LES DOSSIERS

Léopold Sédar Senghor

Léopold Sédar Senghor, le président-poète, s’est endormi dans l’éternité, le 20 décembre 2001, à Verson, au cœur de la Normandie (France), après avoir brillé de tout son éclat au firmament des Hommes de Lettres. De 1960 à 1980, il est le président du Sénégal. Durant cette période, il contribue à la consolidation de l’unité et de l’indépendance du continent. Avec sa disparition, le monde littéraire a perdu l′un des piliers de la poésie; l′Afrique et la Diaspora l′un de ses fils prodigieux.

A l’orée de la célébration de son centenaire, nous rendons hommage à l’homme qui a marqué des générations d’intellectuels du monde noir.

LÉOPOLD SÉDAR SENGHOR: À L’ORÉE DE SON CENTENAIRE (1906-2001)

Le fils de Ngnilane Bakhoum et de Diogoye Basile Senghor est né le 9 octobre 1906, à Joal. Léopold Sédar Senghor aurait aujourd’hui 99 ans. Le monde culturel s’incline devant celui que l’on désigne par les métaphores suivantes :

L’illustre poète, le chantre de la Négritude, l’homme de culture et de dialogue, le visionnaire, le mécène et le protecteur des Arts et Lettres, le fer de lance du mouvement de la francophonie, l’avocat du métissage culturel, le prophète la civilisation de l’universel, le Père de la nation, l’immortel de l’Académie Française. Enfin, l’humaniste a tiré sa révérence pour le royaume des ombres.

L’actuel président de la République, Me Abdoulaye Wade, avait tenu à organiser des funérailles grandioses pour Senghor, le Père de la Nation du Sénégal. Il a déclaré l’année 2006, «Année Senghor» et souhaite que le centenaire de sa naissance soit célébré avec l’éclat approprié. Les manifestations culturelles (galas, colloques, séminaires et récitals de poésie) débuteront le 1er janvier 2006 pour donner à cet événement la dimension qu’il requiert. Les hommes et femmes de lettres vont revisiter l’œuvre de Senghor. La ville de Joal, « le royaume de son enfance » sera à l’honneur.

La Galerie Nationale d’Art de Dakar a entamé une exposition sur l’œuvre et la vie de celui qui a tenu les rênes du pays durant deux décennies. Elle a pour but de faire connaître à la jeunesse son œuvre et son itinéraire exemplaires, car c’est rendre justice à celui à qui, selon les termes de M. Birame Diouf, ministre de la culture du Sénégal : « La Nation a prouvé sa totale solidarité en honorant un homme qui avait fait de l’unité nationale son ambition première et même son leitmotiv. »

L’HOMME

Né au cœur du pays sérère, Senghor a une vision idyllique de son village natal qui symbolise le royaume de l’enfance, « le paradis de mon enfance africaine qui gardait l’innocence de l’Europe ».

Joal
Je me rappelle
Je me rappelle les voix païennes rythmant
Le Tantum ergo
Et les processions et les palmes et les arcs de
De triomphe.
Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les chœurs de lutte- oh! La danse finale
Des jeunes hommes, buste
Penché, élancé, et le pur cri d’amour des
Femmes
Kor Siga!

Elève à la mission, sa culture animiste se heurte à sa foi chrétienne. Il est éduqué par les religieux français au séminaire de Saint-Joseph de Ngasobil (1914- 1922), puis, fréquente le collège séminaire de Libermann à Dakar, de 1923 à 1927. Là, il rencontre le Père Lalouse qui déniait aux Noirs toute culture et civilisation. Cela marque le début d’une étape décisive, car de cette rencontre germe l’idée de montrer au monde que la culture africaine est porteuse d’une civilisation différente, mais égale aux autres civilisations.

„Je ne remercierai jamais assez l’ancien Père Directeur, qui, en me forçant à la contestation et à la réflexion, fut le premier à me donner non pas le nom, je dis „l’idée de Négritude“ (1)  (Léopold Sédar Senghor „L’Accord Conciliant“. Börsenverein des Deutschen Buchhandels. Francfort am Main. 22.9.1968. p. 45)

Son esprit frondeur se heurte à la discipline du séminaire. Il se voit obligé de poursuivre ses études secondaires dans l’enseignement laïc. Après son baccalauréat, il obtient une bourse d’études pour le Lycée Louis-le-Grand, à Paris. En 1928, il entre en classe Supérieure ou Hypokhâgne, où il se lie d’amitié avec Aimé Césaire et Louis Gontran Damas avec qui il formera le triumvirat de la Négritude. Il est le condisciple de Georges Pompidou, futur président de la République française. Il le fait adhérer à l’ Association des Etudiants Socialistes. En 1933, L.S.Senghor se naturalise français afin de pouvoir passer l’agrégation. Étant né à Joal, Senghor ne jouissait pas du statut de « citoyen français », réservé aux Africains, originaires des 4 communes (Dakar, Rufisque, St Louis et Gorée). Il était « sujet français » selon la politique de la période coloniale du « divide et impera » (diviser pour régner). Senghor réussit l’agrégation de grammaire française, en 1935, à la Sorbonne et le diplôme de Lettres classiques et de Lettres modernes avec un mémoire sur: « L’exotisme dans les oeuvres de Baudelaire ». Il est ainsi le premier Africain agrégé en grammaire de la Sorbonne. Il enseigne le latin et le grec au Lycée Louis Descartes, à Tours, pendant trois ans, et, à partir de 1938, au lycée Marcellin Berthelot, à Saint-Maur-des Fossés (Seine). De 1944 à l’Indépendance du Sénégal, il occupe la chaire de Langues et Civilisation négro-africaines à l′ Ecole nationale de la Fance d′ Outre-Mer.

LEOPOLD SEDAR SENGHOR, PRISONNIER DE GUERRE (1939-1942)

En 1939, Senghor est enrôlé successivement dans les 23e, puis 3e régiments d’infanterie coloniale, à titre d’officier de l’armée française. Un an plus tard, Il est arrêté et fait prisonnier par les Allemands à Charité-sur-Loire. Il est interné dans divers camps, en France, puis au Front Stalag 230 de Poitiers, un camp de prisonniers réservé aux troupes coloniales. Les Allemands veulent le fusiller le jour même de son incarcération ainsi que les autres soldats Noirs présents. Ils parviennent à échapper à ce massacre en s’écriant « Vive la France, Vive l’Afrique noire ». Les Nazis baissent leurs armes, d′autant plus qu′un officier français leur fait comprendre qu′un tel massacre pour des raisons purement racistes entacherait l′honneur de la race aryenne et de l′armée allemande.

Durant cette période, Senghor apprend l’allemand et se familiarise avec la langue et la littérature germanique. Il réussit à lire les œuvres de Johann Wolgang Goethe Faust et Iphigenie auf Taurus en original. Pétri de culture chrétienne, le poète pardonne à ses bourreaux dans son poème « Prière de Paix » dans Hosties noires et implore le Tout-puissant d’enlever de ses yeux: « ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine ». Il invoque Dieu : « Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche » […]. Les poèmes de cette période: 1939-1942 qu′ il signe du titre «Stalag 230 » se rapporte au vécu des soldats noirs, prisonniers de guerre en France.

Beaucoup d’anciens combattants Sénégalais ont fait état de leur amitié avec L.S. Senghor dans les camps de concentration ou sur le champ de bataille, lors de nos entretiens. (2: communication personnelle). Ainsi, son compatriote, également natif de Joal, Mr. Diegane Mgouyane Ndong nous a relaté comment Senghor les encourageait à surmonter cette dure période. Le poète a vécu «en communauté de souffrances avec des paysans et des ouvriers français, traqués par la peur, le froid et le découragement » comme le souligne Jacques Chevrier (3) mais surtout avec ses compatriotes. Au cours des veillées de contes que les « tirailleurs » organisaient Senghor découvre d′autres aspectes de la culture africaine et de la tradition orale.

À sa libération, en février 1942, Senghor milite dans le Front National Universitaire et s’engage dans la Résistance. Il cache des membres des FFL (Forces Françaises Libres). Paradoxalement l′historiographie a pratiquement occulté la participation des Africains dans la Résistance. De Joséphine Baker à Léopold Sédar Senghor en passant par Dominique Mendy, Isidore Alpha et Raphaël Elizé, le maire martiniquais de Sarthe sur Sablé, (1929-1944) nombreux sont les Noirs qui ont fidèlement défendu la France occupée. Ils ont participé aux actes de sabotages dans la Résistance, et payé de leurs vies leurs sacrifices. (4) Durant sa captivité, Senghor fait la connaissance des 2 fils de Félix Eboué, Henri et Robert Eboué ses futurs beaux-frères. Félix Eboué, d′origine guyanaise fut gouverneur de l′Afrique Equatoriale française (AEF) Il est le premier gouverneur à avoir répondu à l′appel du Général de Gaulle, en ralliant le Tchad à la France Libre. Eboué est considéré comme premier Résistant de la France d′ Outre-Mer. Les restes de sa dépouille mortelle sont inhumés au Panthéon. Senghor lui a dédié un poème dans son recueil «Hosties Noires.»

«Au Gouverneur Eboué »
A Henri et Robert Eboué»

« Ebou-é ! Et tu es la pierre sur quoi se bâtit le temple et l’espoir,
Et ton nom signifie « la pierre « , et tu n’es plus Félix ; je dis
Pierre Eboué […]
Et trois siècles de sueur n’ont pu soumettre ton échine.
Eboué-é ! Tu es pierre qui amasse mousse, parce que tu es stable
et que tu es debout »

Senghor reste fidèle à ses compagnons de captivité auxquels il dédie un poème «Lettre à un prisonnier». S’adressant à la France, le poète lui rappelle la participation des Tirailleurs par la citation suivante mentionnée aujourd’hui sur le mémorial de l’armée noire de Fréjus:

« Ensemble, ils sont tombés fraternellement unis, pour que tu restes Français ».
Le poète glorifie par la magie des mots, le sacrifice des tirailleurs, ses compatriotes et frères de race, dans son recueil «Hosties noires». Dans son poème, il s’insurge contre la violence et la guerre à laquelle de nombreux Noirs ont participé pour faire libérer la France.

« Assassinats »
« Le chant vaste de votre sang vaincra machines et canons/Votre parole palpitante les sophismes et mensonges/Aucune haine votre âme sans haine, aucune ruse votre âme sans haine, aucune ruse votre âme sans ruse/O Martyrs noirs race immortelle, laissez-moi dire les paroles qui pardonnent». Front Stalag 230. Durant sa captivité, l’image de sa mère lui apporte le réconfort moral auquel il aspire :

« Ndessé »
Mère, on m’écrit que tu blanchis comme brousse à l’extrême
Hivernage.
Je devais être, Mère, le palmier florissant de ta vieillesse,
Je te voudrais rendre l’ivresse de tes jeunes années.
Je ne suis plus qu’un enfant qui se souvient de ton sein
maternel et qui pleure.
Redis-moi les vieux contes des veillées noires, que je me
perde par les routes sans mémoire.
Mère, je suis un soldat humilié qu’on nourrit de gros mil.
Dis-moi l’orgueil de mes pères »

Hosties noires. Front Stalag 230

Face au massacre de Thiaroye du 1er décembre 1944 (Sénégal), où des centaines de soldats ont été massacrés pour avoir réclamé leurs primes de démobilisation, la colère du poète éclate en ces termes :

Tyaroye
« Non, vous n’êtes pas morts gratuits ô Morts! Ce sang
N’est pas l’eau tépide. […]
Non, vous n’êtes pas morts gratuits. Vous êtes les témoins
De l’Afrique immortelle
Vous êtes les témoins du monde nouveau qui sera demain
Dormez ô Morts! Et que ma voix vous berce, ma voix de courroux que berce l’espoir »

Paris déc. 1944

De la captivité, Senghor tire la leçon suivante: il ne sera possible de bâtir un avenir serein que sur la base d’une société fraternelle. Après la victoire des alliés, il enseigne d′abord dans la banlieue parisienne, à Maur-des Fossés puis il est nommé professeur à l’École des Langues orientales et à l’École Nationale de la France d’Outre-Mer.

En 1946, Léopold Sédar Senghor épouse Ginette Eboué, fille de Félix Eboué, Guyanais et gouverneur de l’Afrique Équatoriale Française (A.E.F.) avec qui il aura deux fils: Francis-Arphang, né en juillet 1947 et Guy-Wali né en 1948. Elle lui a inspiré « Chants pour Naëtt », repris dans « Nocturnes » sous le titre « Chants pour Signares » La même année, Senghor perd sa mère, Gnilane. Après son divorce, (1956) il épouse Colette Hubert en 1957. Il lui consacrera le recueil « Lettres d’Hivernage » Leur fils, Philippe Maguilen, naît en 1958. La tragédie frappe deux fois : Philippe-Maguilen meurt à Dakar, le 7 juin 1981, des suites d’un accident tragique et Guy, en 1984, à Paris :

« et j’ai dit « non » au médecin: « Mon fils n’est pas mort, ce n’est pas possible ».
Pardonne-moi, Seigneur, et balaie mon blasphème, mais ce n’est pas possible »
Léopold Sédar Senghor « Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor »

Son oeuvre: LA NÉGRITUDE

Durant les années 30, Senghor participe à la revue «L’Etudiant Noir» aux côtés du poète martiniquais, Aimé Césaire et du poète guyanais, Léon Gontran Damas. Aux poètes Antillais angoissés, Senghor offre l’Afrique et, en particulier celle du « royaume de l’enfance» qu’ont été les villages de Joal et de Fimla. (4) Communication personnelle de Léopold Sédar Senghor en 1983 à Dakar) près de Djilor. Lors de la commémoration de son 90e anniversaire à l’UNESCO, Aimé Césaire s’exprimait en ces termes :

«Léopold, tu restes pour moi le frère fondamental, celui qui a apporté au jeune déraciné que j’étais quand tu m’as ouvert les bras au Lycée Louis- le -Grand, en ce jour de septembre 1931, la clé de moi-même: L’Afrique, les Afriques, notre Afrique avec sa philosophie et son humanisme profond. Cette fin du siècle que nous avons cheminée ensemble y est grave, lourde et parfois triste. Mais ce n’est pas l’Afrique perdue. Refusons de le croir.e» (5)

En 1934 paraît pour la première fois, le mot « Négritude » dans le premier numéro de
«L’ Etudiant Noir », une revue où les étudiants formulaient leurs revendications culturelles et politiques. Aimé Césaire, le forgeron du terme la définissait comme suit:

«Étant la simple reconnaissance du fait d’être noir, et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture »

Pour Senghor, elle signifie:
«La Négritude, c’est l’ensemble des valeurs de civilisation, dont le sens de la communion, le don du rythme fait de parallélisme asymétrique. D’un moi, c’est une certaine dialectique, mieux une symbiose entre l’intelligence et l’âme, l’esprit et la matière, l’homme et la femme.
La Négritude est aussi une certaine volonté et une certaine manière de vivre les valeurs que voilà».

Les thèmes fondamentaux de la Négritude tournent autour de la nécessité de redécouvrir le passé de l’Afrique et son histoire en tant que berceau de la civilisation. Les précurseurs de la Négritude prônent les valeurs africaines et refusent la domination de l’homme par l’homme. «Homo homini lupo » (l’homme est un loup pour l’homme) Ils luttent contre les stéréotypes véhiculés par l’idéologie dominante et ses clichés à travers une publicité qui transmet une image caricaturale de l’homme noir :

« Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France » s’exclamait alors le poète. Cette période correspond pour Senghor à une phase de révolte nourrie de son expérience d’exilé. C’est aussi une phase intense de recherche d’une identité propre. Senghor s’adonne à la lecture des ethnologues tels Maurice Delafosse, Marcel Griaule Dieu d’Eau.) Le philosophe allemand Leo Frobenius (6) Histoire de la Civilisation Africaine et son compatriote, le comte de Keyserling et le prof. Rivet vont jouer un rôle décisif dans cette quête personnelle. « L’histoire de la civilisation Africaine fait partie des livres sacrés de toute une génération d’étudiants négro-africain. Leo Frobenius, un philosophe et anthropologue allemand nous a redonné notre vérité et notre dignité. » Léopold Sédar Senghor 4ème de couverture de l’édition allemande. (Ma traduction.)

Amoureux de la langue française, Senghor était rigoureux en ce qui concerne son usage. On se souvient au Sénégal de ses décrets sur l’usage de la virgule ou de la majuscule. Il n’hésitait pas à faire des remontrances au journaliste coupable d’un à-peu-près syntaxique, ou d’interdire un film pour cause de titre non conforme à la prononciation. Ce fut le cas de la gémination «cedo » ; « ceddo » film de Sembène Ousmane. Senghor est aussi un grand défenseur de la culture africaine. C’est ainsi qu’en 1937, lors de sa première conférence « Le problème culturel en A.O.F » à la Chambre de Commerce de Dakar, il préconisait un enseignement en langues nationales. Ce fut un tollé général. Senghor défend sa thèse devant un auditoire ébahi: « assimiler sans être assimilé ». À une époque où toute la politique coloniale reposait sur le principe de l’assimilation à outrance, sa théorie était un acte révolutionnaire.

La même année, le poète participe au «Congrès de l’Evolution Culturelle des Peuples Coloniaux» et présente une communication sur le thème suivant «La résistance de la bourgeoisie sénégalaise à l’école rurale populaire»: Deux ans plus tard, les éditions Plon publient un ouvrage collectif « L’Homme de Couleur » Senghor y apporte sa contribution avec son essai « Ce que l’Homme noir apporte… »(1939). Il défendra les thèses contenues dans cet article aux deux Congrès des « Ecrivains et Artistes noirs » (Paris 1956, et Rome 1959). En 1945, Senghor publie son premier recueil de poèmes Chant d’ombre, où il chante la nostalgie du pays noir et célèbre à travers l’ombre, la beauté de sa race :

Femme Noire
« Femme nue, femme noire
Je chante la beauté qui passe, forme que je
Fixe dans l’Eternel
Avant que le Destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir
Les racines de la vie“.

Mais c’est aussi une période intense de méditation et de réflexion. Il notera à ce propos:

« Cependant la grande leçon que j’ai reçue de Paris est moins la découverte des autres que de moi-même. En m’ouvrant aux autres, la Métropole m’a ouvert à la connaissance de moi-même ». L.S.S.

Deux ans plus tard figurent certains de ses poèmes dans le recueil de Léon Damas Poètes d’Expression française. Dès lors, la Négritude prend corps dans la revue «Présence Africaine» avec son poème «Le Chant de L’lnitié». En 1947, la maison d’édition «Présence Africaine» ouvre ses portes à Paris sous la direction d’Alioune Diop que parrainent Senghor aux côtés d’Aimé Césaire, de l’Américain Richard Wright, l’auteur de Native Son (Un Enfant du pays). André Gide le présente au public. Autour de lui se regroupent Albert Camus, Jean-Paul Sartre, Richard Wright, Aimé Césaire, Léon Gontran Damas. En 1948 paraît le recueil de poésie Hosties noires, en mémoire des soldats Africains morts sur le champ de bataille. Léopold Sédar Senghor est l’un des premiers poètes à leur avoir rendu hommage en leur consacrant un recueil.

« Vous, tirailleurs Sénégalais, mes frères
Noirs à la main chaude
Sous la glace et la mort
Qui pourra vous chanter si ce n’est votre frère d’amour, votre frère de sang ?
Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux
Je ne laisserai pas –non- les louanges de mépris vous enterrer
Furtivement
Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France »

Senghor a également contribué à favoriser le développement de la tradition orale. Ainsi, nombreux sont les Sénégalais qui ont pu écouter ses vers à travers les émissions radiophoniques.

« Etait-ce une nuit maghrébine? Je laisse Mogador aux filles de platine
Etait-ce une nuit maghrébine? C’était aussi la Nuit notre nuit joalienne.
D’avant notre naissance l’ineffable nuit: tu te coiffais devant le miroir de mes
yeux.
Nous aurons d’autres nuits Sopé: tu reviendras sur ce banc d’ombre
Tu seras la même toujours et tu ne seras pas la même
Qu’importe? A travers tes métamorphoses, j’adorerai le visage de Koumba Tâm »

L.S. Senghor Nocturnes

En 1948, Jean-Paul Sartre préface son ouvrage « Anthologie de la Nouvelle Poésie Nègre et Malgache » sous le nom d’«Orphée Noir », où il analyse le concept de Négritude. Dès lors, cet événement littéraire a une portée politique. Le terme «Négritude» devient le mot de ralliement des étudiants noirs exilés en France. «Chants pour Naëtt» (1949) marquent une rupture avec ses autres recueils. En 1953, Senghor publie en co-édition avec Abdoulaye Sadji, «La Belle histoire de Leuk-le-Lièvre», destiné aux cours élémentaires d’Afrique noire. Des millions d’écoliers africains ont lu avec délices l’histoire de Leuk, le lièvre rusé et de Bouki l’hyène.

La poésie senghorienne évoque aussi l’histoire et les valeurs du continent à travers le long poème dramatique à plusieurs voix intitulé «Chaka». Ce poème est dédié aux martyrs bantous de l’Afrique du Sud dans Éthiopiques (1956). Le recueil est axé sur le personnage de Chaka qui incarne pour le poète le mythe, l’amour et le tragique du destin africain. Cette figure emblématique et légendaire de l’Afrique occupe une grande place dans l’inspiration du poète. « Chaka, te voilà comme la panthère ou l’hyène à la mauvaise gueule/A la terre clouée par trois sagaies, promis au néant vagissant/Te voilà à la passion. Ce fleuve de sang qui baigne, qu’il te soit pénitence ».

Durant les années passées à la présidence, Senghor a tenté de valoriser les cultures africaines et s’est toujours adonné à la poésie et à la littérature. Il a codifíé les langues africaines tel que : le wolof, le serer et le pulaar et les avait introduites dans l’enseignement. Dans son ouvrage intitulé « Ce que je crois». Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel (1988), Senghor résume les principes qui ont sous-tendu sa pensée :

« …Je crois, d’abord et par-dessus, à la culture négro-africaine, c’est-à-dire à la Négritude, à son expression dans la poésie et dans les arts. Je crois également, pour l’avenir, à la francophonie, plus exactement à la Francité, mais intégrée dans la Latinité et, par-delà dans une civilisation de l’Universel, où la Négritude a déjà commencé de jouer son rôle primordial. » ( 4ème de couverture de l’ouvrage. Grasset 1988).
Il a enrichi son credo en professant l’enracinement aux valeurs négro-africaines lié à une ouverture aux « apports fécondants » du monde moderne. La Négritude doit apporter sa contribution à l’édification d’un monde nouveau qui se traduit par le paradigme de « Civilisation de l’universel ». L’originalité de la pensée senghorienne repose dans le discours qu’il a institué entre l’enracinement et l’ouverture à la civilisation de technologies modernes d’inspiration gréco-latine. L’humanisme qui perce à travers sa poésie est un humanisme de réconciliation des civilisations, un humanisme de dialogue des cultures, ce qu’il appelle le « rendez-vous du donner et du recevoir ». Le poète invite tout un chacun à cultiver ses différences tout en s’abreuvant aux sources de la Poésie afin d’aboutir à une symbiose des cultures: une symbiose de la raison discursive et de la raison intuitive. La Négritude conçue comme telle vise donc à réhabiliter les valeurs culturelles du monde noir. « Nous sommes des métis culturels, parce que si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français [..] Nous sommes des lamantins, qui selon le mythe africain, vont boire à la source… « 

Selon l’expression du Père Mveng, Senghor est «l’homme de la fraternité humaine». Il a encouragé et lancé des écrivains de tous les pays du monde noir. D’une courtoisie exquise, Senghor se faisait un point d’honneur à répondre à tous ceux qui lui écrivaient. Jacqueline Sorel confirme dans sa thèse, ce trait de caractère sur Senghor « sa vie durant, il n’a jamais laissé une lettre sans réponse » (J.Sorel p. 128) Nombreux sont les témoignages d’auteurs qui ont été soutenus dans leur quête littéraire et sur le chemin de la créativité par le président-poète tel son émule, le poète Amadou Lamine Sall.

LES CRITIQUES DU DISCOURS SENGHORIEN

Les festivités commémorant son 90e anniversaire avaient réuni tout le monde littéraire à l’UNESCO – Paris y compris ses détracteurs comme l’écrivain Martiniquais Edouard Glissant, le philosophe Béninois Stanislas Adotevi et Wole Soyinka, Prix Nobel de Littérature 1986 qui a opposé le concept de Négritude à celui de Tigritude par ses sentences :

A Tiger doesn’t pounce, he jumps. A tiger doesn’ t talk about his tigritude
(Le tigre ne se pavane pas çà et là en criant sa «Tigritude », il bondit ».

Soyinka vitupérait l’exaltation de l’émotion et son inspiration d’essence poétique. Il tenait un sévère réquisitoire contre un tel discours qui obnibulait les intellectuels au détriment d’un véritable combat contre les forces réactionnaires et anti-coloniales. Le Poète répondit à une telle assertion par la phrase suivante : «De même qu’un zèbre ne peut se défaire de ses zébrures sans cesser d’être zèbre, le nègre ne peut se défaire de la négritude sans cesser d’être nègre».

Le critique littéraire Stanislas Adotévi, auteur d’un pamphlet Négritude et Négrologues qui n’a guère épargné de ses critiques, reconnaît « Ma rhétorique était par endroit quelque peu chargée d’invectives que je trouve maintenant avoir goût de soufre».(« L’Autre Senghor»in : Présence Senghor-90 ´écrits en hommage aux 90 ans du Poète-Président, Paris: UNESCO,p. 31)

«L’émotion est nègre et la raison est hellène ».L.S.S

Cette citation a fait couler beaucoup d’encre, elle a donné lieu à toutes sortes d’interprétations. Le poète prône les valeurs de spiritualité, de solidarité et de partage qui caractérisent tout le monde noir. Ces notions sont fondées sur l’émotion c’est-à-dire une approche commune aux repères spirituels et moraux des Noirs. En aucun cas, il n’a dénié une raison cartésienne à l’homme noir bien au contraire, Senghor mentionne dans toute sa poésie l’apport culturel de l’Afrique au banquet du «donner et du recevoir». Toute la poésie de Senghor est une valorisation de la dignité de l’Homme Noir. La poésie demeure «une arme miraculeuse » pour dénoncer l’oppression culturelle des peuples assujettis et condamner la colonisation.

DISTINCTIONS HONORIFIQUES

Senghor est docteur Honoris causa h.c. de plus de cent universités dans le monde.
– Déjà en 1963, il obtient la médaille d’or de l’Académie française et le Grand Prix International de Poésie décerné par la Société des Poètes et Artistes Français.
– En 1965 il obtient la médaille d’or du mérite poétique du prix international Dag Hammarskjoeld
– En 1966, le Grand Prix littéraire Rouge et Vert
– En 1968, il reçoit le Prix de la Paix des Editeurs et Libraires Allemands à Francfort.
– En 1969, il obtient le Prix Apollinaire et le prix littéraire de l’Académie internationale des
arts et lettres de Rome. Il est élu à l’Académie des Sciences morales et politiques.
– En 1970, il reçoit le Grand Prix International de poésie de la Biennale de Knokke-le-Zoute
En 1971, la fondation Grotius de Düsseldorf (Allemagne) lui décerne le Prix Grotius pour la propagation du Droit international: Un an plus tard, il est nommé membre de l’Académie des Sciences de Munich. (Allemagne)
– En 1974, il est élu à l’Académie Goncourt comme membre étranger et, en 1977, il obtient le Prix littéraire Prince Pierre de Monaco.
– En 1978, le Prix Eurafrique lui est décerné et celui de la Fondation Onassis (1985) pour son engagement politique en faveur de la paix et du dialogue des cultures.
– En 1979, c’est le Prix International du Livre (Communauté mondiale du livre, UNESCO) qui vient couronner son œuvre
– En 1980, c’est le Prix pour ses activités culturelles en Afrique et ses œuvres pour la paix qui lui est décerné par le président Anouwar Sadate ; et la médaille d or de la
CISAC(Confédération internationale des sociétés d’ auteurs et compositeurs)
– En 1981, il est élu à l’Académie des Sciences d’ Outre-Mer. Son élection à l’Académie française, le 2 juin 1983, marque la consécration suprême sur le plan littéraire. Il figure parmi les Quarante Immortels de cette auguste institution. Élevé au rang de Grand Croix de la Légion d’honneur en mars 1984, ses oeuvres sont inscrites en France au programme du baccalauréat et au concours d’Agrégation de lettres.
– En 1981, il reçoit de la ville de Solingen (Allemagne) le prix d’honneur „Schärfste Klinge“;(7) et le premier prix mondial Aasan (1981); le Grand Prix Alfred de Vigny (1981) 1985 Prix Athenaï; à Athènes; prix d’or à Venise (1986); prix Louise Michel, à Paris (1986), prix du Mont-Saint-Michel (1986) aux Rencontres poétiques de Bretagne, En 1987 le Prix Intercultura à Rome
– En 1989, la faculté de théologie de Tübingen lui octroie le Prix Léopold Lucas. Il est également membre d’honneur du Conseil de la Francophonie.
– En 1990, l’université francophone L.S. Senghor à Alexandrie (Egypte) est officiellement inaugurée.
– En mars 1995 la ville de Verson, dans la région de Caen, où réside le Président, inaugure « L’Espace culturel Léopold Sédar Senghor ».
– En 1996, le monde littéraire a célébré son 90e anniversaire. À cette occasion, l’aéroport de Dakar-Yoff a été baptisé aéroport Léopold Sédar Senghor. L’avenue où se trouve le palais présidentiel porte son nom.
Senghor est membre correspondant de l’Académie bavaroise (1961) ; membre associé (étranger) de
l’Académie des sciences morales et politiques (1969) ; membre (téranger) de l’Académie des sciences, bele-lettres et arts de Bordeaux ; membre (étranger) de The Black Academy of Arts and Letters (1973), membre (étranger) de l’Académie Mallarmé(1976) ; membre (étranger) de l’Académie du royaume du Marco (1980)
il est élu à l Académie française, le 2 juin 1983, au fauteuil du duc de Lévis-Mirepoix (16e fauteuil)

PARCOURS ET ENGAGEMENT POLITIQUES
«De mortuis nihil nisi bene» (On ne dit que du bien sur les morts)

Déjà, en tant qu’étudiant, Senghor s’engage dans les mouvements politiques. En 1928, il fait partie de la Ligue des étudiants socialistes. Il milite auprès du Gouverneur Général de l’Afrique Occidentale Française (AOF) afin que les bacheliers Africains appelés sous les drapeaux soient démobilisés et puissent continuer leurs études. Il intervient auprès des autorités françaises pour qu’elles accordent des bourses à tous les Africains de France et d’Afrique qui ont obtenu le baccalauréat, durant l’Occupation, et ce, non seulement en reconnaissance de « l’effort de guerre» consenti par le continent noir; mais aussi afin qu’ils aient le libre choix de leurs études. Jusque là, tous les Africains étaient orientés d’office. Lorsque Ousmane Socé Diop, auteur de «Mirages de Paris et «Karim » fut reçu au premier certificat de Licence ès-Lettres, les autorités françaises le menacèrent de supprimer sa bourse et de le renvoyer au Sénégal. A l’exception de Joseph Kâ, sorti médecin-lieutenant de Lyon et major de sa promotion, jusque là les «médecins africains» formés en Afrique n’avaient pas la possibilité de poursuivre leurs études.
Dans son ouvrage Nation et Voie africaine du Socialisme, L.S.Senghor trace les grandes lignes de sa vision politique pour l’Afrique. Se fondant sur les principes communautaires qui régissent les sociétés africaines, Senghor élabore la théorie du socialisme africain qui se départit du socialisme européen et met surtout l’accent sur l’esprit d’entraide et le sentiment communautaire.
En quittant de son plein gré le pouvoir, en 1980, pour céder le flambeau à la relève, Senghor démystifie la notion même de pouvoir et crée un précédent unique dans les annales de la politique africaine. Le poète Haïtien René Depestre auteur de Bonjour et Adieu à la Négritude (1980) qui avait tant fustigé sa philosophie de la Négritude faisait amende honorable à l’UNESCO en déclarant:

«Ce sage retrait de la scène politique me fascina. Il me donna aussi à réfléchir. Je devais réévaluer les approximations que j’avais autrefois alléguées contre la négritude senghorienne. Mon erreur de jugement, ce fut de mesurer le magistère intellectuel de Senghor uniquement à l′aune des dogmes de ma tribu ».(8)  » de petit matin pour L. S. Senghor « , in Présence Senghor-90 écrits en hommage 90 ans du Poète-Président, Editions Unesco, Profils, Paris, 1997, p.41).

Senghor aimait affirmer « je suis tombé en politique par effraction». J’ai toujours voulu n’être qu’un «professeur et un poète». En effet, durant l’hivernage de 1945, Senghor se rend au Sénégal pour entreprendre des recherches sur la poésie sérère. Me. Lamine Guèye le persuade de briguer le mandat de député. Senghor est élu (1945) au parlement français et soutient la Loi Lamine Guèye qui accorde la nationalité française à tous les habitants des colonies. Jusque-là, seuls les ressortissants des 4 communes: Dakar, St Louis, Gorée et Rufisque jouissaient du titre de citoyens français. A la suite du Discours du Général de Gaulle à Brazzaville le 30 janvier 1944, «L’Union française » est officiellement crée par la constitution de 1946, en hommage à la fidélité de l’Afrique à la « France Libre». Il s’agissait de rassembler les états francophones dans un ensemble culturel et politique sous la houlette de la France tout en favorisant leur autonomie. Un an plus tard, Senghor, avec l’aide de Mamadou Dia, crée son propre parti : le Bloc Démocratique Sénégalais (BDS) (1947-1956) et son journal «La condition humaine ». «Député des paysans», il bat la campagne et s’allie le monde rural et les confréries religieuses. Senghor triomphe aux élections de 1951. De 1945 à 1955, il est député au parlement français, représentant les colonies au Grand Conseil de l’AOF. En 1955, il est nommé Secrétaire d’État. Il mène plusieurs combats en faveur des Africains. Il s’élève contre le travail forcé et le système «d’indigénat» auquel étaient soumis tous les «sujets» français et parvient avec feu Houphouët Boigny à son abolition. Il fustige la «balkanisation» de l’Afrique c’est-à-dire; le vote de la Loi-cadre, par le Parlement français, qui découpait l’Afrique en une douzaine de républiques. Cette balkanisation est aujourd’hui à la base de conflits ethniques. En 1956, Senghor est élu maire de Thiès dont il était le conseiller territorial. De mars 1955 à février 1956, il est Secrétaire d’État à la Présidence du Conseil, dans le gouvernement français, et membre de l’Assemblée Constituante de l’Europe. Il développe sa thèse de former une communauté entre la France et les colonies en les regroupant au sein des deux grandes fédérations de l’AOF (Afrique Occidentale Française) et A.E.F. (Afrique Équatoriale Française). A la suite du référendum de 1958, les pays africains votent « oui » à la Communauté française à l’exception de la Guinée qui dit massivement «non», le 28 septembre de la même année.

« Le Oui de l’Afrique noire, est avant tout un oui à l’unité négro-africaine, à l’ indépendance, à l’ association avec la France » (9)

En octobre 1959, le Sénégal accède à l’autonomie dans le cadre de la Communauté française. Senghor est élu représentant du Sénégal au sénat de la Communauté. Auparavant, il se réconcilie avec Me. Lamine Guèye et ils fusionnent leurs partis pour donner naissance à l’UPS (Union Progressiste Sénégalaise), l’ancêtre du PS (Parti Socialiste). 1960 presque tous les états sortent de la communauté et sont indépendants.
Durant l’éphémère fédération du Mali (juin 1960-août 1960), Senghor occupe le 3e rang en tant que Président de l’Assemblée Nationale, du 4 avril 1960 au 21 août 1960. Après l’éclatement de la Fédération du Mali (Sénégal-Soudan), le poète Senghor est élu Président de la République, le 5 septembre 1960. À la suite d’un conflit, en 1962, le président se sépare de son compagnon de lutte, Mamadou Dia, et le fait incarcérer durant douze ans. Il le gracie en 1974.

Senghor institue un régime présidentiel fort. La grève des étudiants en 1969 fait partie des ombres de son pouvoir. Il incorpore les récalcitrants dans l’armée nationale, certains sont exclus des établissements scolaires et universitaires, d’autres sont emprisonnés, (1975) c’est le cas de Landing Savané, actuel ministre-conseiller. L’un d’entre eux Oumar Blondin décède en prison. Une partie de l’opposition est bâillonnée. Cheikh Anta Diop, l’auteur de Nations nègres et cultures est écarté des cénacles politiques et culturels du pays. En 1974, Senghor annonce une ouverture démocratique en instituant le multipartisme. Il reconnaît certains partis d’opposition dont Le PDS de Me. Abdoulaye Wade, l’actuel président.
Le 31 décembre 1980, le président Senghor annonce à la nation qu’il démissionne de ses fonctions de Chef d’État et de Secrétaire général du parti de l’Union Progressiste Sénégalaise pour se consacrer aux arts et à la culture. Son départ volontaire est considéré comme un symbole dans toute l’Afrique et surtout comme le début d’une nouvelle ère politique. Il a marqué ainsi les premiers jalons de la démocratie en Afrique.

Au-delà des divergences qui l’ont opposé à ses adversaires et des limites de son action, toute la classe politique lui a rendu un hommage sincère. Ainsi, Mamadou Dia, son ancien compagnon de lutte, a fait lire ses condoléances à la télévision et M. Mahjmout Diop a déclaré à la presse : «Senghor, n’était pas mon ami, mais Mon Dieu pardonne lui. »(Le Soleil.26.12.2001). Le devoir de vérité exige aussi que les ombres soient mentionnées. Elles ne ternissent en rien l’action de l’homme de culture respecté par toutes les franges de la société. Le poète a su transcender ses hauts et ses bas et trouver refuge dans la poésie.

SENGHOR, L’HUMANISTE

Nous célébrons l’humaniste qui a métamorphosé ce petit pays, le Sénégal, en une terre de culture, de tolérance et de paix, respectée et appréciée dans le monde entier. Le pays du président-poète, cette étiquette nous la devons à Léopold Sédar Senghor qui a conduit les rênes de l’état durant deux décennies et a marqué la vie culturelle de son empreinte indélébile.

Sous l’ère senghorienne, les artistes en tous genres ont vécu leur heure de gloire. Senghor a promu le développement des Arts et Lettres. Tous les secteurs artistiques ont bénéficié de sa protection, de la création littéraire aux arts plastiques et artisanaux. Il a créé le théâtre Daniel Sorano en remplacement du Théâtre du palais, mis sur pied la Maison des Arts où les cours de solfège, d’art dramatique, d’instruments de musique de danse classique étaient donnés gratuitement, contrairement à l’ancien conservatoire national réservé à une élite en mesure d’offrir à sa progéniture un tel luxe. En architecture, il a prôné le parallélisme asymétrique. Le poète a fondé le Musée Dynamique qui abrite actuellement le siège de la Cour de Cassation. Il a ouvert Mudra-Danse qui formait des ballets africains sous la houlette de Germaine Acogny, crée le Commissariat Général aux Expositions d’Arts à l’Etranger et les Manufactures des Tapisseries à Thiès, ouvert la Galerie Nationale d’Art, développé les bibliothèques dans les centres ruraux et mis en place le patrimoine culturel qui recensait les œuvres d’art du pays et celles qui se trouvaient dans les ambassades.

Toutes les manifestations culturelles à l’époque de Senghor (1960-1980) : colloques, tables rondes, conférences et le point culminant « Le Festival des Arts Nègres », en 1966, ont transformé ce petit pays, le Sénégal en terre de culture : « La Grèce Noire » comme il l’appelait lui-même. Il a donné à ses concitoyens le goût des Belles-lettres, de la maîtrise de la langue et des joutes oratoires. L’académicien fut un ardent défenseur des néologismes qui reflètent une réalité typiquement africaine. Ainsi les africanismes « primature » (service du Premier Ministre). « La gouvernance »: siège du gouverneur régional), «cadeauter » (faire un cadeau) «station-essence » (station-service) sont entrés dans le lexique français.

Nous célébrons l’humaniste qui a conféré au dialogue des cultures une signification profonde dans ce pays où chrétiens et musulmans marchent la main dans la main. À l’heure où les fanatiques transmettent une image caricaturale de la religion du prophète Mohamed (P.S.L.), le Sénégal demeure un exemple de cohésion interreligieuse et pacifique. L’Homme d’État a contribué au brassage ethnique doublé d’une tolérance interconfessionnelle. C’est l’un des rares pays au monde où l’enseignement catholique accueille la majorité musulmane.
C’est également à Senghor que l’on doit la laïcité de l’État. Catholique fervent, il a présidé aux destinées de la nation dans un pays à majorité musulmane à 95%. Il n’a jamais favorisé ni son ethnie ni les confessions religieuses de sorte que le Sénégal a pu être épargné par les conflits ethniques et religieux. Le système d’internat qu’il avait institué, avait non seulement favorisé le brassage scolaire et la confrontation intellectuelle, mais aussi il a forgé l’actuelle élite du pays sur le plan politique.

Maître, vous avez mérité de l’Histoire un jugement positif. Votre vie, votre œuvre, votre caractère commandent le respect et l’admiration. L’histoire reconnaîtra en vous un pionnier de taille qui a légué à la postérité une œuvre littéraire et un vécu humaniste exemplaires. La vie sobre que vous avez menée au crépuscule de votre vie témoigne de votre détachement pour le matériel. Seule la richesse spirituelle et intellectuelle réjouissait votre âme de Poète.

Nous rendons hommage au président-poète qui, au travers de nombreux écueils, a su affirmer l’identité culturelle de toute une race et redonner une fierté et une dignité à l’Afrique et à la Diaspora noire. Notre modeste témoignage se veut le reflet de notre respect et de notre reconnaissance envers le Poète.

LE TESTAMENT LITTÉRAIRE DE SENGHOR

En raison de son état de santé, Léopold Sédar Senghor n’avait pas pu présenter sa communication à L’UNESCO, lors de la commémoration de son 90e anniversaire. Dans son message vidéo, il avait retracé les grandes lignes de sa philosophie, à savoir :

1. La Négritude
2. La francophonie
3. Le métissage culturel

«En regardant derrière moi, je demeure plus que jamais convaincu que le métissage culturel est un idéal de civilisation»

Il avait notamment déclaré :

„Or donc, j’ai toujours rêvé de concilier Francophonie et Négritude. Ce rêve est maintenant une réalité. Il peut aujourd´hui le devenir davantage. Les fantastiques progrès de la science et de la technologie ont mis entre les mains des hommes et des peuples des instruments de communication qui les rapprochent un peu plus les uns des autres, pour peu qu ils en manifestent le désir. C’est le grand défi du monde actuel. Je sais aussi que c’est le défi que se lancent á elles-mêmes Francophonie et Négritude. Il est d’autant plus nécessaire de le relever que nous sommes dans „l’ère du monde fini“ pour parler comme Paul Valéry, qu’il s’agit, dans ce monde bouleversé et transformé, d’exprimer nos différences et d’y faire triompher la dignité, la justice et la liberté, qui, ensemble, constituent le fond de notre idéal commun. “

Faisant appel aux valeurs républicaines, le poète avait adressé aux autorités françaises, un appel à la tolérance. Aujourd’hui où des milliers d’émigrés Africains sont menottés et brutalement refoulés manu militari en plein désert du Sahara, son appel s’adresse aux pays frères, et à toute l’Europe qui transforme ses frontières en un véritable bastion de fils barbelés.

«Que la France reste accueillante aux autres selon sa tradition et dans le cadre de ses lois. Et qu’elle reste le foyer irradiant de la Francophonie.»

Visionnaire, le président-poète avait abordé le thème de la femme et de l’enfant, une des préoccupations majeures de la société à l’heure où la violence contre les femmes et la pédophilie prennent une ampleur inquiétante. Le Poète devait déclarer:

«La dignité, une revendication éternelle de l´homme, de la femme et des peuples. Elle prend en ces temps, une dimension nouvelle. Le respect des Droits de l’homme est non seulement devenu une exigence personnelle et collective, mais il fait partie des conditions de la coopération internationale. Le droit de la femme à l’instruction est une nécessité absolue à son propre épanouissement comme au développement. La protection de l’enfant s’impose plus que jamais. Nous ne disions pas autre chose, Césaire, Damas et moi, il y a quelque soixante-cinq ans, lorsque nous lancions le mouvement de la Négritude et que nous revendiquions, pour les peuples noirs, la reconnaissance de leur personnalité, en un mot de leur dignité.“

Faisant allusion à la crise économique qui secoue le monde et à l’appauvrissement des sociétés africaines, le poète a continué en ces termes:

„Mais au seuil du troisième millénaire, une autre revendication habite deux-tiers de l’humanité: celle d’une plus grande justice dans le partage des richesses. Certes, l’économie doit être gérée dans la rigueur et la vertu. Mais elle ne doit pas ignorer l’être humain, son génie, ses capacités, son mystère. Il est au cœur de toutes choses, de sa réalisation individuelle comme au développement de la communauté et de la nation. Gérer dans la rigueur ne doit cependant pas empêcher de réduire la misère et la pauvreté. Tout au long de mon action publique, mon seul objectif fut d’associer ces impératifs apparemment contradictoires mais en réalité très complémentaires. Solidarité et partage, justice et dignité: des mots qui claquent comme pour nous appeler tous à nos devoirs.

(Toutes les citations sont tirées de cf. «Message de Léopold Sédar Senghor»à l’occasion de la célébration à l’UNESCO de son 90 ème anniversaire. Paris 18.10. 1996)

SA DERNIÈRE PUBLICATION: « La Rose de la Paix »

Le titre du livre est tiré d’un poème de William Butler Yeats «The Rose of Peace »

«Et Dieu ordonnerait que sa guerre cessât,
Disant que toutes choses étaient bien,
Et doucement ferait une paix de rose,
Une paix du Ciel avec l’Enfer » p. 28

Ce recueil de poèmes est le fruit d’un travail de longue haleine: la traduction en français de poèmes anglais mis en vers par le président poète. Senghor-traducteur est la dernière facette que l’homme de culture lègue au monde littéraire. Entre 1967 et 1977, il a traduit près de soixante-dix œuvres de poètes des 19e et 20e siècles. Ils ont pour nom : Gerard M. Hopkins, Thomas S. Eliot, Willian B.Yeats et Dylan Thomas, soit la totalité de « The Wreck of Deutsch land » (Le naufrage du Deutschland) un poème de 35 strophes de Hopkins et «The Waste Land » La terre vaine) d’Eliot :

« La Terre vaine
Car j’ ai vu de mes yeux la Sibylle elle-même
à Cumes,
Penchée sur une petite amphore, et comme les
Enfants lui disaient :
« Sibylle, que veux-tu ? Elle répondait : Je veux
mourir»
Pour Ezra Pound
Il milgrior fabro »

Afin de redonner à ces poèmes toute leur splendeur dans la langue de Racine, Senghor s’allie les services d’un «native-speaker », Mr. Amery, Directeur de l’institut britannique, chargé d’enseigner l’anglais aux ministres et députés sénégalais. Durant dix ans, les deux hommes entretiennent une étroite collaboration. Pour Senghor, cet exercice représentait une «agréable, mais fructueuse récréation» au milieu de ses activités, car il n’avait jamais eu l’intention de les publier. Sur initiative de M. Alan Furnes, ambassadeur de Sa Majesté Elisabeth II dans les années 90, et avec l’accord du Président, les poèmes qui se trouvaient encore entre les mains de M. Amery ont pu être publiés. Nous sommes redevables à
M. Amery de conserver des copies de ces traductions. Grâce aux conseils avisés de ce dernier, Senghor traduit d’abord deux sonnets de Hopkins « No Worst » et « My own Heart »

« My own Heart
Mon cœur à moi, que j’en prenne un peu plus pitié ; que
Je vive triste en moi-même, désormais gentil.
Compatissant; que je ne vive pas ce tourment de l’esprit
Avec ce tourment de l’esprit me tourmentant toujours» p. 145

En 1970, il commence à traduire « Wreck of Deutschland » (le Naufrage du Deutschland) de Gerard Manles Hopkins (1844-1899) paru en 1918. Hopkins, prêtre jésuite, a composé une ode qu’il a dédiée à la mémoire des 5 sœurs franciscaines, qui se trouvaient à bord du bateau, en partance pour l’Amérique. Elles furent exilées par les lois Falck et noyées entre minuit et le matin du 7 décembre 1875. (Une erreur s’est glissée dans la dédicace de Senghor qui donne 1975 au lieu de 1875. p. 146)

Le naufrage du Deutschland repose sur un événement historique qui avait fait la une de la presse britannique et allemande. Le 7 décembre 1875, le bateau à vapeur allemand est pris dans une tourmente de neige et fait naufrage non loin de l’embouchure de la Tamise. Durant la catastrophe, l’une des religieuses, d’une stature imposante et animée d’une foi ardente incite ses compagnes à ne pas fléchir. Debout, elles invoquent à haute voix le Seigneur, crient le nom du Christ jusqu’ à ce que les vagues les emportent. Ému par une telle tragédie, Hopkins a écrit cette ode durant son séjour dans le nord de la Cornouailles. Le long poème renferme de nombreuses allusions bibliques et frappe par la force des images et des mots. La symbolique du récit se résume en quelques mots : la puissance de Dieu sur la nature et l’homme, et l’échec de l’être humain depuis le péché originel comme le suggèrent les premiers vers

Le naufrage du Deutschland
« Toi qui me domptes
Dieu! Qui donnes le souffle et le pain ;
Grève du monde, mouvement de la mer ;
Seigneur des vivants et des morts »
(p. 146)

Ce travail de traduction concrétise la pensée senghorienne qui se veut une ouverture sur le monde, « une ceinture de mains fraternelles », comme l’indique le fronton de sa fondation à Dakar. Le poète se reconnaît dans toutes les communautés, car, à la limite, elles partagent les mêmes expériences humaines. Senghor donne ainsi vie au dialogue de cultures qu’il a tant prôné.

LES OBSÈQUES NATIONALES À DAKAR

« Les morts ne sont pas morts. Ceux qui sont morts ne sont jamais partis. » Birago Diop

Dès l’annonce du décès de l’ancien Président de la république, l’actuel Chef de l’État a décrété un deuil de quinze jours, qui a été largement suivi dans tout le pays et par toutes les communautés. Le cercueil de Senghor exposé le 28.12.2001 sur le parvis de l’Assemblée nationale a réconcilié tout un peuple. Drapés dans leur dignité et leur douleur, hommes, femmes et enfants de toutes ethnies, religions et tendances politiques se sont inclinés en silence devant la dépouille mortelle du Père de la Nation.

Dès les premières heures de la matinée, le peuple avait pris d’assaut la place Soweto où de longues files s’étaient formées afin de rendre hommage à l’ancien chef d’état. La foule venue de tous les horizons: de la brousse, des centres urbains les plus reculés et des pays amis, a attendu patiemment durant des heures afin de rendre hommage à ce grand fils d’Afrique. L’émotion et la douleur étaient à ce grand rendez-vous. À plusieurs reprises, la Croix-Rouge a eu à intervenir pour relever ceux qui s’évanouissaient devant le sarcophage. Elle a dû également aider des personnes du troisième âge qui avaient tenu à se déplacer, tel l’ancien Président de l’Assemblée nationale et écrivain, Amadou Cissé Dia (La mort de Lat Dior), l’un des derniers compagnons du président défunt.

Le pays tout entier, enveloppé dans un pudique voile de deuil, a réservé des funérailles dignes au Président-poète. Bien qu’affligées, toutes les personnes présentes au portes de l’assemblée ont fait preuve d’une grande retenue, d’un respect profond et d’un recueillement silencieux. Ce n’est que tard dans la nuit que la procession a pris fin pour permettre à tous ceux qui étaient venus de s’incliner devant le cercueil du Père de la Nation.

« On nous tue, mais on ne nous déshonore pas ». L.S.S.

Cette citation de Senghor qui est aujourd’hui la devise de l’armée nationale, reflète également les sentiments du peuple qui a voulu honorer le retour au pays natal d’un digne fils :

Le retour de l’enfant prodigue

« Et mon cœur de nouveau sur les marches de la haute demeure
Je m’allonge à terre à vos pieds, dans la poussière de mes
Respects
A vos pieds, ancêtres présents, qui dominez fiers la grande
Salle de tous vos masques qui défient le Temps[. ..]
Paix paix et paix, mes Pères sur le front de l’Enfant prodigue »

HOMMAGE DES POPULATIONS ÉPLORÉES

Devant l’Assemblée nationale, nous avons recueilli le témoignage de son peuple. Nous avons tenté de savoir quelles motivations poussaient les populations à faire la queue durant des heures et quelle était leur image de Léopold Sédar Senghor, le président-poète.
Nombre d’entre elles ne l’ont pas connu. Pourtant, tous ont attendu patiemment afin de rendre hommage au premier Président de la République.

Étudiantes de l’université de St. Louis:
Nous n’étions pas nées quand Senghor a quitté le pouvoir, mais à l’école nous avons appris ses poèmes et appris tout ce qu’il a fait pour notre pays. Nos aînés nous ont beaucoup parlé de lui. C’est comme si c’était une histoire qu’on nous racontait et maintenant, nous voulons cultiver le récit et concrétiser tout ce que l’on nous a dit en le voyant au moins dans son cercueil. »

Un homme d’un certain âge:
« Je viens dire adieu à mon Président. Je l’ai connu quand j’étais à l’école primaire. C’était un grand homme, un symbole d’unité, un humaniste, un père et un grand-père. »

Une enseignante:
Cela fait six heures de temps que j’attends. Mais s’il le faut, j’attendrai même toute la nuit, car Senghor a beaucoup fait pour le Sénégal. C’est lui qui a écrit notre hymne national. Il a constitué les couleurs de notre drapeau, et surtout il a développé le concept de négritude. C’est ce qui m’a beaucoup marquée. Lorsqu’il était en France, Léopold Sédar Senghor a vu que les Français ne pratiquaient pas ce qu’ils nous apprenaient et c’est là qu’il a compris qu’il était un Africain, un Sénégalais et pas un Gaulois. Que le Tout-Puissant l’accueille dans son paradis!»

Une Maman :
Nous l’aimions beaucoup. Nous avons beaucoup de détresse et nous sommes venus présenter nos condoléances. Que la terre lui soit légère et qu’il aille directement au paradis !»
Un homme d’âge mûr :
Senghor était un grand homme, un unificateur. Il nous a appris la tolérance. Grâce à lui, nous vivons une situation paisible au Sénégal entre chrétiens et musulmans. Qu’il repose en paix ! »

Un grand-père :
Cela fait trois heures que j’attends, car je tiens à rendre hommage à mon président, il le mérite. C’est comme un parent pour moi. Voyez mon chapelet, c’est pour lui que je prie depuis que j’ai appris son décès .Que le Tout-Puissant l’accueille parmi ses élus !»

Un étudiant en lettres :
« Qu’est-ce que la Négritude chez Senghor? Est-ce seulement un désir assimilationniste ? Non, mais c’est de l’enracinement et de l’ouverture d’abord et ensuite ce qui lui est très cher, à savoir, la construction de la civilisation de l’Universel. Il a essayé de prôner le nouveau citoyen du monde que doit être le Négro-Africain. Le Négro-Africain doit être un citoyen du monde et non plus un nègre asservi, complexé. Il n’y a pas de complexe à s’ouvrir à l’autre afin d’être enraciné. J’attends depuis maintenant trois heures de temps, s’il faut attendre plus longtemps, je le ferai, car le Sénégal, l’Afrique vient de perdre un grand homme. »

LA VEILLÉE POÉTIQUE

« Que m’accompagnent Koras et balafons
Que m’accompagnent woi (chants) et ritis (violon monocorde serer) “

Ces vers du Président-poète ont été largement exaucés par la communauté artistique qui a rendu un vibrant hommage à l’homme de culture, lors de la veillée poétique organisée au théâtre Daniel Sorano. La veillée a eu lieu sous la présidence effective du ministre de la Culture, M. Amadou Tidiane Wone, et des membres du gouvernement, dont M. Basile Senghor, ministre de la justice et neveu du défunt. Elle avait été précédée d’une marche funèbre. Bougies en mains, les participants ont suivi le cortège qui a ramené la dépouille mortelle de France jusque devant l’Assemblée nationale.

La veillée a débuté par une procession silencieuse d’artistes qui ont traversé la salle avant de monter sur la scène. Puis la Diva de la chanson sénégalaise, Yandé Coudou, qui a animé tous les meetings de l’ancien président depuis 1950, a entonné l’hymne qu’elle lui a consacré. De sa voix mélodieuse, elle a chanté le Lion Sérère et fait monter l’émotion que tout un chacun a ressentie. Les lutteurs sérères, ethnie du chantre de la Négritude, ont recréé l’ambiance des séances de luttes «back », des garçons et celles de danse de jeunes filles qui parsèment la poésie du Père de la Nation. Les divers groupes ethniques, tels les Diolas, les cousins à plaisanterie des Sérères, ont, selon leur tradition, loué le défunt par des chants et des danses réservés aux rois lorsqu’ils se retirent dans l’éternité. Concerts de koras et de tams-tams entrecoupés de mélopées sur air de « riti » (violon sérère) ont enveloppé la salle d’une atmosphère féerique. Le chœur de chanteuses wolofs a repris sur un ton émouvant la version « suma doom »„ (mon enfant) remaniée, consacré à Philippe. Plusieurs orateurs se sont succédés pour déclamer des vers, entre autres, le ministre de la culture, Amadou Tidiane Wone qui a récité le poème «Elégies pour Philippe-Maguilen » son ami et condisciple au lycée et à l’université de Dakar.

«Elégie pour Philippe-Maguilen Senghor»

On l’a baigné pour les noces célestes, parfumé frais de vétiver
Allongé son corps long dans une bière de bois précieux.
Des jeunes gens ses camarades l’ont soulevé, porté sur leurs épaules hautes.
Sous les fleurs du printemps, les chants comme des palmes,
son peuple lui a fait cortège.
Tout son peuple tressé en guirlandes serrées.
Les prêtres et les marabouts, les employés les ouvriers, les délégations des nations amies
Les notables bien sûr; je dis voici le Sénégal montant des
profondeurs:
Les paysans, les pêcheurs les pasteurs, et toute la Jeunesse
Qui se dit sans couture
De Bakel à Bandafassy, de Ndialakhar et Ndiongolor jusqu’au Cap Rouge.
Et tout au long des rues en pleurs, des noires avenues
prostrées sous le soleil de juin
La jeunesse pieuse, le portant sur son cœur, comme une médaille d’or vert“.

M. Amadou Tidiane Wone, ministre de la culture s’est remémoré ces instants émouvants au cours d’un entretien que nous avons eu avec lui :
« Des jeunes gens ses camarades l’ont soulevé porté sur leurs épaules hautes. »
« Je faisais partie de ceux qui ont porté le cercueil de Philippe dans l’église». Senghor cisèle sa douleur dans des mots. Pour nous qui avons connu Philippe, le poète a décrit de façon sublime nos sentiments. Je pense que les poètes ont une manière de dompter la douleur et de nous en transférer une partie pour la partager avec nous et se la rendre plus légère. [..]. Je pense que l’homme politique Senghor a éclipsé le poète. Le poète va reprendre sa revanche sur l’homme politique. Je constate qu’aujourd’hui, dans les quotidiens de Dakar, les gens versent dans la poésie pour lui rendre hommage. La douleur serait-t-elle révélatrice des germes du poète qui sommeillent en chacun de nous? N’est-ce pas en ces moments de grandes douleurs que des vers nous viennent à l’esprit ? La poésie serait-elle la version sublime de la douleur ? Je m’interroge sur toutes ces questions en regardant la trajectoire des grands poètes du monde. Il semble que ce sont des âmes torturées, très sensibles qui perçoivent la tragédie de la condition humaine. Et elles restituent de manière si sublime les vers qu’elles nous offrent à lire. Senghor, le poète, va survivre et supplanter l’homme politique ».

(P.H.F. «A Bâtons rompus avec Amadou Tidiane Wone» www.Afrology.com, www.Afrikreal.de, www.arts.uwa.edu.au/MotsPluriels.html (university of Perth -Australia)

Un groupe de rappeurs composé essentiellement de jeunes filles ont déclamé «Femme nue, femme noire» en version moderne. Des extraits de Chants d’Ombre, Hosties Noires, Nocturnes, Lettres d’Hivernage ou Elégies majeures ont retenti en français, wolof, serer dans ce haut lieu. Imitant la voix du président, L.S. Senghor, Serigne Diaz Gonzales n’a pas pu achever la récitation de Chants d’Ombre et a éclaté en sanglots. Plus de 500 artistes se sont mobilisés pour faire de cette veillée, un spectacle grandiose à la mémoire de celui qui avait mis la culture à l’honneur. Cette soirée mémorable demeurera gravée en lettres d’or dans les annales de la communauté artistique.

LA CÉRÉMONIE RELIGIEUSE ET REPUBLICAINE

In pace ad mortem (qu’Il repose en paix !)

Cette veillée a été suivie le lendemain des obsèques à la cathédrale de Dakar. L’église catholique a célébré dans le recueillement, les funérailles du Père de la Nation sous la direction de l’archevêque de Dakar, Mgr. Adrien Sarr et une centaine de prêtres. Conformément aux vœux du défunt, la messe a été célébrée en latin, en wolof, sérère et français, afin de respecter «l’esprit d’enracinement et d’ouverture » du poète.
Devant le parvis de la cathédrale, le cortège a été accueilli par les prêtres traditionnels sérères qui ont accompli les rites funéraires d’usage conformément à l’héritage culturel du président défunt. Les musulmans ont récité la Fatiha, mains tendus vers le ciel, tandis que les chrétiens ont égrené leurs chapelets et dit le rosaire. De toutes parts fusaient des bénédictions pour le défunt. Au cours de la cérémonie républicaine, le Chef de l’État a rendu un hommage émouvant.

« J’ai été son adversaire, mais malgré tout son admirateur. Il m’a donné la possibilité d’exprimer mes idées. » Abdoulaye Wade

Le Président Wade a retracé le parcours politique en mettant l’accent sur la vision que son prédécesseur avait de l’Afrique. Il a conclu en ces termes:

« Un homme d’une telle dimension n’appartient plus au Sénégal, il appartient à toute la race noire qu’il a su chanter. Il est le symbole de l’universel, de la non-discrimination, de l’antiracisme».

Après l’hommage de la république, le catafalque drapé des couleurs nationales s’est ébranlé vers sa dernière demeure. Le président Léopold Sédar Senghor a été ensuite inhumé au cimetière catholique de Bel-Air dans la plus stricte intimité. Il repose auprès de son fils, Philippe-Maguilen.

Conclusion

L’illustre Poète a donné à la littérature africaine ses lettres de noblesse et il lui a assuré une place de choix dans la Francophonie et dans le monde entier. Son dévouement à la cause des Arts et Cultures Nègres a assuré leur rayonnement universel et la reconnaissance qui leur est due dans le concert des nations.
Léopold Sédar Senghor, figure de proue du monde noir, laisse à l’Afrique et à la Diaspora un trésor culturel en héritage Il revient à tout Africain de le faire fructifier afin que la dignité de l’Homme Noir soit respectée dans le monde entier.

Dr. Pierrette Herzberger-Fofana
Grand Prix du Président de laRépublique pour les Sciences. Dakar 30.6.2003 Conseillère municipale. Erlangen
Pierrette.Herzberger-Fofana@sz.phil.uni-erlangen.de


Remarques :

1 : Léopold Sédar Senghor „L’Accord Conciliant“. Börsenverein des Deutschen Buchhandels. Francfort am Main. 22.9.1968. p. 45
2: Communication personnelle d’anciens combattants de guerre. Dakar septembre 2004 et septembre 2005.
3 : Jacques Chevrier Littérature nègre. Paris: Hachette 1984 p.76
Janet G.Vailland Black , French and African. A Life of Leopold Sedar Senghor. Cambridge/Mass., London: Harvard University Press, 1990. “As soon as the Germans had taken Senghor s unit prisoner, they pulled the
4 : Les résistants de la première heure Joséphine Baker, décorée de la Légion d’ honneur par le Général
de Gaull.e
Dominique Mendy, résistant sénégalais décédé au camp de concentration de Neuengamme
Décoré de la Légion d’honneur (cf. www. P.Herzberger-Fofana. Dominique Mendy :
www.grioo.com)
Isidore Alpha.Résistant antillais, décédé au camp de concentration de Wöbelin.
Raphaël Elizé, le maire martiniquais de Sarthe sur Sablé,(1929-1944) est décédé au camp de
concentration de Buchenwald
5 : 90ème anniversaire de Léopold Sédar Senghor à L’ UNESCO.Paris 18.10. 1996
6: Leo Frobenius. Afrikas Kulturgeschichte. Zürich 1936. Reprint Wuppertal
Ed.Peter Hammer 1997.
Leo Frobenius. Histoire de la civilisation Africaine. Paris : Gallimard 1936
Le destin des Civilisations. Paris : Gallimard 1940
L.S. S.«Enfin Frobenius vint! Mais quel coup de tonnerre, soudain, que celui de Frobenius !…Toute l’histoire et toute la préhistoire de l’Afrique en furent illuminés jusque dans les profondeurs. Et nous portons encore, dans notre esprit et dans notre âme, les marques du maître, comme des tatouages exécutés aux cérémonies d’initiation dans le bois sacré» L.S. Senghor :Liberté III.p. 392.

7: «Die Schärfste Klinge» (la lame tranchante) Ce prix d’honneur de la ville de Solingen près de Düsseldorf est décerné aux personnalités qui marquent leur engagement en utilisant une langue spécialement élégante dans la forme et le fond au service de la paix. Jusqu’à ce jour, seules huit (8) personnalités ont reçu le prix. L.S. Senghor. fut le 3e lauréat.

8: René Depestre. « Parole de petit matin pour L.S.Senghor. in : Présence Africaine-90 écrits en hommage aux
90 ans du poète-Président, Ed. UNESCO, Paris, 1997, p.41
9: Léopold Sédar Senghor. Liberté 2- Nation et Voie africaine du socialisme. Paris : Seuil 1971.

Bibliographies

Stanislas Adotévi Négritude et Négrologues. Bègles : ed. Le Castor Astral 1972, Paris : ed. Union Gnérale D Edition 1972.
Sylvia Washington Ba. The concept of Negritude in the Poetry of Leopold Sedar Senghor. Princeton: Univ.Press
1973.
Boughali Mohamed Hommage au Président Léopold Sédar Senghor . Faculté des lettres et des sciences humaines de Marrakech, 1998. 193 p
Jacques Chevrier. Littérature nègre. Paris: Hachette 1984
Mamadou Dia . L’œil du Patriarche. Dakar : ed. Grenier du Patriarche 2004.
Lamine Diakhaté. Lecture Libre de « Lettres d’Hivernage » et « d ‘Hosties noires ». Dakar :
Nouvelles Editions Africaines 1976, 70p.
Cheikh Anta Diop Nations Nègres et Cultures. Paris : Présence Africaine 1960
René Depestre Bonjour et Adieu à la Négritude suivi de Travaux d’ Identité. Essai. Paris : R. Laffont 1980.
Fondation Senghor (ed.) Salve magister : Hommage au président Léoplod Sédar Senghor à l′occasion de son 90eme anniversaire (octobre 96)Dakar : Fondation Léopold Senghor , 1997, 118p.
Pierrette Herzberger-Fofana « Herzlichen Glückwunsch Herr Präsident! Zum 90. Geburtstag Leopold Sédar
Senghor“ Berlin: Afro- Look, 1997 , Nr. 24-25. p. 39-41.
Pierrette Herzberger-Fofana, Léopold Sédar Senghor, un pilier de la littérature africaine s’est effondré. In: www.afrique-souveraine.de 21. 12.2001,www.walf.sn.
Pierrette Herzberger-Fofana « À l’écoute d’Amadou Tidiane Wone. Ecrivain et Ministre de la Culture du Sénégal» in : www.arts.uwa.edu.au./MotsPluriels/Mp2202phf.html (université de Perth-Australie)
ibd. «À bâtons rompus avec Amadou Tidiane Wone. Écrivain et ministre de la Culture du Sénégal.». www.Afrology.com, www.Africatime.com, www.Afrikreal.de

Marie-Madeleine Marquet. Le métissage dans la poésie de Léopold Sédar Senghor. Dakar : NEA 1984.
Pius Ngandu Nkashama Négritude et poétique : une lecture de l œuvre critique de Léoplod Sédar Senghor
Paris : Harmattan 1992.
Jacqueline Sorel. Léopold Sédar Senghor: l’ émotion et la raison. St Maur : Sepia 1999.
Marien Towa Lépold Sédar Senghor : Négritude ou servitude. Yaoundé : CLE 1971
Présence Africaine. (ed.) Hommage à Léopold Sédar Senghor. Homme de culture. Paris : Présence Africaine
1976. 425p.
UNESCO (ed.) Présence Senghor : 90 écrits en hommage aux 90 ans du poète-président. Paris : Unesco, 1997,
G.Vailland Black, French and African. A Life of Leopold Sedar Senghor. Cambridge/Mass., London: Harvard University Press, 1990.

Œuvres de Senghor

1945 Chants d ‘Ombre, poèmes Paris: Seuil.
1947 Les plus beaux écrits de l’Union française (en collaboration) .Paris : ed.LaColombe
1948 Hosties noires,poèmes.Paris Seuil
1948 Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française: précédée de Orphée noir Par Jean-
Paul Sartre, Paris : PUF 1948, 1985,2001 227p
1949 Chants pour Naëtt. Poèmes Paris : Seuil
1953 La Belle Histoire de Leuk-le-lièvre (avec A. Sadji). Paris : Hachette
1956 Éthiopiques. Poèmes.Paris: Seuil .Postface. Comme Les lamantins vont boire à la source » du recueil « Ethiopiques ».
1961 Nocturnes. Poèmes.Paris : Seuil
1962 Pierre Teilhard de Chardin et la Politique africaine. Essai.Paris: Seuil
1964 Liberté 1.Négritude et Humanisme. Essai. discours, conférences Paris: Seuil
1971 Liberté 2. Nation et Voie Africaine du socialisme, discours, conférences Paris : Seuil
1973 Lettres d’Hivernage, poèmes. Paris : Seuil
1977 Liberté 3. Négritude et Civilisation de l’Universel, discours, conférences
1979 Elégies majeures, Poèmes.Paris : Seuil
1980 La poésie de l’Action, conversations avec Mohamed Aziza, Stock 1980
1983 Liberté 4. Socialisme et Planification, discours, conférences
1984 Discours de remerciement et de réception à l’Académie Française
1988 Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel Paris : Grasset, 1988
1990 Œuvre poétique : Paris : Seuil 1990
1992 Liberté 5: Le dialogue de cultures
2000 La rose de la paix et autres poèmes.Traduits de l’anglais. Paris : Harmattan 2000
Œuvre poétique renferme son œuvre poétique intégrale à savoir : Chants d’Ombre, Hosties noires,
Éthiopiques, Lettres d’ Hivernage, Élégies majeures et des « Poèmes perdus » qui furent conservés par son épouse429p,