LES DOSSIERS

Histoire et conscience Nègre

Histoire et conscience Nègre [1]

Notre dette à nous qui avons été envoyés pour nous équiper au contact de l’Occident, est très lourde à l’égard de nos compatriotes. Ils attendent de nous que nous témoignions pour les nôtres, que nous les aidions à se situer dans un monde en pleine évolution et éventuellement à choisir un chemin.

Mais pour se situer et s’orienter, il est bon de s’arrêter un moment – pour réfléchir sur le chemin déjà parcouru. D’où l’importance de la mémoire. Dans la vie individuelle, la mémoire, comme dit Pascal, est nécessaire à toutes les opérations de l’esprit ; mais elle est aussi indispensable pour la cohésion de la personnalité. Prenez un homme, retranchez-lui brutalement toute les données enregistrées et conservées par sa mémoire. Infligez-lui, par exemple, une amnésie totale. Cet homme n’est plus qu’un être errant dans un monde où il ne comprend plus rien, dénué qu’il est de tout axe de référence. Dépouillé ainsi de son histoire, il est étranger à lui-même ; on dira qu’il est aliéné et il l’est, en effet, dans tous les sens de ce terme.

De même, les collectivités et les peuples sont le fruit de leur histoire. L’histoire est la mémoire des nations. C’est pourquoi il est de la plus haute importance pour la personnalité d’un peuple de cultiver cette mémoire collective ou, au contraire, d’en laisser oblitérer les trésors.

Ainsi, le fait de reprendre conscience de son histoire est un signe de renaissance pour un peuple. Tout cela justifie amplement la tentative que je fais ce soir (et qui n’est qu’une simple ébauche) de voir quelle place tient l’histoire dans l’évolution de la conscience collective chez les peuples nègres et, singulièrement, chez ceux de l’Afrique occidentale.

On peut y arriver en examinant successivement la place de l’histoire, de la mémoire collective et, plus généralement, de la notion de temps et du passé dans la vie traditionnelle des nègres.

Ensuite, comment pendant des siècles, depuis le XVe siècle, l’histoire des nègres leur a été brutalement confisquée au profit de leurs maîtres européens tant au plan de l’action qu’au plan de la connaissance ; ainsi que les conséquences qui en résultent pour la conscience nègre.

En conclusion, les perspectives qui, après ce gigantesque court-circuit, s’offrent à nous et en particulier à l’historien pour une reprise de conscience des peuples négro-africains.

1. Place de l’histoire dans l’Afrique traditionnelle

La place de l’histoire, c’est-à-dire de la notion du temps, de ce qui est antérieur, bref du passé, est une des constantes de la mentalité traditionnelle chez les nègres, constante qui donne son originalité à leur vie économique, sociale, politique et artistique.

En Afrique noire, la terre comme on le sait, est l’objet d’une appropriation non pas individuelle, mais collective. Il faut préciser d’ailleurs que la famille, le village ou la tribu n’est que le dépositaire du bien-fonds, la propriété éminente appartenant aux esprits locaux (qu’on songe ici aux dieux des nomes égyptiens).

Le chef successeur du fondateur du village est donc seul habilité à nouer des contacts avec les esprits qui ont permis à ses aïeux de s’établir là. Il est donc le commettant de ces esprits, de même qu’il est le médiateur obligé de tous ceux qui viennent s’établir là. Il intervient dans toute attribution nouvelle de terre. Et même dans les régions conquises, ce pouvoir demeure l’apanage du maître de la terre (dugu kolotigui en bambara, tengsoba en mossi), descendant du clan vaincu qui primitivement, avait occupé le pays.

On voit l’importance de l’histoire dans l’idée de propriété foncière chez les nègres.

Dans la vie sociale, il en va de même : quand j’étais berger, toute notre petite hiérarchie était fonction de l’âge. Le même mot signifie d’ailleurs souvent aîné et chef (en mossi). D’où l’importance des classes d’âges. C’est par promotions organisées que les jeunes franchissent une à une les étapes qui les conduisent aux droits et responsabilités de membres à part entière dans la cité. Les écoles de brousse, parfois très longues (sept ans chez les Guerzés), se chargent de les préparer. Ainsi l’appartenance à une même classe d’âge, par la communauté des épreuves subies et des rites perpétrés, crée une parenté d’un type particulier et très profond. Chez les bambara, ceux qui appartiennent à la même n’tomoya sont dit fulani, c’est-à-dire jumeaux.

Citons en passant les prérogatives qui reviennent à la première femme d’un polygame, uniquement parce qu’elle est la première en date. Notons d’ailleurs que la coquetterie féminine n’échappe pas à cette règle générale de la vie africaine. La femme dès qu’elle a quelques enfants, se dit et se fait passer pour vieille. Elle ne s’adonne pas comme ailleurs à la lutte incessante contre « l’irréparable outrage », tant est puissante cette sorte d’attraction de l’ancienneté.

Cette mentalité trouve son expression la plus forte dans la vénération pour les anciens et le culte des ancêtres. On ne reconnaît au père de famille la puissance paternelle sur la grande famille patriarcale (faya) que si, entre autres conditions il est vraiment le plus ancien c’est-à-dire le membre de sa génération, le plus proche de l’ancêtre. Cette règle de succession joue aussi du point de vue politique pour les rois.

Le collège des vieillards est vénéré. Experts dans les rites et les symboles ils assurent la prospérité de la communauté. Maîtres ès traditions, ils sont les intermédiaires nés, dans l’espace, avec les autres collectivités et dans le temps, avec le monde des aïeux.

L’ancêtre lui, est l’objet d’un véritable culte. Le serment qu’il a fait de ne pas tuer ni consommer tel animal, oblige toutes les générations issues de lui et cela ad infinitum. On l’invoque toujours dans les grandes étapes de la vie. Ainsi au cours des rites du mariage chez les Dagari, des libations sont faites aux ancêtres à qui on présente la jeune mariée en les priant de lui donner de nombreux enfants.

L’esthétique et la parure expriment souvent aussi cette importance de l’événement – collectif ou individuel. Les masques M’Boum à Pao aux environs du Tchad portant de longues barbes de paille ou de fibre sont de majestueuses figurations des ancêtres. De nombreuses statuettes jouent le même rôle. L’animal totem allié de l’ancêtre est l’un des thèmes favoris de l’art négro-africain. Enfin les scarifications mi-ornementales, mi-religieuses, soulignent les différentes étapes de l’histoire individuelle graduellement intégrée à celle de la collectivité. Telles les différentes marques reçues par le jeune Kabrai du Togo de quatorze à vingt ans.

La littérature enfin, témoigne de la place que tient l’histoire dans la mentalité des Noirs d’Afrique. Ce sont les légendes et les contes dont le but est fréquemment d’expliquer un fait actuel. « Autrefois les animaux sauvages vivaient avec les hommes. Autrefois le chien vivait dans la brousse » ; tels sont les exordes de quelques contes de chez nous. Et la conclusion est par exemple : « C’est depuis ce temps là que le chien et le chat ne peuvent pas se sentir ».

Il y a là une tentative d’explication générale par l’histoire. Il faut faire ici un sort aux griots, cette caste bigarrée et protéiforme, mais qui, dans les meilleurs des cas, fournissaient des conseillers avisés aux princes, par exemple aux Bours du Sénégal. Parfois les fils de rois devaient être allaités par une griotte avant leur propre mère. Les griots avaient leur franc parler avec le monarque même, comme l’atteste un passage d’Ibn Batouta dans sa description de la cour du Mali.

Or le griot constitue des archives vivantes, c’est un annaliste doué d’une mémoire prodigieuse, c‘est une des sources de l’histoire africaine à utiliser avec les précautions qui s’imposent.

En effet, parfois il établit un ordre de succession réel mais incomplet, en ce sens que les règnes qu’il relate, sont dans un ordre exact, mais peuvent être séparés par d’autres dont il n’a pas été instruit ou qu’il a oubliés. De plus, le sensationnel étant le plus demandé par la foule des auditeurs, il risque d’être polarisé par le détail qui fait mouche, quitte à le « faire mousser » dans ce but. Mais avec ces réserves, des recoupements entre les récits de plusieurs griots, d’après une méthode critique appropriée peuvent permettre d’établir un enchaînement historique valable à travers les chansons de geste des troubadours noirs.

Les épopées constituent d’ailleurs, avec la poésie lyrique la part maîtresse de la littérature négro-africaine. Certes les morceaux de littérature religieuse ne manquent pas. Mais ils revêtent souvent un caractère ésotérique. D’ailleurs elles s’expriment souvent selon un mode historique dans ces cosmogonies grandioses qui sont une tentative d’explication de l’univers par l’histoire, une genèse. Véritables fresques métaphysiques intégrant tous les plans de la pensée et de la création, et qu’on retrouve partout chez les bambara, les dogons, les bantous, le Yoruba, etc. La base de ces systèmes c’est le souffle et les forces vitales qui sont sous l’empire de la loi de l’univers. Tout a une place dans ces constructions, du ciel aux vermisseaux, de la terre aux astres, de la vie à la mort. Systèmes totalitaires, au sens premier du terme où l’esprit de synthèse du nègre ainsi que son penchant pour l’explication historique se donnent libre cours.

Ainsi donc, à tous les stades, depuis la conception de la propriété foncière, jusqu’à celle de la religion et de l’esthétique, en passant par l’organisation sociale, nous voyons que l’histoire tient une grande place dans la vie traditionnelle des nègres.

Quels sont les effets négatifs ou bénéfiques de cette attitude mentale ?

On impute tout d’abord à ce repli sur le passé, le conservatisme et la réticence au changement observé parfois chez les Noirs. « Il est donc contraire au fond de la mentalité noire, écrit Richard Mollard, de prendre quelque initiative particulière de progrès ; c’est pour cela que tout Noir non déraciné objectera que les ancêtres ne le faisaient pas si on lui suggère quelque nouveauté ». Cette « éthique fixée », cet univers organisé une fois pour toutes comme une horloge montée pour l’éternité, comme un système clos, n’offriraient aucune échappée progressiste et aboutirait forcément à une société stagnante « en tête à tête avec soi ».

De plus, l’histoire individuelle serait entièrement annexée par l’histoire de la collectivité. Disons d’abord que si les nègres traditionnels refusent les nouveautés, il faut voir de quelle nouveauté il s’agit. Réaction d’ailleurs caractéristique du paysan sous toutes les latitudes, en Auvergne comme en Chine.

De plus, il faut insister sur le caractère syncrétiste de la mentalité nègre, qui n’hésite pas à accueillir les éléments nouveaux pour les agréger à son système de pensée ou de vie. Le ritualisme lui-même ne vise pas à la simple conservation, au simple équilibre des forces, mais à l’accroissement des forces de l’individu ou de la communauté. Il n’aboutit pas non plus à l’étouffement du destin individuel. Les personnalités puissantes n’ont pas manqué dans l’histoire d’Afrique Noire. Parfois elles se sont imposées en bousculant la tradition. Un exemple : c’est Mamari Koulibali, génial chef de guerre qu’on peut regarder comme le véritable créateur du royaume de Ségou à partir de 1712.

Il étend ses conquêtes et unifie tous les bambara de la vallée du Niger grâce à une armée solide dotée d’une flottille et d’un corps d’ingénieurs. Tout cela en introduisant des nouveautés dans la structure de la société bambara. Il s’arrangea pour soustraire le plus d’hommes libres ou d’esclaves à leur communauté familiale, afin d’en faire des Ton dyon. Institution qu’on peut rapprocher de celle des « ministériales » d’Empire dans l’Allemagne féodale. Amnistiant les criminels, graciant les condamnés à mort, déliant les débiteurs insolvables à condition qu’ils entrent à son service comme serfs d’Etat et guerriers d’une confrérie dont Mamari était le chef politique et religieux, il forgea ainsi un instrument de guerre particulièrement maniable et efficace et dont la force sera d’ailleurs dangereuse pour la stabilité ultérieure de l’Etat.

Le sens de l’histoire pour les nègres est donc une dynamique où l’homme a sa place ; mais il s’agit de l’homme total avec sa dimension sociale, c’est pourquoi ce sens de l’histoire est le fondement d’un patriotisme particulièrement profond. Nulle part, autant que chez eux la nation n’est composée de plus de morts que de vivants. Les vivants ne sont qu’une infime minorité astreinte à des devoirs précis à l’égard des membres de la communauté qui ne sont plus.

Ceux-ci dont les ossements reposent souvent dans la maison même (par exemple chez les Bamiléké) et dont les esprits veillent dans l’ombre familière, sont associés à la vie du microcosme qui n’est plus qu’un simple maillon de la grande chaîne des générations.

On comprend alors que le terme maison paternelle faso possède pour le négro-africain des harmoniques particulières puisqu’il ne signifie pas seulement un lien biologique et social, mais possède aussi, par le truchement de l’association intime avec les esprits des ancêtres et leurs alliés, une résonance cosmique et même métaphysique.

Une dernière preuve que cette conception de l’histoire n’a pas été un facteur de stagnation pour les peuples noirs, c’est que même sans remonter au berceau nilotique, il n’a pas empêché jusqu’aux invasions blanches du XVe siècle, la constitution de multitudes Etats florissants n’ayant rien à envier à leurs homologues européens de la même époque.

Les royaumes noirs sont assez mal connus, d’abord parce que nous ne disposons pas de documents écrits suffisamment nombreux. Mais l’histoire ne se fait pas qu’avec des documents écrits. Or des villes entières ont été détruites et leurs trésors enfouis ou dispersés par les invasions européennes. De plus, nombre de ces conquistadors n’avaient aucune préoccupation culturelle, ni même l’instruction suffisante pour laisser un récit cohérent de leurs voyages. D’ailleurs le climat africain très destructeur, n’épargne presque aucun vestige. Malgré toutes ces carences, nous pouvons nous faire une idée de l’importance de ces royaumes, grâce surtout aux sources arabes.

C’est d’abord Ghana (Koumbi) situé entre la rive gauche du Niger, le Sénégal et le Sahara. Le Ghana dont le nom vient d’être relevé avec éclat, jouit de la prépondérance politique sans doute dès le VIIIe siècle et atteint son acmé au Xe siècle. C’est à ce moment que l’a visité l’écrivain arabe Ibn Houkal. A ce moment était un véritable empire étendant sa suzeraineté sur les royaumes noirs vassaux du sud et sur la confédération des berbères du Sahara (le même !) ainsi que sur le roi berbère d’Aoudaghost.

Evidemment une telle hégémonie étant insupportable aux contempteurs des nègres, on a tenté de montrer que les premiers empereurs du Ghana avaient été des sémites juifs. Il nous suffit de répondre que le Ghana n’a compté qu’à partir du moment où il a été pris en mains par les Noirs c’est-à-dire du IXe au XIIIe siècle. Le géographe El Bekri, qui connaissait les villes d’Espagne, n’en a pas moins été impressionné par la grandeur de la ville de Ghana, où deux agglomérations étaient juxtaposées, l’une arabo-berbère, l’autre noire dans laquelle se trouvait le château impérial entouré de maisons en pierres ou en pisé. L’écrivain arabe a été frappé aussi par la profusion de l’or du Bambouck qui était l’un des articles du commerce ghanéen avec le Maghreb.

Après l’effritement de cet empire au début du XIIIe siècle, sous les coups successifs des Almoravides et du roi de Sosso, c’est l’essor d’un royaume encore plus typiquement nègre sur les cours supérieurs du Sénégal et du Niger. C’est le Mali qui prend son essor avec les conquêtes de Soundiata (1230-1255) dont le nom glorieux a traversé les siècles. La victoire de Kirina (1235) sur Soumangourou Kanté, roi du Sosso, étant comme le Bouvines du Mali.

L’apogée de l’Empire est marqué au XIVe siècle par le règne de Kankan Moussa qui, converti à l’islam, effectue en 1325 un pèlerinage mémorable, accompagné de soixante mille hommes, nous disent les textes. En 1352, lors du voyage du géographe Ibn Batouta, « l’empire était divisé en provinces et en cantons administrés par des gouverneurs et des lieutenants zélés et disciplinés.

Des armées régionales assuraient la défense et la police du territoire. Dans tout le pays régnait une sécurité parfaite ; les vols étaient inconnus ou punis très sévèrement ainsi que toute injustice. Si des étrangers venaient à mourir, leurs biens étaient conservés jusqu’à ce que les ayants droit les vinssent réclamer ». Donc, un Etat fort policé : l’empereur du Mali était vraiment l’arbitre des destinées de l’Afrique occidentale depuis le Sénégal jusqu’à Gao et depuis le Sahara jusqu’à la forêt tropicale. L’un des plus grands empires de tous les temps. Il était en relations suivies et sur pied d’égalité avec les sultans du Maroc et les rois du Portugal. C’est pourquoi je souhaite que le nom du Mali ne soit pas perdu, mais que comme celui de Ghana, il soit relevé dans l’Afrique de demain.

Citons aussi le royaume de Gao, dont la fondation est parfois attribuée à des Berbères de Tripolitaine. Mais là aussi la ville comportait deux grands quartiers, l’un habité par les commerçants arabes, l’autre par les noirs et le souverain.
Sonni Ali (Ber) (1460-1490 environ), est l’un des plus grands hommes d’Etat de l’histoire des peuples noirs. Brillant général, il constitue une armée permanente, une flottille de guerre sur le Niger, un service d’intendance, pour ne pas ruiner son pays (ce qui n’interviendra en France que sous Louis XIV). Il organisa aussi des impôts réguliers. D’où une grande stabilité financière et un essor agricole grâce en partie aux concessions de terres faites aux étrangers, tels que ces juifs du Touat chassés par le réformateur de Tlemcen El Mehili. Il se signale aussi par son mécénat en faveur des savants et lettrés de Tombouctou devenue à cette époque un des principaux foyers intellectuels du monde musulman.

Des professeurs soudanais enseignaient le droit, la rhétorique, la grammaire, la prosodie arabe. Des maîtres réputés du Maghreb venaient s’asseoir comme élèves aux leçons des jurisconsultes et des docteurs noirs comme les frères Baghayogho. Des écrivains de souche noire se révèlent, tels Mahmoud Kôti, auteur du Tarik el Fettach et Abderhamane Saâdi, auteur du Tarik es Soudan. Les fouilles du lieutenant Desplagnes ont révélé à Tadirma des poteries, des bijoux, des armes dont le nombre semble attester l’existence de grandes villes disparues. Cette organisation permit à l’Askia Mohammed de faire au moment de la découverte de l’Amérique, un pèlerinage à la Mecque aussi célèbre que celui de Kankan Moussa.

Plus au sud, de grands royaumes se sont constitués, sans aucune influence nordique mais avec des formes d’organisation politique proches parentes de celles qu’on vient de citer, mais plus rigoureuses encore, sans doute en raison de la cohésion ethnique plus forte et de la moindre extension géographique. Les royaumes Mossi dont la permanence équivaut au royaume d’Angleterre avec la différence qu’il n’y a pas eu ici d’intermède républicain, constituaient des monarchies de type féodal mais fortement hiérarchisées, avec de puissants feudataires et un domaine royal à gestion directe dont les chefs de canton n’on jamais été héréditaires.

Le Morho-Naba comme le Pharaon d’Egypte, était assimilé à l’astre du jour et partant, à un dieu.

A sa mort, le crieur public proclamait : « Bougoum Kimé ». Le feu s’est éteint. La sécurité multiséculaire régnant sur son territoire se traduit par une densité humaine plus grande et par la dispersion de l’habitat. On pourrait faire des observations analogues sur les royaumes du Bornou, des Ashantis, des Yoruba, des bambara, dont les chefs par la combinaison de signes multiples, pouvaient s’envoyer des messages. Par conséquent jusqu’aux grandes découvertes, le dynamisme politique des peuples nègres s’est affirmé par des constructions politiques au moins aussi valables que dans les pays européens, avec d’un côté comme de l’autre quelques tares inévitables.

2. L’histoire des nègres leur a été brutalement confisquée

Or ce dynamisme a été brutalement arrêté et tué par les invasions violentes des conquérants maghrébins et européens du XVe au XIXe siècle. On a souvent affirmé que le retard actuel de l’Afrique Noire provient de son isolement séculaire résultant du Sahara et des marges côtières montagneuses ou forestières ; on l’a expliqué aussi par l’énorme durée du nomadisme dans ce continent immense, la stabilisation propice à l’organisation ne s’étant faite que dans certains points de cristallisation comme au Mossi.

Mais il y a contacts et contacts. D’abord le Sahara n’a jamais été une barrière absolue, et l’Afrique Noire, même après la conquête de l’Egypte par les grecs puis les romains, a gardé des contacts fructueux avec les Etats méditerranéens malgré un courant persistant de commerce esclavagiste. Vers le nord-ouest aussi, nous avons signalé des relations commerciales entre les grands empires noirs et le Maroc. Il s’agissait là de contacts de civilisation.

A partir du XVe siècle au contraire, des hommes de proie, la pègre et l’écume des ports européens ou maghrébins, souvent des condamnés à mort, abordent les peuples noirs dans un but de destruction et de déprédation inspiré par l’économie mercantiliste de l’époque. Or ces conquistadors bénéficiaient d’une supériorité technique qui leur est venue de l’Egypte via la Grèce et la Chine ; je veux dire, la possession d’armes à feu. Ils employèrent parfois des procédés criminels ou malhonnêtes surprenant souvent la bonne foi des autochtones. On pourrait citer des dizaines de cas dans toute l’Afrique Noire.

Au XVIIe siècle par exemple, les Hottentots et Zoulous reçurent les ancêtres des Boers en leur accordant avec l’hospitalité, des vivres et des terres. Ce qui intéressait ces envahisseurs et trafiquants, c’était au Nord, le sel de Taodenit et la gomme, au Sud, l’or et l’ivoire, le bois d’ébène et les épices (graines de Malaguette). Quatre siècles de piétinement et d’écrasement effroyable comme aucun peuple n’en a jamais subi sauf peut-être le peuple juif. Cet épisode est l’un des chapitres les plus sinistres de l’histoire de l’humanité. Les négriers du Maghreb et surtout ceux d’Europe sont donc en grande partie responsables de la régression générale des peuples noirs depuis le XVe siècle et des stigmates qu’elle a imprimés dans la conscience de ces peuples.

Au point de vue politique, il se produisit une fuite panique vers les zones intérieures, une désagrégation des royaumes périphériques, une exaspération des luttes intestines, une insécurité, une anarchie, un ensauvagement général.

Deux exemples : le royaume de Gao que nous avons vu si bien organisé, attirait les convoitises du sultan El Mansour à cause des mines de sel du Sud saharien. Et ce fut au XVIe siècle la ruée transsaharienne d’une horde bigarrée menée par des renégats espagnols ignares et cupides. Gao et Tombouctou sont pillés ; les notables et universitaires protestataires sont déportés au Maroc ou exécutés ; les descendants des envahisseurs, les Armas métis cumulant les défauts des deux races, pillards invétérés, persécutent tous les hommes de valeur ; c’est la débâcle de la civilisation soudanaise.

Au même moment au Congo, nous dit un auteur : « la traite détruisait le royaume devenu marché d’esclaves. La paix quitta le pays la guerre entre les chefs s’installa à titre permanent comme un moyen de recruter des esclaves. Le roi de San Salvador (Ambassa) y perdit son autorité et son prestige ». Il est vrai que pour mettre fin à cette anarchie créée par leurs pères du XVIe siècle, les européens du XIXe siècle ne trouveront rien de mieux que de « pacifier » le pays par sa conquête définitive. Mais ce sont les mêmes méthodes qui continuent, aggravées par le perfectionnement des armes, la confiscation des terres et la destruction massive des collectivités villageoises.

Confiscation des terres ? Jetons un coup d’œil sur le rapport de la Commission d’Enquête (déjà !) sur les mauvais traitements infligés aux indigènes, publié dans les numéros 9 et 10 du Bulletin Officiel de l’Etat indépendant du Congo (23 juillet 1904). On y trouve une définition de la terre occupée. C’est « seulement les terres sur lesquelles sont installés les villages et établies les cultures des autochtones ». Comme la plus grande partie du Congo n’est pas mise en culture, l’Etat indépendant du Congo prenait un droit absolu et exclusif sur la presque totalité des terres. Cette expropriation est rendue officielle par l’ordonnance du 1er juillet 1885, et deux décrets de 1892 et 1893. La Commission d’Enquête constata que les congolais n’avaient pas la jouissance des terrains entourant leurs huttes et leurs cultures. Par conséquent on peut dire qu’ils étaient établis dans un statut général et permanent de voleurs. C’est ce qu’on semble avoir voulu puisque par décret du 18 novembre 1903, le travail forcé était institué. La Commission d’Enquête justifie cette mesure en ces termes [2].

Ces exactions se traduisirent par le « devoir du caoutchouc », les redevances en bétail, poisson, et denrées de toutes sortes et par le portage. Le tout sanctionné par des procédés d’une sauvagerie à faire frémir les ancêtres mérovingiens des Belges. Témoin ce passage d’une lettre de pasteur [3].

Ainsi les Balobos du Congo définis par Wissmann en 1881 encore comme « un peuple de penseurs », d’effroyables expéditions primitives les déracinèrent, les rejetant au delà des lacs où ils furent la proie de la maladie du sommeil et des bêtes féroces.

Pendant ce temps, partout ailleurs, les villages s’écroulaient. Au Sénégal, dans le seul récit que fait le général Duboc de la pacification (c’est-à-dire les opérations qui ont suivi la conquête proprement dite, dirigée en particulier contre les Damels du Cayor comme Lat Dior), j’ai relevé l’incendie et la destruction de cent quarante à cent cinquante villages. Dans plusieurs cas, le nombre est indéterminé comme lorsque l’auteur dit : « Après avoir brûlé les villages les plus compromis, la colonne entra à Saint-Louis ». Donc cent quarante villages en moins. Or certains de ces villages étaient très peuplés [4]. Partout ailleurs aussi ce sont des villages cassés, sans parler des populations enfumées et asphyxiées dans des grottes comme des chacals.

Les conséquences de ce cataclysme multiséculaire sont catastrophiques pour la conscience nègre. La ponction démographique évaluée à cent millions d’individus environ créa une chute du tonus humain et se solda par un désarroi plus grand devant la nature. En effet, c’est un fait bien connu qu’une certaine tension démographique se traduit par l’humanisation de la nature. En Afrique Noire, la soustraction brutale d’une forte proportion de producteurs a reculé pour longtemps cette emprise sur la nature qui donne à l’homme une confiance et un stimulant. Surtout si l’on réfléchit que ce sont les meilleurs, les plus forts, les plus intelligents, les plus honnêtes, les plus délicats, qui sont éliminés. Les négriers exigeaient « des adolescents sans barbe et des jeunes filles à seins debout ».

De plus la peur pendant des siècles devient une dimension de l’âme nègre. A quelques kilomètres du village, c’est la hantise de la servitude. Les Balobos du Congo ne construisaient même plus de villages. Rien que des huttes et des abris provisoires pour pouvoir prendre la fuite à la moindre alerte.

Désarroi aussi dans les conceptions fondamentales. La terre considérée en droit coutumier comme acquis au nom de la famille par l’ancêtre fondateur, léguée à tous ses descendants présents et à venir, détenue à jamais par la collectivité puisque celle-ci basée sur la descendance, ne saurait périr, la terre dis-je, propriété des esprits protecteurs, est confisquée et entre dans le commerce. De plus les élites guerrières sont éliminées, les tribus et les clans sont partagés entre des maîtres européens différents alors qu’ils ont conscience d’être soudés à un ancêtre commun. Le patriotisme est atteint jusque dans sa racine.

Développement aussi d’une conscience humiliée et malheureuse chez des peuples réduits à être des matériaux au sens fort du terme pour la prospérité d’autres peuples. L’esclavage qui existait en Afrique depuis fort longtemps comme partout ailleurs, était embryonnaire. C’était un esclavagisme artisanal. Les Européens l’ont fait passer au stade industriel et par un « saut qualificatif » il a véritablement changé de nature. Le commerce du bois d’ébène comme élément du commerce circuiteux a engraissé les principaux ports européens et a servi l’accumulation capitaliste nécessaire à la révolution industrielle.

La traite des nègres permettait aux trafiquants européens de rouler carrosse et d’arborer fièrement le mantelet de velours. L’exquise Henriette d’Angleterre était actionnaire d’une compagnie de trafic négrier (Compagnie des Aventuriers Royaux d’Afrique). On nous parle même d’esclaves morts utilisés comme engrais… Passons. Toutes ces techniques du mépris procèdent d’un système de pensée tendant à réduire les nègres au rôle d’outils, à les traiter comme un simple « élément du paysage ». On pourrait constituer toute une anthologie ou plutôt un bêtisier avec les âneries qui ont été débitées dans ce sens, parfois par des personnages considérables. Contentons-nous de cueillir quelques perles :

« La France ne doit rien à ses colonies, et ses colonies lui doivent tout ». Ed. Denancy in Philosophie de la colonisation [5].
Ces textes sont intéressants car ils témoignent pour le colonialisme, au temps où il était facile d’être franchement colonial. Ce piétinement de la race noire se solde bien souvent chez les nègres par une perte de confiance dans leur destin. D’autres techniques furent alors mises en jeu pour les associer à des destins nouveaux en les annexant à des cultures importées. C’est tout le problème de l’enseignement colonial qui n’a été souvent que la conquête coloniale continuée par d’autres moyens, surtout en matière d’histoire. Selon la formule napoléonienne, l’instruction publique est une direction des esprits par l’Esprit. La culture locale est détournée pour n’être plus qu’un hors-d’œuvre folklorique. Parfois aussi le but utilitaire l’emporte. Comme dans le Guide de l’Européen aux Colonies : « Peu importe que les Noirs sachent épeler, lire ou écrire, qu’ils connaissent notre syntaxe, nos sous-préfectures. Ce qu’il faut, c’est qu’ils soient capables de nous aider dans l’utilisation de leur continent. Leur éducation doit par suite être purement manuelle et professionnelle ».

Quoi d’étonnant alors que beaucoup de noirs devant le siège formidable mis autour de leur personnalité dont toutes les plages sont occupées par un garde armé ou non, chargé de veiller au salut de l’Empire, quoi d’étonnant que nombre d’entre eux aient capitulé et perdu le sens de leur existence collective et de leur propre Histoire ? Cette conscience en minorité perpétuelle, prise en charge sur tous les plans, sera aussi une conscience évadée et insouciante.

Le médecin Gallien, émule d’Hippocrate, citait, entre autres caractéristiques du nègre comme… la noirceur de la peau, l’écartement des orteils, la longueur du membre viril, une propension à l’hilarité bruyante. Il est vrai qu’il n’avait pu observer que des esclaves, c’est-à-dire des irresponsables. Aujourd’hui encore, nous pouvons voir, étalé sur les panneaux publicitaires, un certain sourire, associé à un certain petit déjeuner. Le sourire « Banania » (Y’a bon !), est le sourire d’une conscience mineure.

Mais cette prostration générale des peuples noirs ne s’est pas faite sans un sursaut qui doit être marqué au crédit du patriotisme des nègres. Bien des héroïsmes dont la plupart demeureront à jamais obscurs, se sont opposés à cette mainmise brutale sur la terre des Ancêtres. Ils témoignent que les peuples noirs n’avaient pas perdu le goût de la liberté. Les guerriers de la résistance nègre ne se sont pas battus pour l’honneur. Ils ont mis la liberté au dessus de la vie.

Car les exemples innombrables dont nous disposons, sont tous marqués par l’idée de ne pas survivre. A la dernière extrémité, on se suicide pour échapper à la sujétion. C’est Ologlochéri, général en chef du roi du Bénin Overami. C’est le chef d’Ouossébougou, Bandiougou Diarra, qui se fait sauter dans sa poudrière, plutôt que se rendre « comme si (ajoute le narrateur), comme s’il connaissait le sublime règlement des commandants de places et des marins français ». Ses guerriers, ses femmes mêmes, imitent son exemple. « Il n’est pas rare de voir ces nouvelles Amazones se défendre au sabre et s’enfermer dans leurs cases incendiées de leurs propres mains ». Dignes héritières de Candace la Nubienne !

Mais je veux vous parler surtout du sort tragique de Sikasso, capitale du Royaume du Kénédougou et de l’héroïque résistance de ses habitants.

C’est en mai 1897. Ba Bemba, roi du Kénédougou, après s’être montré conciliant avec les français, change de ton. Il fait attaquer des officiers en tournées topographiques, envoie des lettres énergiques au gouverneur. Le capitaine Morrison est alors envoyé avec trente tirailleurs pour lui demander des explications, le menacer de représailles et lui ordonner de se tenir coi durant la prochaine offensive française contre Samory. Or cet officier se fit renvoyer dans les conditions suivantes : Ba Bemba convoqua d’abord son oncle Fafitini et lui dit[6]: « Je ne donnerai jamais à quelqu’un un morceau de la terre de mes ancêtres à cause de l’amitié. Les blancs sont des traîtres, ils veulent m’amadouer pour me retirer mon patrimoine. En leur donnant satisfaction il arrivera qu’un jour je rechercherai vainement pour moi un bœuf ou un mouton. Ce qu’ils me demandent, ils ne l’auront qu’après ma mort.

– Ba Bemba, dit N’Fafitini d’une voix grave, tu es le maître. Il t’appartient de décider. A la vérité, je n’ai jamais considéré d’un bon œil la présence ici des premiers blancs. Malgré qu’ils fussent bons, désireux de nous comprendre, j’ai toujours craint – et cela est arrivé – qu’après eux ils n’en viennent d’autres qui ne leurs ressembleraient pas. Mais réfléchis cependant au mécontentement du colonel si tu refuses sans adresse ce qu’il te propose. Les blancs sont plus forts que nous.

– N’Fafitini, moi vivant, les français ne commanderont pas à Sikasso ».

Le grand frère, sans parler plus avant, quitta le palais de Ba Bemba par la poterne qui ouvrait sur la bananeraie, enfourcha son cheval et gagna la route de Kaboïla.

Le lendemain, Ba Bemba convoque le capitaine Morrison et lui dit :

« J’ai réfléchi à tes demandes. Je ne veux pas que tu restes ici pour m’espionner. Je sais que tes camarades annoncent ouvertement depuis plusieurs années qu’après le tour d’Ahmadou et de Samory, ce sera le mien. Je ne veux pas goûter plus longtemps au miel de vos paroles. Je suis le roi ici. Je n’ai de compte à rendre à personne et ne redoute personne. Je ne verserai plus d’impôts. Le commandant de Ségou se mêle de ce qui ne le regarde pas quand il m’adresse des observations sur les écarts de mes sofas.

– Ba Bemba, s’écria Morrison dressé par l’indignation, crains la colère du colonel si tu insultes son envoyé et méprises ses amis.

– Je n’ai pas peur du colonel ni de son armée. Je connais la façon de combattre les français, je lancerai tous mes sofas en masse sur leur camp. Qu’importe si les premiers d’entre eux sont tuées. Ils sont si nombreux que les tués seront remplacés par les autres qui vous prendront sans difficulté comme des œufs avec la main. En tout cas, tu ne dois pas attendre à Sikasso le prochain lever du soleil ».

Et Morrison est reconduit chez son hôte le chef des sofas.

Puis, sur le chemin du retour, Ba Bemba fit dépouiller Morrison et sa troupe de leurs armes, bagages et vêtements. Pour punir cette insulte à la France, une colonne comprenant 300 chevaux et mulets, 80 voitures Lefebvre et 8 pièces d’artillerie, met le siège devant Sikasso. Cette ville comptait 50 000 habitants. Elle était entourée d’une triple enceinte de murs dont la première avait huit kilomètres de tour. La largeur de ces murs, faits avec une sorte de béton argilo-ferrugineux, atteignait six mètres à la base et leur hauteur quatre à six mètres. Ils comportaient de grands saillants et des grands rentrants très bien disposés pour le flanquement ainsi que des portes fortifiées dont la plus imposante était la porte de Tengrela.

Dans la deuxième enceinte, « sur le faîte d’un mamelon dominant la ville de trente mètres environ, se dresse une sorte de fortin, réduit central que les officiers de la colonne appelaient le donjon, énorme bâtisse à un étage ; terrasse crénelée avec masques, embrasures et mâchicoulis ».

A l’intérieur, 12 000 fantassins et 2 500 cavaliers organisés en compagnies (boulous) sous le commandement de kèlètigui dont l’un était une femme.

Il fallut quinze jours de travaux d’approche et de bombardement pour venir à bout de l’héroïque cité, quinze jours signalés par des hauts faits marqués au coin de l’héroïsme le plus pur et le plus typiquement africain.

Des griots sortent de la ville, s’approchent de notre camp, hurlent des imprécations, des insultes, des provocations vibrantes que nous entendons nettement : « Vous n’avez qu’un canon, nous vous avons pris l’autre. Sauvez-vous ! Les français sont des lâches ; ils n’ont pas encore osé lutter avec nous. Archinard ne temporisait pas ; c’était un brave. Vous tous, nous vous vendrons comme esclaves ! Tirailleurs, désertez. Quittez les blancs qui nous traitent en captifs. Venez chez nous, vous y trouverez honneur et récompense. Mangez vos vaches maigres. Nous avons des vaches grasses, des moutons, du lait, etc.. Devant l’ennemi, à moins de deux cents mètres de nous, un griot aux vêtements clairs, sans arme, gesticule, crie, maudit et par ses imprécations inspire aux guerriers une ardeur et une ténacité croissantes. Abattu par une balle, il est bientôt remplacé par un autre griot ».

Les premiers sofas qui se présentent sont fauchés par la mitraille d’abord, puis par les feux de salve. Trois fois ils reviennent à la charge, toujours plus nombreux.

Le samedi 30, la veille de la prise de la ville, Fafitini, l’aîné affectionné de Ba Bemba, se présenta chez le roi.

« Ba Bemba, l’heure de la mort a sonné pour nous. Lorsque tu me fis venir du village de Kaboïla pour me demander s’il fallait continuer de s’entendre avec les blancs et accepter avec confiance le résident qu’ils t’envoyaient, je compris à certaines de tes paroles que ta décision était déjà prise. Si je t’avais recommandé la patience et une soumission malgré tout honorable, tu m’aurais traité de lâche, indigne des Taraorés. Ce qu’au fond de moi-même j’avais prévu, est arrivé. Reste là, moi je vais me faire tuer par les français ».

Ce disant, il quitte le palais, monte à cheval avec son fusil chargé, tourne la ville par l’est pour se trouver face à notre camp. Les éperons au ventre de sa monture, dans un galop effréné, les manches de son large boubou blanc déployées comme les ailes d’un archange, l’arme au poing, le cœur sublime et désespéré, il semble voler vers nous. Ses gens vinrent recueillir le corps de Fafitini à trois cents mètres de nos avant-postes pour l’enterrer à Kaboïla. Le valeureux vieillard respirait encore ; Il mourut avant d’atteindre son village ». Des siècles auparavant, un autre cavalier sortait d’Alésia sur son plus beau cheval et se présentait à César pour se livrer à lui : j’ai nommé Vercingétorix le Glorieux Arverne, le chef des Gaulois confédérés. Je vous laisse le soin de comparer Fafitini et Vercingétorix.

Enfin, au cours de l’assaut général du 1er mai 1898, Ba Bemba est blessé à la jambe : « Il ne chercha pas à fuir, ce qu’il eût pu faire par la poterne du Dionfoutou et la bananeraie d’en face ».

Le chef sofa Gombélé chargé de la défense du Dionfoutou, venait lui rendre compte de temps en temps, des progrès des français. Quand il entendit nos soldats courir dans les couloirs, qui ouvrait sur l’antichambre de la grande pièce où il se tenait, Ba Bemba dit au chef des gardes Trécourou Saghanogho : « Trécourou, fusille-moi ! Fusille-moi ! Que je ne tombe pas aux mains des blancs ! » Trécourou hésita, puis déchargea son arme sur le roi assis sur son trône. Ba Bemba glissa à terre, seulement blessé. Il se releva couvert de sang et arrachant le fusil des mains de Trécourou affolé, il s’acheva lui-même d’un deuxième coup. A son tour, Trécourou se suicida. « Ba Bemba est brave, dira le commandant Quinquandon. Oui, Fafitini, Ba Bemba et leurs compagnons, ont bien mérité de la patrie ». Ont-ils seulement une rue dans la ville de Sikasso ?…

3. Conclusion – Perspectives

Elles se dégagent d’elles-mêmes.

Au plan de la connaissance, notre désir est d’étudier notre histoire et de redresser celle qui a été faite sans nous et contre nous. Certes, il ne s’agit pas de prouver à tout prix une vérité que nous aurions posée en prémisse. Mais l’histoire n’est pas une fausse objectivité comme l’a montré notre maître en Sorbonne M. H. Marrou. « C’est la conscience humaine, à travers l’historien, d’un témoignage humain par la méditation du document ». Nous devons remonter à nos sources et jusqu’aux plus lointaines. Je pense ici à ce qu’on peut appeler la question d’Egypte et même la bataille d’Egypte. Deux questions se posent ici. D’abord, la parenté entre l’Egypte et l’Afrique Noire actuelle. Les témoignages de cette parenté pullulent et tous sont prêts à les admettre.

Alors se pose la deuxième question, celle de l’antériorité et du sens du courant d’influence. Alors certains égyptologues mettent le veto. C’est le mérite de Diop Cheik Anta d’avoir, après les historiens et les savants comme Hérodote, Volney, Amelineau, accumulé les preuves tendant à identifier les Egyptiens comme d’authentiques nègres.

Ce travail doit être poursuivi systématiquement et approfondi jusqu’à son aboutissement. Quels services rendraient un plan de fouilles au Soudan égyptien et le déchiffrement de l’écriture nubienne. Il y a du pain sur la planche pour les historiens Noirs. Mais je suis convaincu que l’avenir travaille pour les peuples nègres et que justice leur sera rendue.

Il y a deux grands moments dans l’histoire des Noirs. Pour l’ethnographie préhistorique il semble qu’il y a 20 à 30 000 ans, la race noire était de beaucoup la plus répandue dans le monde, que son aire géographique s’étendait de la Corée aux rives du Danube et du Sud de l’Inde aux rivages méditerranéens en couvrant également la totalité du continent africain.

Le nègre de grande taille apparaît brusquement vers l’an 8 000 avant notre ère. Et ce fut le miracle égyptien.

Au plan de l’action. Les nègres doivent s’employer à la renaissance d’une conscience négro-africaine authentique.

Pour cela il faut arrêter la débâcle de la conscience nègre en supprimant l’aliénation actuelle, en soulevant la pierre tombale de l’oppression.

Il faut faire passer les peuples noirs de l’état d’ustensile à celui de personne. Une personne est un centre de responsabilités, un nœud d’expériences heureuses ou malheureuses, mais incommunicables. On ne remplace pas une personne. Comment peut-on remplacer un peuple sur la scène de l’histoire ? La responsabilité chez les peuples nègres est une responsabilité à caractère collectif. C’est pourquoi l’accès à une conscience authentique ne pourra se faire que par une libération collective, c’est-à-dire une libération politique, préalable sine qua non de toute autre libération. Mais, nous ne saurions nous contenter d’une attitude purement négative. Se plaindre sans réfléchir pour agir est enfantin. Il faut comprendre ce de quoi l’on souffre et entreprendre soi-même d’appliquer les remèdes.

L’un des principaux moyens pour cet épanouissement nouveau, c’est une éducation nouvelle. L’enseignement colonial n’étant pas réellement enraciné, et manquant d’axes de référence, ne pouvait aboutir qu’au développement de la mémoire, du psittacisme et du mimétisme. L’éducation nouvelle devra libérer la spontanéité créatrice des nègres.

Cela permettra d’atteindre notre but qui est une contribution à la culture universelle. Deux grands problèmes se sont toujours posés à l’humanité : le dilemme pensée-action et le dilemme individu-collectivité. Or, si pour la solution du premier problème, l’Afrique a davantage à recevoir parce qu’elle s’est complut dans l’impasse d’une action par le truchement des signes et des symboles ; par contre pour la solution du deuxième problème, l’Afrique peut donner davantage. Les peuples négro-africains ont un message à lancer au monde sur l’art de vivre, en société et pour la société.

Le constitutionnalisme, a t-on dit, est un fait organique de la vie politique africaine.

De multiples institutions, véritables « contrepoids » comme dirait Montesquieu, interviennent dès le stade de l’élection du chef. Dans l’exercice du pouvoir celui-ci n’est maître absolu que dans le cadre des mœurs et traditions. Ses décisions chuchotées, puis clamées par le forgeron, sont prises après consultation des notables et de l’assemblée des délégués des villages et des différentes couches sociales.

Il faut signaler enfin l’institution permanente du palabre qui est un système de tout arranger par le moyen d’assemblées et de débats.

L’élite des peuples négro-africains doit non pas se diviser et s’entre-déchirer avec des slogans empruntés à l’Europe ou à l’Asie, mais se liguer pour réaliser des créations qui soient si possible des leçons de choses pour l’humanité.

Responsabilité écrasante qui implique une maîtrise exceptionnelle des responsables.

Le souvenir des grandeurs comme des souffrances passées, doit réaliser l’union nécessaire pour que les nègres ne soient plus les matériaux de l’histoire, le terreau sur lequel bien des Etats européens ont bâti et bâtissent encore leur fortune. Mais l’histoire n’est-elle pas aussi en avant ? Quand on pense à la vitalité des peuples noirs après tant d’épreuves subies, c’est avec confiance qu’on peut regarder l’avenir. Il sera fructueux si les nègres africains sont dignes des meilleurs de leurs aînés. Innombrables sont les leçons du patriotisme négro-africain dont un proverbe toucouleur donne cette magnifique image : « Ce que regarde au loin le laboureur quand il se redresse, c’est le village ; ce n’est pas le désir de manger qui est cause de cela ; c’est tout le passé qui l’attire de ce côté ».

Décembre 2006

Joseph Ki Zerbo


1. *In Présence Africaine n° 16 Oct. – Nov. 1957, pages 53-69

2. « L’impôt en travail est d’ailleurs l’unique impôt possible, car l’indigène ne possède rien…

3. Il s’agit du R.P. Joseph Clark, d’Ikoto, établi au Congo depuis vingt ans pour sa mission religieuse. Voici les textes : « Ces derniers douze mois (la date de la lettre est du 12 avril 1895) la recherche du caoutchouc a coûté plus de vies humaines que les guerres et les superstitions religieuses n’en ont sacrifié en trois ou cinq ans. On ne peut songer qu’avec horreur, si encore on peut se la représenter, à cette soldatesque sauvage, armée de fusils, et lâchée, bride abattue, sur ce pauvre peuple, parce qu’il n’apporte pas de caoutchouc ». Mais ceci n’est que générique. Lisons la lettre du 3 mars 1895 du même P. Clark adressée au R.P. Harvey. Il faut se donner du courage pour la lire :
« Le caoutchouc de ce district a coûté des centaines de vies, et les scènes dont j’ai été le témoin impuissant ont suffi à me faire souhaiter la mort. Les soldats de l’Etat sont des sauvages, des cannibales dressés à se servir de fusils. Dans la plupart des cas, on les lâche sur des villages, sans surveillance, et ils font ce qui leur plaît. Voyez-les, au retour d’une expédition contre des… rebelles. A la poupe du canot, un pieu où pendant les mains de seize indigènes massacrés. Seize guerriers sans doute ? Hélas !… Ne voyez-vous pas ces mains de petits garçons et de petites filles ! Je les ai vues, moi qui vous écris. J’en ai vu couper, alors que le pauvre cœur battait encore avec force pour que, des artères tranchées, le sang jaillit à la distance de quatre pieds ». Et voici le second texte. Il est de la commission d’enquête, la commission de Léopold II : « Des témoins noirs, produits par M. Scrivener, à Boboba, déclarent qu’il y a cinq ou six ans, leur village ayant été occupé par les troupes de l’Etat après un combat, ils virent sept organes génitaux enlevés à des indigènes et suspendus à une liane fixée à deux piquets devant la hutte qui était habitée par le Blanc. La commission de son côté, a vu plusieurs mutilés ».

4. « Le 18, à 11 heures du soir, le capitaine Bouêt débarquait près de Daouadel avec sa compagnie, surprenait les habitants, en tuait quarante à la baïonnette et brûlait le village ; le lendemain, avec le reste de la colonne, le colonel Despalières enveloppait le village de Kaédi, dont les habitants prirent la fuite sans se défendre, deux cents tentes de Maures et deux mille cases de Toucouleurs furent brûlées. La même journée et le lendemain, tous les villages bosséyadé des bords du fleuve furent incendiés et on tua une quarantaine de toucouleurs. Les populations demandèrent la paix, on leur indiqua à quelles conditions elles pourraient l’obtenir et la colonne rentra à Saint-Louis, n’ayant subi aucune perte de feu de l’ennemi ». Général DUBOC, L’épopée coloniale en A.O.F., 1938, p. 82.

5. A. SARRAUT : « Nous, paternellement, nous savons contre notre poitrine appuyer avec douceur l’humble visage du frère noir ou jaune qui entend les pulsations de notre cœur battre à l’unisson du sien. Formule politique qui a conquis l’enthousiasme fervent des indigènes ; C’est la Déclaration des droits de l’homme, interprétée par Saint Vincent de Paul ». On croirait entendre Raminagrobis.

Enfin LAVERGNE, Le principe des nationalités et les guerres en application au Problème colonial, 1921 : « Peut-être le civilisé n’est pas foncièrement meilleur. La cruauté inouïe des races primitives ou sauvages, ces mots sont synonymes, nous incline à croire que l’européen est sinon meilleur, du moins plus bienfaisant que le primitif.

« Les sauvages sont des adultes restés en perpétuelle enfance. Il en est d’eux comme de nos propres enfants qui souvent, dans leur inconscience, tempêtent et se butent sans pour cela nous haïr. Témoins ces Noirs du Sénégal qui, encore à demi sauvages, s’enorgueillissent du titre de citoyens français.

« C’est là le secret de toutes nos conquêtes coloniales et au vrai nous ne conquérons pas les autochtones ; ne sommes-nous pas un Blanc contre mille indigènes ? Ils s’entre-détruisent eux-mêmes sous notre direction et à notre profit tant que la pacification n’est pas atteinte. Ce résultat n’est possible que parce que les primitifs n’ont ni sentiment national, ni formation historique originale. L’histoire des primitifs est impossible à démêler, elle est même inexistante, car depuis l’origine ce ne sont entre tribus que rivalités et batailles continuelles. Pas de capacité de se gouverner, ni éducation scientifique, ni production de richesses, ni mise en valeur convenable du sol et du sous-sol. La terre comme les âmes reste en friche ; Depuis que le monde est monde, la plupart de ces peuples primitifs ont vu des étrangers exercer le pouvoir. Pourquoi cette règle subirait-elle une exception « ?

6. Textes extraits de Meniaud.