Ils expriment avec beaucoup de pudeur leurs tentatives d’occuper un rôle auparavant dévolu à la mère. En insistant sur le partage de l’autorité avec la mère, on n’a pas suffisamment souligné les efforts des pères pour reconstruire leurs rapports à l’enfant, empiétant sur les représentations de l’autre parent.
Bien que généralement encouragés par les mères, nous constatons une autodévalorisation des pères. Trouve-t-on ici la résignation des pères? Cela signifierait l’idée ancrée d’une prépondérance éducative de la mère auquel le père adhère, dans le but souhaité de rendre service à leurs enfants. Il n’intervient pas en premier chef, il se tient comme en réserve.
Le rapport au travail
Au cours des entretiens, on remarque une confusion : dans la notion de travail se trouvent mêlés travail scolaire et travail professionnel. Les hommes ont perdu la transmission de leur savoir-faire pour éduquer leur fils. Il convient de faire une distinction entre un rapport au travail qui s’inscrit dans une relativisation de la valeur travail par rapport à d’autres sources d’accomplissement de soi, et une valeur traditionnelle toujours présente dans des métiers bastion, concernant paradoxalement les emplois dégradants, harassants, qui cassent le corps, rapportent peu, qu’ont accompli leurs parents. Dans le premier cas, la délinquance apporte des ressources rapides à des jeunes peu scolarisés et sans perspective d’avenir, l’exemple du grand frère est plus attirant que le chômage du père.
Le savoir-faire d’un métier reste primordial, ainsi que la culture qui s’y attache. Le père transmet, parfois à son insu, des valeurs qui permettront au jeune de s’intégrer d’autant mieux que le code est exigeant. On constate un mécanisme d’imprégnation, on ne se transmet pas un métier mais d’en parler prépare malgré tout à l’accomplissement d’une certaine forme de reproduction.
L’exemple du bastion des dockers est éloquent, où subsiste le népotisme familial, réservé à ceux qui connaissent les règles sociales rigides qu’il n’est pas bon d’ignorer.
L’habitat, le quartier, le logement
Les mères savent trouver dans les quartiers des ressources, palliatives des difficultés économiques, des difficultés familiales. Les pères semblent moins décidés à trouver dans les ressorts sociaux les ressources qui pourraient leur manquer. Les parcours qui mènent au quartier sont de deux ordres, et définissent deux types de famille : d’une part les familles au chemin chaotique, des familles accidentées, et d’autre part des familles qui ont toujours été présentes, ou relogées d’un quartier voisin démoli, certaines cumulant les deux.
Les pères accusent plus nettement le sentiment associé d’une déchéance, pour eux et pour leurs enfants. L’étroitesse du logement opposé à l’espace idéalisé de l’enfance souligne la souffrance de ne pouvoir offrir aux enfants l’espace qu’on a connu.
On rêve d’un ailleurs, plus par nostalgie que pour réaliser un projet. Pour les jeunes pères, c’est un projet pour l’enfant. On attribue au quartier les raisons des difficultés éducatives. Quand la fuite s’avère impossible, le père résigné se replie sur l’appartement.
Le cas des familles issues de l’immigration
Nous avons traité la variable ethnique comme un facteur parmi d’autres d’hétérogénéité des familles populaires ; dans les quartiers de notre recherche, cet aspect particulier est parasité de nombreuses actions sociales entreprises dans ce quartier en direction des nouveaux habitants, migrants pour la plupart. La mixité est déjà à l’oeuvre, nous l’avons rencontrée dans la mixité ethnique de couple. Qu’une famille s’origine en Espagne, en Italie ou en Afrique, l’incertitude des pères dans les quartiers populaires est identique, plus ou moins exacerbée.
Le style éducatif
Le mythe de la violence physique comme étant l’apanage des familles populaires ne correspond pas à l’analyse de nos entretiens. Le souvenir du père de référence montre l’image d’un homme dur, qui ne parvient pas à cacher une grande tolérance. Les pères aujourd’hui ne se font pas d’illusion sur l’efficacité de punitions directives, ils préfèrent un style négociatif dont on s’aperçoit qu’il était toujours pratiqué dans les familles populaires, dissimulé derrière le masque du père omnipotent. Est mise en avant la proximité affective, qui se traduit par l’expression des sentiments, l’acceptation et la mise en place par les pères d’une atmosphère de communication régulière et chaleureuse.
Socialisation familiale et socialisation scolaire
Les pères rencontrés ne s’en remettent pas à l’école pour l’éducation de leurs enfants, ils interviennent peu. Ils ont tendance à séparer les deux mondes, scolaire et familial. Les mères négocient, même en position défavorable ; les pères qui interviennent le font sans nuance. Ils aspirent à participer à la réussite scolaire, mais là encore ils se dévalorisent, mélangeant l’aide et le soutien parental avec la pauvreté de leurs propres études.
En dehors de l’injonction paradoxale à travailler à l’école, (quelle est en effet la valeur de ce discours énoncé par des pères qui y sont peu allés ?), les pères les plus éloignés du scolaire ne savent pas quelles sont les limites des prétentions éducatives que se donne l’école, qui est alors vécue comme une rivale. Ces prétentions sont alors refusées : l’éducation, c’est la famille. Le mécanisme inverse est moins fréquent, celui de la délégation (voir Les Cahiers de la Sécurité Intérieure, 2000, « Jeunes sans foi ni loi ? »), on ne s’en remet jamais totalement à l’école pour l’éducation des enfants. Les stratégies éducatives déployées par les parents pour leurs enfants vis-à-vis de l’école sont semblables à celles de la plupart des parents. Forts de leurs convictions (familiale, religieuse), les pères entendent protéger les jeunes enfants des mauvaises influences. Tout le désarroi des pères s’exprime lorsque l’enfant grandissant échappe à cette seule protection, les pères ont alors parfois tendance à rejeter les responsabilités sur les autres instances socialisantes, l’école, les pairs qui le leur rendent bien.
Des nouveaux pères
Le père absent était un bon père ; plus il était absent, meilleur il était, parti au travail. Aujourd’hui, la nouvelle logique de la concurrence de rôles maternant père-mère, entraîne les pères dans des voies qu’on pouvait croire inexplorées : on les voit armés d’un grand courage tenter de retrouver un équilibre, dont le bénéficiaire doit être avant tout leur famille.
Les notions de perte de puissance et de carence ont engendré les interrogations contemporaines sur la définition du père ; un père qui n’est ni puissant, ni chef de famille peut-il être père quand même ? Autrement dit, un père qui paterne, peut-il être un vrai père ? Au père autoritaire parfois traité de violent succède un père empreint de tendresse.
Les pères séparés
Dans les situations de divorce dans les milieux peu favorisés, les pères semblent se retirer encore trop souvent et se désintéresser de l’enfant, c’est en tout cas ce que disent constater les juges et les mères qui ont la garde : ils paient mal la pension alimentaire, ils ne profitent pas toujours des droits de visite. Or, nos entretiens nous ont amené à rencontrer des pères dont l’exiguïté du logement ne permet pas d’honorer leur droit de visite. Certains pères parfois n’osent même pas demander la garde tant l’idée dominante les persuade que les enfants sont l’affaire de leur mère ou sont mieux avec elle. Le père sans enfant s’effondre ; mais si l’enfant revient, le père se redresse, et de la reconnaissance de son rôle s’ensuit une nouvelle dynamique capable d’amener le père cassé à se reconstruire ; c’est alors l’enfant qui socialise le père.
Les interventions du père de famille populaire
Le père garant de l’ordre social voudra d’abord responsabiliser l’enfant face au monde extérieur et prendra le parti du voisinage ; le père privilégiant l’appartenance familiale défendra d’emblée l’enfant, les voisins ne sont-ils pas des abrutis ; le père démissionnaire renverra le problème soulevé aux instances sociales, par exemple vers une plainte de police ; le père privilégiant le sociétal punira l’enfant, non pour la bêtise, mais pour l’ennui ainsi causé.
Comment se situe le père questionné dans notre modèle? Il est indéniable quel e père de famille populaire prend acte de son rôle de gardien de l’ordre social, mais la crainte du jugement de l’ordre dominant n’est jamais éloignée ; c’est ainsi qu’à côté des valeurs de politesse et respect, l’honnêteté reste une donnée essentielle et revient à de nombreuses reprises au cours des entretiens.
Les pères impuissants, dépassés, incertains sont légions dans les familles populaires, du moins l’expriment-ils ainsi ; pourtant, s’il existe un père démissionnaire, qui s’en remet durablement aux instances sociales, nous ne l’avons pas rencontré au cours de notre recherche. On peut estimer ceci comme étant paradoxal concernant les familles qui font le plus l’objet d’attentions de la part des agents sociaux. Parmi les récits poignants que nous avons reçus, nulle part de renoncement ou de fatalisme.
Le père des quartiers populaires nous est apparu non pas démissionnaire, non pas absent, mais plutôt empreint de discrétion, plus difficile à rencontrer (où est-il ? que fait-il ?) ; même s’il se signale parfois bruyamment : par exemple la mère en cas de conflit avec l’école négocie ; le père qui intervient le fait sans nuance.
Sans doute notre père de famille populaire se déplace-t-il dans notre modèle, le père absent étant le plus rejeté. S’il adopte l’un ou l’autre de ces personnages, ce n’est qu’à un moment de son histoire, pour revenir dès que possible à une position d’équilibre. C’est peut-être pour cela que la mère semble accepter qu’on interroge le fonctionnement du groupe familial, alors que le père peut montrer un comportement différent. On va imaginer que le père est incapable voire hostile, alors qu’il essaie simplement de tenir son rôle de père malgré tout: questionner le droit de la société à faire intrusion dans son groupe d’appartenance familial.
Les pères de famille populaires ne rejettent pas les valeurs prônées par la société, mais les outils dont ils avaient été dotés ne fonctionnant plus, ilsfavorisent au sein de leur famille d’autres modes de transmission, privilégiant l’écoute et le dialogue. Nous comprenons mieux à présent l’attitude réservée des pères, leur discrétion : si les pères paraissent effacés ou rebelles, c’est parce qu’ils défendent une idée d’un rapport société/famille, ce qui est du ressort de la famille, donc du père et ce qui est du domaine de la société. Ni refus ni révolte, c’est parce que les pères de famille populaire consentent toujours à jouer leur rôle qu’ils ont traversé le désarroi, tenté le marchandage, faillit céder au renoncement, à la déprime et à la résignation pour enfin reconquérir leur place. Cette recomposition des normes se déroule tranquillement, avec une discrétion qui s’oppose à l’absence formidable –au sens étymologique du mot- de leurs propres pères. Privés des certitudes de leurs pères, sans savoir à quel avenir ils préparent leurs enfants, ils n’ont d’autre prétention que de leur apprendre à se débrouiller.
Les pères, même ceux qui sont plongés dans des difficultés extrêmes, ne renoncent pas. C’est pour cela qu’une attitude de type pédagogique, didactique, réparatrice, paraît déplacée, et n’aide guère les pères mais serait plutôt de nature à les déprimer et les confirmer dans leur croyance en leur incapacité ou leurs manques. Croire en leurs capacités à inventer des solutions est autrement plus intéressant que la recherche de leurs manques et défauts.
Les pères rencontrés témoignent d’un attachement pour leurs enfants sur un mode où présence, contact, dialogue viennent au premier plan de leurs demandes. Ils témoignent d’un vécu riche et sensible de leur paternité lorsqu’ils ont l’occasion de s’exprimer.
Perspectives
Ce que certains appellent de façon choquante des « parents démissionnaires » n’est que le signe de l’établissement de nouvelles normes, d’une recherche d’un consensus mouvant, plus complexe à mettre en oeuvre.
La légitimité du mode de socialisation dépend du type de rationalité mis en avant, d’ordre individuel ou collectif ; or, le mode dominant étant reconnu comme le plus légitime par ceux-là même qui le subissent, comment s’en affranchissent-ils ? quelle est la base de leur propre rationalité ? Nous avons tenté d’expliquer que l’attitude des pères était la seule viable dans le contexte où ils sont plongés, s’ils veulent garder une chance de participer aux apprentissages sociaux de leurs enfants.
Les difficultés rencontrées par les enseignants, en particulier dans l’expression de l’autorité dans le milieu scolaire, ne semblent pas différentes de celles rencontrées par les pères. Ces derniers exercent comme ils peuvent le rôle qui leur est dévolu, isolés dans un contexte rendu difficile par la précarité.
Pour notre étude, le rapport n’est pas établi entre une certaine absence du père, ou une démission -que nous n’avons pas rencontré de façon significative-, et la violence de certains jeunes. Or si les jeunes de quartiers populaires sont soumis à un plus grand risque d’attitudes déviantes, ceci n’est pas une fatalité.
Les pères parviennent pour la plupart à éviter à leurs enfants, à leurs adolescents, d’adopter des comportements les mettant sur la voie de la délinquance. La manière dont ils procèdent est source d’enseignement.
le 26 novembre 2005
Alain LANDY
Faculté des Sciences de l’Homme, Université Victor Segalen – Bordeaux 2, France
Source: Association Canadienne d’Éducation de Langue Francophone
1 « Entre un groupe d’appartenance objectif qui ne peut être considéré comme un groupe de référence acceptable (celui des pauvres, ou encore celui des habitants de la cité), et le groupe de référence inaccessible (celui des catégories moyennes), se creuse un écart intolérable à l’origine d’une très forte frustration et d’une fragilisation accentuée de l’estime de soi » (Villechaise-Dupont, 2000,p. 41). C’est l’hystérésis que Pierre Bourdieu présente comme brusque décalage des chances objectives par rapport aux espérances subjectives appelées par l’état antérieur des chances objectives.
2 « (Les moyens de penser ce rapport social) qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaître cette domination comme naturelle ; ou, en d’autres termes, lorsque les schèmes qu’il met en oeuvre pour se percevoir et s’apprécier ou pour apercevoir et apprécier les dominants (élevé/bas, masculin/féminin, blanc/noir) sont le produit de l’incorporation des classements, ainsi naturalisés, dont son être social est le produit » (BOURDIEU, 1997, p. 204).
3 « Sans se livrer à la célébration naïve de la « résistance populaire » à la domination symbolique, on peut essayer de décrire le système des protections par défaut, produit et redoublement de la privationculturelle, qui permet aux dominés d’opposer leur « mauvais goût » ou leur absence de goût au goût dominant » (GRIGNON & PASSERON, 1989, p.62).
4 Le prestataire des minimas sociaux des quartiers considérés (RMI, API et Allocation Adulte Handicapé), a retenu comme seuil de pauvreté le total des ressources d’un foyer (salaires éventuels et prestations diverses) divisé par le nombre de ses membres, chaque membre étant affecté d’un coefficient correcteur. Le calcul plus généralement retenu est celui préconisé par la Commission Européenne, à savoir la moitié du revenu moyen de chaque pays. Ces différents modes de calcul ne rendent pas compte précisément du nombre de familles en grande difficulté, mais permettent toutefois de constater que la carte de la pauvreté épouse celle du chômage et du Revenu Minimum d’Insertion.
5 Comme le rappelle PELLERIN Louis-Marie, « on dit pour quel milieu c’est fait » ( Le père déchu. Débats autour de la loi du 24 juillet 1889, 1979, Textes et langages II, Université de Nantes, cité par COMMAILLE et MARTIN, page 33).
6 Cette infraction est répertoriée à l’article 227-17 du nouveau code pénal qui prévoit une peine de deux ans de prison et 200 000 F d’amende ; une circulaire ministérielle rappelle cette disposition aux procureurs suite à un rapport au gouvernement d’avril 1998 sur la délinquance, dans le but de responsabiliser les parents
7 La puissance paternelle a pour principal attribut le droit de correction, ou droit de faire incarcérer ses enfants de moins de 15 ans sans justification. Le droit de correction est aboli le30 octobre 1935.