Introduction
Alors que – au vu de ses immenses ressources matérielles – l’ex-Congo Belge (notre pays) était, il y a une quarantaine d’années, le pays d’Afrique noire le mieux « armé » pour affronter l’avenir, nous voilà aujourd’hui avec, sur les bras, une guerre on ne peut plus humiliante. Une guerre d’autant plus humiliante qu’elle est destinée à faire du « géant » congolais une sorte de sous-colonie de ses trois voisins de l’Est dont la taille globale – sous toutes les coutures ! – ne peut aucunement faire le poids !
Pendant ce temps, les medias annoncent que l’Union Européenne – principal bailleur de fonds bi et multilatéral, en période « normale » – envisage désormais de lier la bonne gouvernance, autrement dit la démocratie véritable à tout octroi d’une nouvelle aide publique au développement.
Est-ce à dire que, malgré la libération du processus de démocratisation à l’échelle mondiale, libération consécutive à la chute du mur de Berlin, la bonne gouvernance et l’Afrique n’arriveraient toujours pas à faire bon ménage ? En effet, dix ans après, on est étonné de constater qu’à la place d’une véritable démocratie participative, deux déviations semblent se dessiner. D’un côté, on observe une tentative qui viserait à changer de système sans changer les personnes à la tête des institutions. De l’autre, on assiste à un changement des personnes à la tête des institutions sans changement de système.
Ainsi, une décennie de démocratisation superficielle n’aurait pas réussi à ébranler les fondements d’une conception féodale du pouvoir d’Etat, ce véritable péché originel dont est victime l’Etat africain post-colonial …
Mon propos se subdivisera en trois parties. Dans la mesure où démocratie s’impose de plus en plus comme l’autre nom de développement, il sied de commencer, dans une première partie, par jeter un regard critique sur le processus de démocratisation actuellement en cours en Afrique, processus qui passe toujours par l’organisation d’élections dites « libres, régulières, honnêtes, transparentes, compétitives et démocratiques ». La seconde partie sera une tentative d’explication de l’impasse actuelle. La troisième enfin sera un ensemble de mesures à prendre pour remplacer la fausse conception actuelle du pouvoir d’Etat par une vision tout à fait nouvelle. Après quoi, des élections réellement fondatrices d’un ordre nouveau pourraient enfin avoir lieu.
I. Elections-piège ou élections-alibi ?
Avant d’en arriver à la période sous examen – celle des années 90 – il n’est pas inutile de rappeler très rapidement que, durant la colonisation, seuls les Africains sachant « bien » élire étaient autorisés à participer au vote des Représentants de la « France d’Outre Mer » à l’Assemblée Nationale Française. C’est ainsi que, pour s’y faire représenter, l’Afrique sécrétera ce qu’elle a de meilleur à l’époque (Houphouët-Boigny, Modibo Keita, Léopold Sédar Senghor, Ahmed Sékou Touré, Hamani Diori, Barthélemy Boganda, Fulbert Youlou et bien d’autres).
Avec les indépendances, intervenues, pour la plupart, en 1960 et perçues avant tout comme une occasion de positionnement des uns et des autres, tout bascule. Plus question, en ce qui concerne l’élection ou la nomination de tel ou tel haut responsable, de continuer à s’imposer des règles strictes telles que la compétence, l’expérience et la moralité. Comme si indépendance était synonyme de légèreté, de laisser-aller, de … médiocrité.
Dans un contexte gagné à ce point par le laxisme à tous les niveaux et dans tous les domaines, c’est tout naturellement que, quelques années plus tard, des pouvoirs « forts » (presque toujours militaires) crédités de plus de rigueur et de discipline seront en quelque sorte appelés à la rescousse.
Mais en guise de discipline et de rigueur, ces « pouvoirs forts » (ces dictatures) vont plutôt s’adonner à une course effrénée pour l’argent facile; la corruption sera institutionnalisée et la mégestion va se généra-liser. Parfois, ces pouvoirs forts seront également à l’origine de la haine tribale, de l’épuration ethnique et de la xénophobie. Quant à la lutte contre le sous-développement, elle deviendra à ce point dérisoire qu’Axelle Kabou (2) ira jusqu’à se demander si l’Afrique tient réellement à se développer !
Après environ un quart de siècle, les fameux « pouvoirs forts » sont à leur tour mis en cause. C’est qu’avec la chute du mur de Berlin, 1989 sonne en fait le glas de la guerre froide. Jusqu’alors emprisonné dans la logique des rivalités Est-Ouest, le processus de démocratisation des peuples peut enfin démarrer à l’échelle planétaire (en principe, sans entraves d’origine extérieure).
C’est alors que fleurissent un peu partout en Afrique francophone des Conférences Nationales (voulues) souveraines en vue de faire le point, prélude à l’élaboration d’un nouveau projet de société susceptible de répondre adéquatement aux attentes des populations africaines.
Il faut hélas reconnaître que la montagne a accouché d’une souris! On constate en effet que, sur la quarantaine d’Etats qui ont organisé, au moins une fois, des élections générales depuis 1990, au moins trois sur quatre ont vu ledit scrutin boycotté ou ses résultats contestés par l’opposition, laissant ainsi s’installer une sorte de « dictature démocratique ». Il s’agit notamment de l’Algérie, la Mauritanie, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Togo, le Kenya, le Gabon, la Guinée-Conakry, la Guinée Equatoriale, la Guinée Bissau, le Niger, Djibouti, le Tchad, la Tunisie, l’Egypte, l’Ouganda, l’Angola, le Ghana, le Zimbabwe…
Dans les rares cas où il n’ y a pas de contestation majeure, c’est une « démocratie de façade » qui s’installe. Il s’agit par exemple du Burundi !, de la Sierra Leone !, de la Centrafrique, de la Zambie, du Bénin, de Madagascar, du Congo Brazza !, du Mali, du Sénégal, du Nigéria…
– Démocratie de façade parce qu’elle est fragilisée à l’extrême par l’élément tribal, ethnique, régional, religieux ou autre.
– Démocratie de façade parce que la complaisance est toujours présente lors du choix des gouvernants.
– Démocratie de façade parce que la corruption à grande échelle. (ou la mégestion généralisée) est toujours au rendez-vous dans les différentes sphères de l’Etat.
– Démocratie de façade parce que les pseudo-leaders sont souvent très liés à telle ou telle puissance extérieure auprès de laquelle, en contrepartie du soutien promis, ils reçoivent directives et mots d’ordre.
– Démocratie de façade car le combat pour le développement intégral de tout l’homme et de tout homme demeure un simple slogan.
– Démocratie de façade enfin parce que les libertés fondamentales et les droits élémentaires de la personne humaine sont toujours loin d’être garantis dans les faits.
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Un mot sur l’Afrique du Sud
Longtemps considérée, au niveau du continent, comme un cas à part, l’Afrique du Sud ressemble, par l’un ou l’autre aspect, aux autres Etats africains.
Certes, la présence d’un homme exceptionnel (Nelson MANDELA) au centre du paysage politique sud-africain a pu momentanément faire oublier que l’écrasante majorité des Noirs de ce pays semblaient toujours se définir par rapport à leurs tribus respectives.Ils se sentiraient donc avant tout Zoulou(sinon un parti politique comme l’INKHATA n’existerait pas !), Xossa, Ndebele, Swazi, Sotho, Venda, Tswana, Pedi etc.
Par ailleurs, la présence de cinq millions de citoyens blancs, déterminés à défendre leur citoyenneté jusqu’au bout, sert jusqu’ici de garde-fou à l’un ou l’autre débordement. C’est probablement là, au-delà du paradoxe, la principale chance de ce pays.
Si, en dépit de cela, les Noirs n’évoluent pas vers une citoyenneté complètement affranchie de la pésanteur tribale, l’Afrique du Sud risque de connaître de sérieuses difficultés dans les années à venir.
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A l’allure où vont les choses, il y a donc lieu de craindre que la vraie démocratie soit confisquée par des forces rétrogrades et hostiles à la libération effective des peuples africains. Inutile d’insister ici sur le fait que, même si ces forces rétrogrades trouvent des « alliés naturels » à l’extérieur, c’est à l’intérieur des frontières nationales qu’elles prennent naissance. C’est pourquoi, malgré la levée de la lourde hypothèque que représentait, en matière de démocratisation, la neutralisation réciproque des deux super-puissances, l’Afrique ne réussit toujours pas à s’engager dans la voie d’une démocratie participative.
Mais, comment les Africains appréhendent-ils ce blocage ?
II. Un énorme malentendu
Pour la quasi-totalité des intellectuels et décideurs tant africains qu’étrangers, il n’y aurait aucune force obscure cachée derrière on ne sait quel paravent pour bloquer l’Afrique dans sa marche vers la vraie démocratie. Pour eux, en effet, le problème tel qu’il se présente, est un simple problème de temps. L’Afrique est en train de faire l’apprentissage de la démocratie. Sachons être patients, disent-ils.
A leurs yeux, la situation des sociétés africaines d’aujourd’hui en matière de démocratisation est comparable à celle qui prévalait en France ou aux USA, par exemple, il y a très, très longtemps ! Autrement dit, c’est seulement après plusieurs décennies (voire des siècles !) que les sociétés africaines pourraient atteindre un niveau de développement démocratique équivalent à celui des sociétés occidentales d’aujourd’hui.
Cette « lecture » de la situation diverge fondamentalement de la mienne. Dans la mesure en effet où les prémices et/ou les contextes historiques ne sont pas les mêmes, la situation d’il y a 200 ans en France ou aux USA ne peut être comparée à celle d’un pays comme le Burkina Faso ou l’Ouganda aujourd’hui: Il est même dangereux de soutenir une pareille thèse.
Il y a en effet plus de 200 ans (c’est-à-dire en fait depuis l’indépendance de ce pays) que les libertés fondamentales du citoyen (précisons que l’esclave n’est pas un citoyen !) sont garanties sur le territoire des Etats Unis. Il y a plus de 200 ans que les dirigeants y sont élus sur base de critères extrêmement rigoureux. Il y a plus de 200 ans que la chose publique y est gérée avec parcimonie. Il y a plus de 200 ans que les citoyens d’origine britannique, française, russe, polonaise, allemande, italienne, irlandaise, scandinave etc y vivent en bonne intelligence. Il y a plus de 200 ans que les Etats Unis sont tout à fait émancipés de l’ancienne puissance coloniale. Il y a plus de 200 ans que les USA se sont résolument engagés dans la voie du développement au point de devenir, depuis au moins un demi-siècle, la première puissance économique du monde.
Mais c’est l’histoire de France (depuis la Révolution de 1789 jusqu’à nos jours) qui est encore plus éclairante à cet égard. Sa connaissance devrait en principe nous permettre de faire l’économie des erreurs, faux-pas, tâtonnements et autres dérives commis par ce pays avant qu’il n’arrive à maîtriser les forces rétrogrades qui, jusqu’alors, gênaient sa marche vers la République et la vraie démocratie. C’est pourquoi, elle mérite qu’on s’y attarde quelque peu.
Rappelons d’entrée de jeu que, sept ans seulement après la proclamation de la Ière République (que Robespierre et ses amis voulaient pourtant démocratique), le peuple français approuvera à 99%, le coup d’Etat perpétré par Bonaparte lorsqu’en 1799 il se proclame Premier Consul ! Cinq ans plus tard, ce même peuple acceptera, avec le même score (99%) de faire de Bonaparte, l’exact opposé d’un « Représentant élu », à savoir : l’Empereur héréditaire des Français !
Notons encore que, devenu à la suite d’une élection démocratique, premier Président de la Iième République – pour un mandat de quatre ans non renouvelable – Louis Napoléon Bonaparte va, un an avant le terme de celui-ci, opérer un coup d’Etat en se proclamant Président pour dix ans ! Sollicité après-coup, le peuple français approuvera ce putsch par 7.440.000 voix contre … 646.000 ! C’est ainsi que, grisé par un tel succès, il va se proclamer Empereur un an plus tard. Cette fois encore, le plébiscite sera de 7.824.000 voix contre … 253.000 ! (3)
A deux reprises (1799 et 1852), le peuple français a donc laissé sa République lui échapper pour redevenir une monarchie absolue ou un Empire. Ayant découvert la faille depuis longtemps, Léon Gambetta « inaugurera » la III ème République (1870 – 1940) en accordant une place de choix à l’instruction universelle. Joignant l’acte à la parole, Jules Ferry fera voter la loi sur l’enseignement obligatoire et gratuit jusqu’à l’âge de 14 ans.
Parallèlement à ce travail en profondeur, la IIIème République démarre une ère nouvelle avec la mise en route du système parlementaire jugé mieux à même d’accroître la capacité de contrôle des gouvernés sur leurs gouvernants. Il faut reconnaître que, dans le contexte de l’époque, le système a parfaitement fonctionné et que, n’eut été la guerre (39 – 45), la IIIème et la IVème République (1946 – 1958) n’auraient vraisemblablement fait qu’une.
Fruit d’un savant dosage de parlementarisme et de présidentia-lisme, la Vème République est une tentative réussie d’amélioration qualitative du régime précédent. Conforté en effet par les retombées à long terme de la fameuse loi Ferry (dont je viens de faire mention), le Général De Gaulle pourra, après avoir accordé le droit de vote aux femmes en 1945, se permettre de proposer à la Constituante de la Vème, le recours au suffrage universel direct en ce qui concerne l’élection présidentielle…
Ainsi donc – hier en France comme aujourd’hui en Afrique – les forces rétrogrades qui gênent la marche vers un Etat républicain et démocratique auraient le même nom : IGNORANCE. Les historiens ont en effet confirmé que l’ignorance des gouvernés est le principal allié du pouvoir absolu (monarchie ou dictature). Autrement dit, plus les gens sont humbles – comme c’est le cas actuellement en Afrique – plus leur comportement est monarchiste (il s’agit bien sûr de la monarchie absolue). Car, essentiellement préoccupés de leur gagne-pain, ces « braves gens » (ouvriers, artisans, maman maraîchères, boutiquiers, journaliers, pêcheurs, paysans…) ont toujours tendance à placer leur destin politique entre les mains d’un individu capable de les impressionner. De par leur culture, ils vénèrent les héros; ils sont favorables à une hiérarchisation très stricte (culte du Chef), à la violence et aux cérémonies (meetings, défilés, accueil des Chefs d’Etat …).
Et pourtant, à en croire les mêmes historiens, ces hommes et fem-mes sont des respectables et laborieux citoyens et n’ont rien d’une foule de voyous et de mendiants. Leurs revendications, il est vrai, sont plus terre à terre que celles des hommes politiques et autres intellectuels : ils exigent par exemple des prix justes, c’est-à-dire fixes, pour les produits de première nécessité, tels que le pain, le fufu, le riz ou le savon; mais leurs désirs sont parfaitement clairs et n’ont rien de déraisonnable (4). En revanche, il ne serait pas sérieux d’attendre d’eux des revendications claires et précises concernant, par exemple, une sélection rigoureuse et une sanction sans complaisance des gouvernants ; une gestion orthodoxe des ressources étatiques ; un comportement plus responsable vis-à-vis de l’Occident; un respect plus strict des principes démocratiques ; etc.
C’est avec une telle « lecture » de la situation de nos pays que tout s’éclaire. Les dérives dictatoriales (ou monarchiques) de nos Républiques successives s’expliquent en effet plus aisément. KASA-VUBU n’était-il pas « affectueusement » surnommé le « Roi KASA » ? Heureusement que, foncièrement républicain, ce dernier ne s’est pas laissé prendre à ce jeu. MOBUTU, lui, ne se fera pas prier deux fois! Le rôle de monarque absolu lui ira comme un gant ! Serait-il excessif de craindre que, les mêmes causes produisant les mêmes effets, nous nous trouvions demain avec un autre « Roi MOBUTU » à la tête de ce pays ? Surtout lorsqu’au sommet de la hiérarchie, le Magistrat suprême n’est pas entouré par de grands commis de l’Etat mais bien par des courtisans plus soucieux de leur carrière que du bien public ?
Ainsi, avec une foule de citoyens « monarchistes dans l’âme », il est impossible de bâtir une vraie République; avec des citoyens peu ou pas conscients de la relation dialectique qui doit exister entre l’Etat et le Citoyen, il est exclu d’ériger un Etat digne de ce nom; avec des citoyens peu ou pas au fait des droits (et obligations) qui sont les leurs, il est illusoire de vouloir installer un Etat de droit ! D’où l’inutilité de chercher à organiser des élections républicaines là où, derrière une république de façade, se cache une monarchie de fait.
Le voilà le vrai problème ! Le voilà le malentendu : nous avons naïvement cru jusqu’ici que là où il n’y a pas de REPUBLICAINS, il était possible d’ériger une vraie REPUBLIQUE, une démocratie là où il n’y a pas de vrais démocrates !
Pour les Africains conscients des véritables enjeux de l’heure, ce malentendu est vécu d’autant plus douloureusement que, grâce notamment à CNN et à INTERNET, notre planète est effectivement en train de devenir un « gros village », un village tellement « étroit » qu’il n’est plus possible aujourd’hui de le cloisonner en deux parties dont l’une se situerait dans le contexte historique du Moyen Age au moment où l’autre serait déjà arrimé sur le monde du 21ème siècle!
A ce stade, la question centrale serait donc la suivante : Comment faire en sorte que, malgré ces énormes handicaps, nos pays commencent par sécréter dès maintenant, de vrais Républicains à même d’imposer une véritable République chez nous ?
Quand bien même il ne serait pas possible de transformer, par un coup de baguette magique, des monarchistes en républicains, on pourrait néanmoins, par un jeu parfaitement démocratique, réduire « nos » monarchistes au seul rôle politique qu’ils sont parfaitement capables de remplir sans trahir pour autant leur citoyenneté. Ce partage des rôles est d’autant plus important que « nos » monarchistes s’ignorent et ignorent du même coup le tort que leur comportement cause à la République !
Ne sachant pas en effet qu’ils sont, en tant que souverain primaire, le seul détenteur du pouvoir d’Etat, ces « citoyens-monarchistes » percevraient le pouvoir d’Etat comme une chance, une sinécure voire une bénédiction divine (d’où la célèbre chanson « Nzambe aponi yooo… » !) pour celui qui y accède. Face à une démission aussi criante dans le chef du « propriétaire » (que nous sommes), nos gouvernants – même lorsqu’ils seraient arrivés au pouvoir par une voie « démocratique » – s’empres-seraient, une fois aux commandes, d’ »oublier » que le pouvoir d’Etat est d’abord et avant tout une lourde charge, un service… un apostolat, pour en faire un formidable instrument de puissance, de domination et d’exploitation visant l’enrichissement personnel.
A partir d’une telle conception du pouvoir d’Etat dans le chef des gouvernés et des gouvernants, il ne pouvait être possible de construire ici un Etat digne de ce nom, un Etat qui soit perçu par les uns et les autres comme un patrimoine commun. A la place, ce sont des Etats oligarchiques, propriété de quelques individus, qui se sont installés. Ce sont ces Etats oligarchiques (ces monarchies de fait) qui portent en germes des coups d’Etat, rébellions, sécessions, guerres civiles etc.
Avec une conception aussi erronée du pouvoir d’Etat, on a beau être « démocrate – jusqu’à – la – moelle – des – os ! » – comme Clinton, Blair, Chirac, Schroeder ou autre – les chances de le demeurer deviennent minimes si rien n’est fait pour remplacer cette « incongruité » par une vision tout à fait nouvelle.
III. Que faire ?
Si, sur les cendres du « Quasi-Etat » actuel, nous voulons construire un Etat à la fois moderne et ouvert aux impératifs de l’unité continentale; si nous tenons à bâtir une véritable démocratie participative en lieu et place d’une « démocratie de façade »; si nous voulons empêcher la reproduction de l’oligarchie compradore (une sorte de monarchie sauvage!) née sous MOBUTU et jeter ainsi les bases d’une véritable République (res publica); si notre premier souci est de supprimer la cause des coups d’Etat, sécessions, rébellions et autres guerres civiles à répétitions… bref, si nous tenons à organiser des élections réellement fondatrices d’un ordre nouveau, nous devons commencer par prendre un certain nombre de mesures qui, ensemble, concourent à remplacer la mauvaise conception actuelle du pouvoir d’Etat par une vision tout à fait nouvelle.
Première mesure
« Rapprocher, territorialement et « culturellement », les gouvernés des gouvernants en adaptant la législation électorale aux impératifs de la participation EFFECTIVE ».
Remplacer la mauvaise conception actuelle du pouvoir d’Etat, c’est commencer par faire en sorte que, du sommet à la base, le Citoyen soit capable d’assumer pleinement ses responsabilités . Ainsi serait-on assuré de la participation EFFECTIVE de chaque Citoyen, participation fondée sur sa rigueur dans la sélection, le contrôle et la sanction des gouvernants.
Deuxième mesure
« Inviter les partis politiques existants à ne se définir, à ne s’identifier que par rapport aux idéologies connues. Ne pourraient s’y ajouter que ceux qui, par rapport à ces idéologies, auraient de réelles spécificités à faire valoir ».
Si, dans certains cas, il faut absolument innover, il n’est pas souhaitable d’en faire une obsession au risque d’aller jusqu’à vouloir « réinventer la roue »! Remplacer à ce niveau la mauvaise conception actuelle du pouvoir d’Etat, c’est organiser l’espace politique de manière à pousser les acteurs, spécialement les hommes politiques, à plus de rigueur et de discipline dans le comportement individuel et collectif.
C’est le manque de rigueur à ce niveau qui a permis à MOBUTU, après le 24 avril 1990, de se « taper sept « bonnes » années de … trop à la magistrature suprême. Ce laxisme a en outre offert un prétexte en or au nouveau pouvoir en place pour verrouiller, momentanément, l’espace politique. Raison officielle : « avec plus de 400 partis politiques (soit au moins autant que les tribus de la R.D.C !), on ne démocratise pas, on « libérianise » ! (allusion faite au désordre qui régnait alors dans la République soeur du Libéria).
Troisième mesure
« Après avoir balayé – à travers la première mesure – les craintes légitimes affichées jusqu’ici par les « unitaristes », prôner sans réserve le fédéralisme comme étant la forme étatique correspondant le mieux à nos intérêts bien compris « .
Dès lors en effet que, entre gouvernés et gouvernants, le rapprochement géographique et intellectuel aurait été préalablement réalisé, le choix de la forme fédérale pour un Etat comme le nôtre deviendrait une simple question de bon sens. En outre, dans la perspective – aujourd’hui remise à l’honneur – de réaliser une forme acceptable d’unité continentale , la « fédéralisation » préalable de grandes entités comme la RDC serait la meilleure manière d’amorcer l’intégration régionale, étape capitale dans le processus d’unification de l’Afrique .
Quatrième mesure
« Tuer le tribalisme (sans tuer la tribu !) par la dépolitisation du fait tribal, ethnique, régional ou autre « .
Remplacer la mauvaise conception actuelle du pouvoir d’Etat, c’est créer – à travers la première mesure – une relation tellement forte entre l’Etat et le Citoyen qu’elle réduirait à sa plus simple expression le lien tribal, ethnique, régional, religieux ou autre. A la suite de ce rapprochement, il deviendrait en effet quasi-impossible, dans un pays comme le nôtre, d’opposer les Baluba du Katanga à ceux du Kasaï, les ressortissants de l’Est à ceux de l’Ouest, etc… Dans un pays comme l’Algérie, la religion ne pourrait plus servir de prétexte aux tueries actuelles.
En Afrique du Sud, les oppositions politiques ne seraient plus fondées – comme c’est parfois le cas actuellement – sur la tribu ou sur la race mais uniquement sur l’idéologie (gauche/droite, centre-droit/centre-gauche, extrême-droite/extrême-gauche).
Savions-nous que, même dans des pays comme le Rwanda et le Burundi – où l’opposition armée entre deux ethnies semble avoir atteint le point de non retour – l’application d’un tel schéma permettrait d’isoler mieux, de marginaliser les extrémistes des deux bords en imposant, dans les faits, la prééminence de la citoyenneté sur l’ethnie ?
On voit mal en effet des gouvernants à l’échelon national, par exemple, se laissant distraire par des problèmes aussi réducteurs que le tribalisme, l’ethnocentrisme ou le provincialisme là où les gouvernés en face d’eux seraient tellement exigeants – comme c’est le cas dans les vraies démocraties – qu’ils ne se satisferaient que moyennement d’une gestion pourtant presque parfaite !
Cinquième mesure
« Ayant pris conscience que « celui qui n’est pas à sa place … détruit », faire en sorte que « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut » cesse d’être un simple slogan ».
La corruption institutionnalisée, la mégestion généralisée et toute forme de gaspillage des ressources publiques deviendraient, du jour au lendemain, un mauvais souvenir si les gouvernés se rapprochaient, de façon effective, de leurs gouvernants.
A l’époque coloniale, ce sont des ouvriers et auxiliaires autochtones (certes encadrés par le colonisateur) qui ont accompli – surtout entre 1945 et 1960 (soit seulement 15 ans !) – le travail colossal que nous connaissons. Colonie d’exploitation et non colonie de peuplement, notre pays avait, semble-t-il atteint, à la fin des années 50, le même niveau de développement que l’Afrique du Sud !
Le changement qui s’opère lors de l’indépendance a seulement trait au remplacement du personnel d’encadrement. Ayant sans doute « découvert » que le « nouveau » souverain primaire (c’est-à-dire le peuple) n’a pas l’air de prendre conscience de son rôle, les nouveaux dirigeants vont se partager des postes ministériels et autres sans réellement prendre en compte des critères stricts tels que la compétence, l’intégrité, l’expérience …
Avec un souverain primaire aussi peu exigeant (parce qu’inorganisé), les nouveaux dirigeants vont faire preuve d’une légèreté déconcertante dans la gestion de la chose publique. Dégradation révoltante du patrimoine commun et pillage sans nom des ressources étatiques.
Alors que cette dégradation doublée du pillage éhonté des ressources publiques constituent en soi un énorme scandale, c’est avec ahurissement qu’on constatera que ce double forfait est commis sous le regard indifférent voire complice du « souverain primaire » que nous sommes ! Le voilà le véritable scandale : le patron ne sait même pas qui il est. Pire, il se prend pour … le serviteur !
Si, malgré le coût économique de l’apartheid, la R.S.A. a continué à se développer au moment où la R.D.C. enregistrait une régression généralisée, c’est parce que, dans le premier cas, le souverain primaire (encore limité au cercle des seuls blancs) n’a cessé de pousser ses gouvernants vers de nouveaux sommets pendant que, dans le second cas, le souverain primaire congolais se faisait, (sans le savoir), le complice de l’incurie de ses gouvernants.
Il suffirait donc qu’un souverain primaire peu exigeant (comme nous) s’installe aujourd’hui dans n’importe quel pays développé (USA, Japon, Allemagne, Canada; France …) pour qu’à partir de cet instant précis commence, dans ce pays là, le compte à rebours vers … le sous-développement !
En rapprochant, de façon effective, les gouvernés des gouvernants, nous faisons de chaque Citoyen, un Citoyen-Gendarme qui s’emploierait, là où il est, à ce que chaque sou dû à l’Etat tombe effectivement dans ses caisses et n’en sorte que pour régler les vraies créances de l’Etat.
Sixième mesure
« Re – créer les conditions montrant clairement que le type d’aide dont nous avons besoin doit nécessairement être limitée dans la durée ».
Le comportement d’ « Eternel assisté » qui semble s’incruster dans la mentalité de l’Africain est à coup sûr un signe de mauvaise gouvernance. En rapprochant, dans les faits, gouvernés et gouvernants, nous arriverions à restaurer, au plan interne, les conditions d’un retour massif de l’intelligentsia émigrée. Ce qui améliorerait d’autant notre image auprès des opinions publiques occidentales avec toutes les conséquences notamment économiques et financières que ce « retour en grâce » impliquerait .
Septième mesure
« Prendre acte de la prééminence de la jeunesse dans notre société en lui restituant sa véritable place ».
En Afrique, 80 % de la population ont moins de 35 ans ! Ceux qui, en 1960, avaient l’âge de raison (pour comprendre ce qui était en train de se passer ) représentent à peine …10% de la population totale ! (5)
L’extrême jeunesse de notre population éclate au grand jour à travers ce seul chiffre : environ 54 % ont moins de 18 ans, soit l’âge minimum requis pour acquérir le droit de vote aujourd’hui .
Le moment n’est-il pas venu de corriger cet écart injustifié entre la réalité sociologique et la réalité politique en élargissant au mieux l’espace de participation des jeunes (scolarisés) – il y a là une occasion en or pour réhabiliter l’école – dans la gestion de la chose publique ?
Remplacer à ce niveau la mauvaise conception actuelle du pouvoir d’Etat reviendrait à intégrer les « 14 – 17 ans » (soit autour de 3 millions de voix supplémentaires) dans l’électorat local et provincial . Cette innovation rapprocherait , de la meilleure manière qui soit ,de jeunes citoyens à la fois dynamiques, enthousiastes et généreux – jusqu’ici « laissés pour compte » – de gouvernants devenus à la fois compétents, intègres et on ne peut plus attentifs aux desiderata de ces derniers.
Huitième mesure
« Rendre effective l’émancipation de la femme ».
La participation optimale des citoyennes passe nécessairement par l’émancipation de la femme. Le rapprochement effectif « gouvernés – gouvernants » est la condition de réalisation de l’une et l’autre.
L’émancipation dont il s’agit ici est en effet une « émancipation qualitative » soucieuse d’abord de garantir, dans les faits , des chances égales entre hommes et femmes (garçons et filles) en matière d’éducation et /ou de formation . Emancipation qualitative parce qu’il s’agit ensuite de réduire à leur plus simple expression les effets néfastes de l’éloignement (géographique et / ou intellectuel) des gouvernés vis – à – vis de leurs gouvernants, éloignement dont la femme – en tant qu’acteur politique – est la première victime .
Conclusion
Cela fait dix ans que l’on « démocratise » à tour de bras un peu partout en Afrique. Dix ans que nous attendons le changement qualitatif que cette démocratisation était censée apporter.
Pendant que, les gouvernés que nous sommes, considèrent que dix ans, c’est trop, des voix s’élèvent du côté de certains de nos gouvernants pour dire qu’il faut des décennies, voire des siècles de … tâtonnements !
Nous avons tenté de démontrer que, les prémices et/ou les contextes historiques n’étant pas les mêmes, il serait erroné de s’inscrire dans une vision linéaire des choses. Une vision selon laquelle, tout en évoluant dans un monde de plus en plus petit – le fameux village planétaire – il serait néanmoins possible de continuer à cloisonner nos pays dans une sorte de ghetto au sein duquel une démocratie au rabais serait encore tolérable pendant des décennies, voire des siècles !
A notre avis, l’Afrique se trouve devant un dilemme : ou bien elle se soumettra, de toute urgence, à l’exigence de rigueur et elle se démocratisera, ou bien elle refusera obstinément de voir la réalité en face et … elle sombrera.
Dans la première hypothèse, il va falloir que nos « Quasi-Etats » actuels commencent par prendre l’ensemble de mesures annoncées ici pour amener tous les Citoyens (gouvernés et gouvernants) à percevoir désormais le pouvoir d’Etat comme une véritable charge, un service (quasi) désintéressé … un apostolat.
Ces mesures sont destinées avant tout à transformer nos concitoyens « monarchistes-malgré-eux » en véritables Républicains prêts à défendre, sans concession d’aucune sorte, les intérêts de leurs communes, villages ou collectivités. Elles visent ensuite à confier le devenir de nos Etats à ceux de nos concitoyens objectivement capables de traduire ou de faire traduire dans les faits, à la fois, l’idéal national et… panafricain.
Pour un pays comme le nôtre, actuellement engagé dans un conflit armé contre trois « petits » pays, le simple fait d’annoncer l’application de ces mesures lui confèrerait à nouveau le statut de véritable puissance régionale mettant du même coup un terme à une guerre qui n’a pu se concevoir que dans la seule hypothèse où le Congo était (et est encore) l’ombre de lui-même.
En définitive, il s’agit d’admettre, avec Alvin Toffler que, par rapport aux intérêts que les citoyens sont prédisposés à défendre, il existerait des « localistes », des « provincialistes », des « nationalistes », des « continentalistes » et même – pourquoi pas ! – des « mondialistes » ! (6) Autrement dit, il serait illusoire de vouloir construire l’unité continentale en s’appuyant sur des hommes et des femmes qui, par ignorance, seraient peu ou pas disposés à défendre leurs intérêts au-delà du niveau communal ou local.
Si l’Afrique tient à entrer tête haute dans le troisième millénaire, elle doit immédiatement prendre les huit mesures annoncées ici. Ainsi, sera-t-il possible de transformer, dans un premier temps, les quasi-Etats actuels (ces monarchies de fait ! ) en véritables Républiques à la fois modernes et ouvertes aux impératifs de l’unité continentale. Il s’agit là d’un préalable incontournable si l’on veut cheminer, sans difficulté majeure, vers la constitution d’un ensemble continental relativement homogène.
Mais, à l’instar du Président malien, (7) nous pensons que le plus important c’est de constituer de grands ensembles régionaux de type fédéral, quitte à envisager ensuite une confédération au niveau de ces blocs régionaux. Une telle confédération n’aurait aucune peine à obtenir un siège permanent au Conseil de Sécurité des Nations Unies !
Alors, hommes et femmes d’Afrique : réveillons-nous !
Par Modeste MBONIGABA
Africaniste, auteur de quelques ouvrages et articles sur les élections, la démocratie et le développement en Afrique (voir liste en annexe)
Kinshasa, février 2000.
Notes :
(1) MBONIGABA, M, Elections, Démocratie, Développement : le Congo (RDC) peut-il … réveiller l’Afrique ? (inédit)
(2) Kabou, A., Et si l’Afrique refusait le développement ? Paris, Ed. l’Harmattan, 1992, 208 pages
(3) Everdell, W.R., La fin des Rois, Paris, Publisud, 1987, 364 pages.
(4) Everdell, W.R., op. cit., p. 194
(5) Tiré de Ngondo, S., de Saint Moulin, L., Tambashe, B.,Perspectives démographiques du Zaïre, 1984-1999, CEPAS, Kinshasa, 1992, 72 pages.
(6) Toffler, A., Les nouveaux pouvoirs, Paris, Ed. Fayard, 1991, p. 258
(7) Interview sur RFI à l’issue du dernier sommet extraordinaire de l’OUA, Syrte, septembre 1999.
Liste ad hoc des publications de l’auteur :
1. Le micro-nationalisme, principal obstacle au développement de l’Afrique ? (inédit) Kinshasa, 1988, 120 pages.
2. Le piège des élections dans les « démocraties » africaines, in GRABEN, juillet 1992.
3. L’Urne et le Marché. Pour le management de la société politique et de l’espace économique africains (version « grand public » de mon projet de thèse de doctorat) éd. TARA, Kinshasa, 1993, 246 pages.
4. Ces hommes politiques zaïrois … pourquoi sont – ils si médiocres ? in RENAITRE, avril 1993.
5. Démocratisation de l’Afrique : changement en profondeur ou simple replâtrage ? in LA SEMAINE ,juin 1993.
6. Comment tuer le tribalisme sans tuer la tribu ? in RENAITRE , août 1993.
7. Quel électeur pour quelle élection ? in POLITIQUE – HEBDO, n° 1 – 4, octobre – novembre 1993.
8. L’Afrique est -elle … démocratisable ? in LA REFERENCE PLUS août 1993
9. Et si « notre » opposition travaillait pour la dictature? in LIBRE EXPRESSION, septembre 1994.
10. Pourquoi vote – t- on ? Exposé présenté aux « Journées de réflexion CONEMA – ECIZ 2000 »., 8-9 septembre 1995.
11. Elections démocratie, développement : Le Congo (RDC) peut-il . réveiller l’Afrique ? (à paraître ),1998, ± 150 pages .
12. Campagne nationale pour une paix durable en RDC (commanditée par le CALCC), 10 modules (à publier), 1999.
13. Pour des relations plus « adultes « entre les ACP et l’Union Européenne , in PERSPECTIVES. N° 1, AVRIL 1998.
14. A propos de la bonne gouvernance, contribution destinée au Collectif, « Agir pour la paix », septembre 1999.
15. L’Afrique peut-elle se réveiller ? Communication présentée à la Conférence organisée par l’ECC/13 ème CBFC le 22.09.1999. Thème : Réconciliation, Paix et Unité de la R.D.C. et de l’Afrique.
16. Croisade contre la médiocratie, Ed. TARA, Kinshasa, 1995, 80 pages
17. Quelle compétitivité pour les produits industriels africains à l’ère de la mondialisation ? in PERSPECTIVES, n° 2, juin 1999, pp. 55-62.