LES DOSSIERS

La place et le rôle des œuvres d’art dans le développement africain

Cas du Congo-Brazzaville

Résumé

L’expérience des sociétés développées et celles qui émergent aujourd’hui confirme le primat de la culture sur le développement. En effet, la culture, dans son acceptation moderne est une appréhension du monde contemporain dont le savoir, la création et l’innovation sont des signes logiques du développement.

Par conséquent, la dualité culturelle issue de la colonisation en Afrique a freiné le déploiement des capacités créatrices des populations privées de leurs atouts culturels. Les artistes congolais par leurs oeuvres d’art contribuent à la réappropriation de l’identité culturelle étouffée par la colonisation et l’hégémonie culturelle occidentale.

Inventer le développement durable implique la construction d’une nouvelle vision culturelle. En fait la maîtrise culturelle libère les énergies créatrices du développement par la voie de l’art. L’art africain intègre les trois éléments de l’univers : la nature, l’homme et le divin. Il vise non pas l’individu isolé, mais l’homme intégré, profondément solidaire du groupe et de la communauté (L.S.Senghor 1969 ). La peinture et la sculpture qui sont des supports culturels très symboliques et porteuses des valeurs de travail sagesse de dialogue et contribuent efficacement au développement. L’État doit promouvoir une politique culturelle et artistique favorable au développement.

Introduction

Le concept du développement est présenté dans le rapport de Brundtland comme une combinaison de trois éléments suivants : l’économie, la solidarité et l’écologie. On peut observer que dans cette définition, il est omis un élément de grande importance, la culture. Un développement qui n’a aucune base culturelle activée par le feu de l’art ne peut logiquement être durable, quel qu’en soit le contexte.Frederick Antal (1887-1954)) dans « la peinture florentine et son arrière plan social au XlVème siècle et au début du XVème siècle » défend une approche de l’histoire de l’art qui est concomitante à l’histoire sociale. Il considère les œuvres d’art comme des mises en forme des facteurs socioéconomiques et culturels. A l’inverse, certains auteurs associent l’œuvre d’art exclusivement comme un objet de divertissement véhiculant une vision purement esthétique. Cette approche est celle qui domine dans la conception occidentale européenne de l’art. L’approche négro africaine combine les deux aspects dans la conception artistique : l’esthétique et l’utilité sociale (Check Anta Diop, 1979). Malheureusement cette vision de l’art et de la culture qui sous-tend le développement africain a été étouffée par la colonisation. Ainsi, la place et le rôle des œuvres d’art dans le développement ne peuvent s’envisager que dans cette approche, en tenant compte des valeurs relatives à la modernité. La valeur sociale semble-t-il, est plus conforme à la reconstruction des structures sociales communautaires.

Cette communication vise les objectifs suivants : montrer le rôle et l’importance de la contribution de la culture dans le développement (I) ; montrer l’impact des œuvres d’art sur le développement (II).

En nous basant sur les œuvres d’art réalisées au Congo (Brazzaville) comme la peinture, la sculpture principalement contenue dans l’art contemporain qui certes est le plus globalisant, nous avons axé notre méthodologie sur l’enquête et l’étude des monographies, des catalogues et des institutions publiques et privées concernées. L’objectif est de collecter les données et informations sur les conditions de création et de valorisation des artistes, le comportement de l’offre et la demande des biens artistiques. La population ciblée comprenait les peintres et sculpteurs, les ateliers d’art, les galeries, les musées implantés à Brazzaville en effectuant plusieurs passages. Les entretiens avec les artistes dans leurs ateliers ainsi qu’avec les distributeurs dans les galeries ont permis d’obtenir des éléments d’appréciation des œuvres d’art et leur contribution au développement.

La démarche comprend trois points : le premier montre l’importance de l’art dans le développement, le second aborde les relations entre l’art et l’économie du développement et enfin le troisième propose une nouvelle approche du développement africain fondé sur l’art. En conclusion, seront faites des recommandations pour une politique culturelle et artistique au service du développement.

1) Importance des œuvres d’art dans le développement

a) L’importance de l’art dans le développement humain

L’art est le ferment nécessaire qui conduit vers une réelle transformation de l’être humain et de son développement, car parmi les multiples voies de la connaissance, la voie artistique est la plus douce, et certainement la plus marquante et la plus durable (Kandinsky, 1989).

L’homme est par construction le siège de certains attributs, c’est-à-dire des qualités présentes comme la sagesse, l’amour, la bonté, l’intelligence, la beauté, la patience, etc. Les toiles de Mbueki Chantal, artiste évoluant au Congo, éveillent le sens de la beauté. L’émergence de ces qualités dans l’homme sollicite un apport effectif de l’art qui est le langage privilégié de la conscience. Cette capacité de pénétrer la conscience et de la transformer est la fonction authentique de la création artistique. L’œuvre d’art a le pouvoir de créer au sein de l’homme une résonance intérieure pour le déploiement de ses qualités intrinsèques. Ainsi les impératifs de perfection au niveau du créateur supposent l’existence des saines conditions psychologiques. Dès lors, s’impose une hygiène mentale due à la noblesse du métier d’artiste (Kandinsky, 1989).

Le public est séduit en peinture par la force de l’ouvrage, les yeux découvrent les beautés singulières qui génèrent la détente et l’instruction. Un tableau réconcilie avec la vie, il conduit à trouver un meilleur rapport avec le monde, ou simplement comme le dit Van Gogh, « un bon tableau est quelque chose de consolant ». De même que les objets visibles pénètrent l’esprit par les yeux qui sont les voies par lesquelles la conscience s’éveille à travers les ouvrages de peinture. Le rôle primordial du peintre est donc d’ouvrir ces voies et de les rendre agréables par la force de l’harmonie pour les besoins hautement fonctionnels de la conscience et du développement humain.

Le développement en termes d’efficacité est surtout dû à l’élévation qualitative des ressources humaines qui amènent le travailleur à une plus grande productivité. On peut élever la qualité du travail avec des loisirs féconds, c’est-à-dire des expositions d’œuvres d’art ayant un contenu éducatif important (1). Les œuvres d’art abstrait développent la réflexion et la créativité. Celles de Michel Hengo, artiste brazzavillois, par exemple la peinture « le destin » suscite la réflexion sur la vie et ses écueils. Or le développement dans toutes ses dimensions est nourri par la réflexion.

b) Promouvoir l’identité culturelle

Un autre aspect qui montre l’importance de l’art, est sa capacité à affirmer l’identité culturelle d’une nation ou d’une communauté. L’ethnobiologie, une science relativement récente, illustre l’influence du culturel sur la biologie à telle enseigne que « frustrer des populations de leur culture revient à compromettre leur équilibre vital et souvent leur survie ». Cette thèse a été confortée par l’un des participants au sommet mondial du développement durable : « dans un pays, on considérait que la préservation de la culture et la création d’une identité étaient des éléments constitutifs du sentiment de dignité humaine. Le sentiment d’appartenance à une communauté est important si l’on veut conserver une société saine et viable » (Colloque AUF, 2003). Chaque pays a tout intérêt à promouvoir son patrimoine authentique à travers les manifestations culturelles et populaires pour stimuler profondément la conscience collective, et assurer la cohésion sociale. Les décideurs veilleront à la création d’un cadre culturel intégré et intégrateur sans omettre les apports extérieurs en vue d’enrichir sa propre culture tout en incorporant les éléments nouveaux. Ensuite, ils doivent penser à créer des “institutions pertinentes et efficaces qui soient à la fois ancrées dans l’authenticité et la tradition et ouvertes à la modernité et au changement », dans le but d’activer la confiance en soi de la nation et éviter la fragmentation sociale entre les élites et la majorité démunie. En vérité, « si nous nous débattons aujourd’hui dans l’impasse, c’est peut-être parce que nous avons bafoué beaucoup de ces valeurs. Pensons aux valeurs élémentaires, mais essentielles de solidarité, de justice, d’entraide, etc. » (M. Mpangu, 1980).

2) Lien entre art et économie dans le développement au Congo

Après des considérations d’ordre général, il nous faut maintenant nous appesantir sur la réalité congolaise, en particulier les éléments qui font le pont entre l’art et l’économie.

a) Les œuvres d’art et l’économie

D’une manière générale, les normes de valorisation d’une création artistique ne sont pas exactement saisissables compte tenu des facteurs quelquefois subjectifs et non quantifiables qui interviennent dans le procès de création. Le temps et les sources d’approvisionnement de l’artiste sont vraiment imprécis à cause du caractère informel de son travail. Encore que les mécanismes de l’offre et de la demande ne peuvent fonctionner correctement. Mais l’on note que les œuvres d’art sont parfois vendues à des prix très élevés ; c’est le cas du « masque d’initié lukungu” du XIXe siècle en ivoire patine rouge sombre de l’ethnie lega en République Démocratique du Congo, présenté à la Maison de ventes aux enchères parisiennes qui a coûté 2,4 millions d’euro, un record mondial (2). Un exemple aussi clair sur la considération économique de l’œuvre d’art suppose qu’elle soit sensée contenir des valeurs propres et stimulantes pour les collectionneurs ou amateurs d’art.

En effet, l’ensemble des valeurs propres associées aux œuvres d’art sont : la valeur sociale ou utilitaire, la valeur esthétique, la valeur cognitive et la valeur de prestige qui est relative au temps et à la renommée de l’artiste (Herroro Prieto, 2002).

De ce qui précède, il en résulte que la valeur économique ne peut être que la résultante des différentes valeurs envisagées ci-dessus.

b) Les valeurs associées aux œuvres d’art congolais dans l’économie

En économie de la culture, les œuvres d’art font partie du patrimoine historique d’une nation. De par la spécificité de leur offre et de leur demande dont l’évaluation s’avère difficile, ces types de biens spéciaux intègrent le système économique et participent à la production nationale, à travers leurs ventes, les frais touristiques et les taxes liées aux métiers de la culture et des arts, y compris les frais d’exportation.

Le patrimoine historique en tant que processus d’identification sociale est un ensemble complexe de produits et de dérivées de la culture. Telle est la raison qui justifie ici le choix porté uniquement sur la peinture, la sculpture. La place et le rôle des œuvres d’art dans le développement africain dépendent des conditions de création, de valorisation et de l’impact qu’elles représentent dans la croissance et le bien être de la population. La combinaison dynamique de ces facteurs associés à d’autres non moins importants tels que les stratégies et les réseaux à valeur d’induction sur le développement sectoriel.

A la question du savoir comment les œuvres d’art peuvent participer au développement, nous avons sur la base d’une enquête auprès de 16 artistes, 6 ateliers, 4 galeries et 1 musée.

Nous allons à présent examiner les valeurs associées aux œuvres d’art des artistes enquêtés.

« Le conseil des sages », une œuvre de David Makoumbou possède une très forte valeur sociale. Il contient des symboles qui représentent la justice, la paix, la sagesse etc. Dans sa valeur cognitive, l’œuvre, à travers les peaux d’animaux sur lesquels les hommes sont assis, l’ivoire des bracelets et le tabac qui bourre les pipes représentées sur la toile, symbolisent bien un système économique traditionnel régi par la chasse, la cueillette et l’agriculture. Tout est présenté dans une figuration qui donne une émotion singulière à même de purifier l’âme des instincts guerriers. Ici l’hypothèse de la fonctionnalité de l’art se démontre aisément, l’œuvre est susceptible de stimuler des valeurs de dialogue, d’amour et de paix qui sommeillent en nous. Avec « une écriture symbolique de l’ordre social quand l’art n’appartient plus au seul domaine du beau, l’artiste explore les valeurs d’une civilisation. Dans un univers où l’homme se sent responsable de l’ordre du groupe, de sa communauté, il tend par une attention constante à ne pas en rompre l’harmonie (…). Il exploite le symbolisme à fond, se sert du nombre, des personnages et des éléments physiques tels que le balai, le bâton, le pagne etc. Tous deviennent des supports explicatifs des valeurs (sagesse, justice, solidarité, convivialité) qui soutiennent une tradition encore riche et forte » (L.Kouéna. Mabika, 2004). Ce tableau valait 3.000. 000 de F CFA.

Le « sous-bois » du même auteur dont l’histoire est simple mais significative, se résume en une traversée de la rivière avec un pont localement appelé « moukokodi ». Cette peinture a frappé une des grandes personnalités politiques du pays de par sa grande valeur sociale qui représente le commerce dans la vie communautaire, une vision de l’intégration économique en Afrique. Une œuvre de style moderne, sans trop de détail avec un coucher de soleil à la limite du réel. Elle est travaillée techniquement au couteau, huile sur toile. L’œuvre a coûté 1.000.000 de F CFA achetée par son admirateur.

Jean Bosco Bissala est un artiste qui travaille sur l’art “luba” de la République Démocratique du Congo. Sa paire de “hérons” est une sculpture en cuivre. Elle explique la civilisation luba qui considère la femme comme une chose, l’homme règne en dictateur. Ainsi les deux « hérons » avec les têtes inclinées symbolisent un hymne à l’humilité, cette valeur qui défie l’orgueil et incite à la modestie ; elle valait 200.000 F CFA.

« La femme arc-en-ciel », un grand tableau de Balonga Badoudy qui symbolise la sensualité et la force de l’arc-en-ciel a été vendu 1.000.000 de F CFA par l’association New Maa à un touriste. En fait, l’arc-en-ciel (lukongolo) incarne une valeur sociale très forte dans l’aire culturelle Kongo, il est symbole de protection contre toutes sortes de maux et calamités sociales et l’espoir.

« La femme pygmée à la chasse” de Mbueki Chantal avec une sagaie en main symbolise le travail de la femme et son dynamisme. C’est la valeur sociale de l’œuvre. Elle valait 300.000 F CFA présentée lors de l’exposition du 125ème centenaire de Brazzaville en septembre 2005.

« le masque Nandé » qui est une ethnie de la R D C. Il symbolise la tristesse, une émotion qui par identification, peut aider les autres à évacuer leur propre tristesse, c’est sa valeur sociale. Présenté à la Mairie de Brazzaville, il valait 200.000 F CFA.
« Dialogue des mamans » de Lydie Kouboukoulou, symbolise la consultation des esprits qui est courante chez les africains, c’est ce qui caractérise la spiritualité négroafricaine. Une valeur identitaire très forte. Exposée à la Mairie de Brazzaville, l’œuvre valait 600.000 F FCA.

« Solitude » de Trigo Piula est un hymne à l’identité de l’ethnie Vili. Il s’agit de mettre en valeur la « Tchikumbi (3)” qui représente la pureté caractérisée par la transition d’une jeune fille de l’adolescence à la maturité avec tout le complexe éducationnel que cette période représente. Elle valait 700.000 F CFA.
« La grosse femme et un poisson” de Marcel Gotène sur fond noir symbolisent le caractère doux de la femme africaine. Elle valait 650.000 F CFA. L’artiste dans sa démarche fait oeuvre d’hermétisme (4).
« L’affection maternelle » d’Aurélie Diansayi contient une grande charge émotive, avec les mouvements authentiques des personnages (5). Elle valait 350.000 F CFA.

« Cuisson d’une sauce » de Francis Tondo Ngoma (N. Bissek, 1995) qui montre plusieurs femmes en train de faire la cuisine symbolise la convivialité et l’entraide. Une réussite totale sur les postures africaines. La femme travailleuse est mise en valeur. Elle valait 500.000 F. CFA.

« La pileuse » une sculpture de Rhode Makoumbou, très symbolique, elle est totalement africaine. Ses œuvres ont une valeur identitaire très remarquable, et devraient normalement être collectionnées pour les musées, car ses thèmes ressuscitent les métiers du passé. Les touristes aiment acheter ses œuvres. Elle valait 800.000 F CFA.

« Le destin » de Michel Hengo, une peinture abstraite avec une main et un pied comme symboles forts, ces deux éléments résument toute la vie humaine. Avec des pans de tissus collés aux formes irrégulières, parfois cousus avec des couleurs représentant les échecs, les réussites, les incertitudes, les joies et les mélancolies. Elle suscite l’émotion et la réflexion. Elle valait 500.000 F CFA.

« Le malafoutier » ou « récolteur de vin » de Rhode Makoumbou. Le vin de palme participe à la vie communautaire en Afrique (les veillées, les mariages, les causeries, les traitements spirituels et traditionnels etc.), et le palmier en lui-même règle plusieurs questions socioéconomiques et culturelles. Exposée à Bruxelles dans la galerie de Marc Dengis, l’œuvre valait 7.000.000 F CFA.

En quoi, ces valeurs sociales peuvent-elles contribuer au développement africain ?

Leur contribution peut être identifiée à plusieurs niveaux :

Sur le plan fonctionnel, ces œuvres contribuent à éduquer les générations actuelles sur les traditions, us et coutumes de la société passée. En faisant le lien avec le passé, elles montrent les sources d’où proviennent les hommes et mettent en évidence le caractère historique des faits sociaux. Ainsi, il est possible à partir de ces œuvres de mieux comprendre le présent et mieux prévoir l’avenir. Le développement social est assurément un trait d’union entre les différentes phases de l’histoire de la société à savoir le passé, le présent et le futur. Ces œuvres en véhiculant les grandes valeurs morales comme le travail, la dignité, la sagesse, la paix, le dialogue, la solidarité, le courage, etc. contribuent à perpétrer des valeurs qui sont fondamentales pour la cohésion et le développement social et qui sont aujourd’hui mises sennes péril par la société capitaliste et la mondialisation.

Si nous prenons une oeuvre comme « la femme arc-en-ciel » de Balonga Badoudy qui signifie le « lukongolo » (arc-en-ciel en langue Kongo) et qui symbolise la protection contre toutes sortes de maux et calamités sociales, le peintre montre dans une certaine mesure la confiance en soi, l’espoir car, l’apparition de l’arc-en-ciel au Congo est perçue comme un signe d’espoir face à une éventuelle tempête ou un ouragan dévastateur. L’africain a énormément besoin de croire en ses capacités à transformer la société et à la conduire vers le développement. L’histoire tragique liée à l’esclavage et à la colonisation ainsi que qu’aux événements dramatiques qui se déroulent aujourd’hui sur le continent (famines, guerres, épidémies, barbarie politique, injonctions intempestives de puissances étrangères, pauvreté, etc.) tend à inciter l’homme africain au désespoir, au découragement et à croire que son salut pourrait provenir de l’extérieur, etc. Or, sans confiance en soi et espoir en l’avenir, il ne saurait y avoir d’hommes capables de réaliser le progrès et le développement. C’est ce que l’artiste a compris et qu’il s’efforce de transmettre au public.

L’identité culturelle est aussi un autre élément qui favorise le développement et que les œuvres d’art tendent à mettre en évidence. Chaque peuple possède sa propre identité culturelle qui s’exprime à travers ses comportements alimentaires, vestimentaires, linguistiques. Cette identité s’exprime aussi à travers les relations sociales (mariage, naissance, obsèques, danses, religion, échanges, etc.). Les œuvres d’art traduisent de façon édifiante cette culture. Si celle-ci est étouffée, la société perd ses repères et son identité ainsi que sa vitalité et son dynamisme. Dans ces conditions, le développement est freiné Ainsi, les œuvres d’art contribuent par les images qu’elles nous renvoient à nous réapproprier notre culture, à s’identifier à elle et à la défendre comme une source d’originalité et de créativité. L’imitation aveugle est un mal qui ronge l’africain depuis plusieurs décennies. Nul doute que cela l’empêche de comprendre son environnement propre, ses potentialités et de contribuer au développement de l’humanité.

Sur le plan de l’esthétique, l’art africain a toujours été au service d’une cause sociale comme il doit le rester. Ainsi, l’artiste africain a toujours atteint le beau, l’esthétique, à travers l’utile (Cheick Anta Diop, 1979). L’art en contribuant à valoriser l’esthétique africaine dans ce qu’elle a de spécifique (cas de Trigo Puila avec ses peintures sur la « Tchikumbi ») montre que la beauté africaine est d’égale valeur que l’esthétique dans les autres civilisations. Cela renforce la confiance en soi et contribue à favoriser le développement.

c) Le tourisme et le marché de l’art dans le développement

De cette enquête, il ressort que le marché de l’art au Congo est très florissant au point où certains artistes avaient refusé personnellement d’intégrer les structures de l’Etat (6). Ce marché s’est effondré à partir des crises sociopolitiques et des guerres successives que le pays a connues. Ce qui l’a rendu de moins en moins fréquentable par les touristes qui constituent la demande potentielle des œuvres d’art congolais. Timidement, il est en train de se refaire. D’ailleurs, à Brazzaville, deux galeries viennent d’ouvrir les portes (Ngalifourou et Beaux Arts) au marché du plateau, à coté de la galerie « An’case » qui existe il y a trois ans environ, sans compter l’ancien marché des œuvres d’art tenu par les étrangers. Ce dernier est le plus fréquenté de tous par les collectionneurs ou amateurs d’art.

On note également l’entrée considérable des jeunes dans le domaine de l’art. Malgré les aléas du métier, les sorties sont rares. Certains artistes, notamment les plus créatifs, vivent essentiellement de leur art, en réalisant beaucoup de créations (portraits, illustrations, cartes postales). Ils déplorent la non-existence d’institutions spécialisées capables de promouvoir les créateurs afin de stimuler la consommation et accroître la demande en oeuvres d’art. Celle-ci est essentiellement composée des touristes dont la fréquence n’est plus régulière, des coopérants ou diplomates, des élites et quelques particuliers qui veulent bien orner leur maison ou faire des cadeaux.

De temps en temps, l’État organise des expositions en invitant les artistes à présenter leur dernière collection, mais de façon sporadique, uniquement lors des évènements nationaux. La précarité des revenus dans le secteur s’explique aussi par l’absence d’une politique culturelle et touristique à même de rendre le pays visible et de plus en plus fréquentable. Alors que la connaissance du pays en dépend pour attirer les investisseurs étrangers.

Au Congo, la classe des possédants a des préférences plus orientées vers les biens de luxe comme les voitures, la plupart de personnes de l’élite politique ne possèdent presque pas de collection d’œuvres d’art. Ce qui confirme la thèse de Furtado (2004) selon laquelle « les pays pauvres tendent à connaître, dans les premières phases du processus du développement, une répartition inégale des revenus. De ce fait, la demande des produits industriels tend à se concentrer sur les articles de luxe –automobile par exemple (…), ce sont précisément les articles de luxes tels que les voitures, qui donnent généralement lieu à importation ou à production intérieure par des firmes étrangères ».

Si par contre, l’histoire de l’art révèle que : « quel que soit son origine, la collection suppose une réserve des classes possédantes », alors cette thèse peut donc être nuancée, en associant naturellement la possession d’une voiture de luxe avec l’acquisition d’une importante collection d’œuvres d’art ayant une forte valeur sociale. Comme par un effet de mode, il serait logiquement inconcevable qu’un homme fortuné et cultivé soit dépourvu d’une bonne collection d’œuvres d’art de valeur. Cette hypothèse aurait le sens d’une redistribution des revenus et d’une réduction des inégalités sociales en faveur d’un secteur qui par effet d’entraînement comblerait la demande d’autres biens (bois, peinture, tissus, colle, etc.) au lieu de créer un impôt qui rendrait l’économie inefficace. L’activité touristique et les expositions d’œuvres d’art sont des services durables. L’école de peinture de Poto-Poto a pendant longtemps représenté un des sites d’attraction des touristes au Congo. Ainsi, grâce à l’activité artistique, le secteur du tourisme a accru ses recettes et contribué à la croissance et au développement économique. De plus en plus, le marché de l’art en Afrique contribue à renforcer l’économie (cas de FESPACO au Burkina Faso, du MASA en Côte d’Ivoire, etc.).

3) Nouvelle approche du développement basé sur l’art

Le développement africain a pendant la période des ajustements structurels (1980-2000) mis l’accent sur l’économie et en particulier sur le marché. L’Etat se devait de réduire le budget destiné à l’éducation et la culture. La politique des PAS s’est avérée être un échec car elle a non seulement appauvri la culture, mais aussi les ménages. Au lieu de connaître la croissance et le développement, les pays africains ont connu la stagnation et le déclin. Ainsi, une nouvelle vision du développement s’impose. Celle-ci doit combiner l’amélioration de la production et la promotion de la culture et donc des œuvres d’art selon une approche solidaire, innovante et intégrative.

a) La solidarité sociale et artistique au service du développement.

En terme de développement, l’art étant le langage naturel de la conscience, les pouvoirs publics sont potentiellement investigateurs des mouvements sociaux à travers les créations allant dans le sens d’un projet qui viserait la transformation des mentalités en douceur, dans la mesure où l’art africain sert la collectivité. Les artistes doivent participer au développement dans le cadre des actions de sensibilisation contre les différents maux qui minent la société (sida, chômage, enfants de la rue, guerre, drogue, etc.) en imaginant toutes les images avec les tons qu’il faut, ainsi que les formes utiles et nécessaires à l’équité sociale, afin que la population soit éduquée et conscientisée. Une telle solidarité permet aux groupes sociaux vulnérables de traduire cette sensibilité aux générations montantes ainsi de suite. Les créateurs sont capables d’imaginer des beaux et meilleurs scénarii en phase avec le développement africain, c’est véritablement le monde du sensible et de la solidarité. Le « Conseil des sages” de David Makoumbou est une belle illustration sur l’utilisation de la peinture comme véhicule du message de solidarité sociale (Kouéna, 2004).

La participation aux expériences communes de création entre artistes et des populations aux expositions peut encourager des gens d’origines différentes sur le plan national, social, ethnique, religieux et linguistique à adopter une même vision du monde qui est un préalable au développement. Le développement étant lui-même participation active et nécessaire de tous les groupes sociaux qui doivent fournir des efforts solidaires et des sacrifices nécessaires afin que les résultats souhaités de la croissance soient équitablement partagés.

b) Inventer le développement sur la base d’une nouvelle vision culturelle et artistique

L’Afrique doit forcément se bâtir un idéal social et économique en cherchant les voies propres de sa réalisation.

Si les perspectives de développement socioéconomique ne sont pas encore tout à fait claires, la faute en est à l’absence de perspectives claires dans l’évolution culturelle et artistique, contrairement à la pensée de V.B. Miramanou (7) qui utilise le schéma inverse. Sans une vision culturelle authentique et innovante, il est impossible de promouvoir le développement économique. L’exemple de Singapour, ville Etat de l’Asie du sud-Est et de la Malaisie qui se sont développés dans la voie capitaliste tout en défendant leur spécificité culturelle illustre bien le rôle primordial de la culture dans le développement (CV.J. W. L. Wee, 2004)

Etant donné que l’art prend une part essentielle dans la construction de notre imaginaire social, de notre profil d’existence et d’émancipation, l’Afrique doit inventer des nouvelles structures sociales capables de secréter des valeurs de bonté, de gaîté, d’optimisme, d’entraide et de solidarité associables à la dynamique du développement. La peinture de Trigo Piula est très féconde dans l’expression des valeurs authentiques (Kouéna, 2004). Elle replonge le congolais dans son identité culturelle et sur cette base lui permet de mieux connaître ses propres traditions et de réfléchir de façon féconde à l’émancipation sociale. Elle combat une forme d’aliénation profondément ancrée dans la conscience de l’africain du fait de la colonisation et de la domination de la culture occidentale.

C’est l’art qui permettra peut-être à l’Afrique de retrouver la dimension culturelle, économique, sociale et politique perdue.

Les œuvres d’art qui ont un rapport avec le glorieux passé africain doivent avoir un effet tonifiant dans cette redynamisation de la conception africaine du développement, en tenant compte de la particularité de ses créations artistiques, scientifiques et technologiques.

En effet, plusieurs hypothèses nous laissent supposer qu’après la grande période coloniale, dans l’inconscient collectif africain, le développement a pris le sens d’un « acte manqué ». Comme on peut le constater « la perte de la souveraineté nationale et de la conscience historique par suite de l’occupation étrangère prolongée, engendre la stagnation et même la régression, la désagrégation et le retour partiel à la barbarie” c’est cet état dans lequel demeure ce continent que Cheick Anta Diop, l’auteur de « Civilisation ou barbarie » décrit ici.

c) L’interculturel, un processus dynamique de développement durable intégrée

Nous avons constaté que le triptyque économie, solidarité et écologie paraît très incomplets pour concevoir un développement durable. La relation entre les trois éléments ne peut être assurée que par la culture, ou l’inter culturel en économie mondialisée.

On peut définir l’interculturel comme « une démarche, un processus éco-socioculturel et dynamique qui vise à promouvoir l’harmonie interethnique, en prenant conscience de nos différentes cultures fortement ancrées dans nos pratiques sociales, économiques et écologiques. Ce qui conduit au développement d’une meilleure compréhension mutuelle par la mise en évidence des valeurs, attitudes, croyances et pratiques dans le but de favoriser des échanges de meilleures pratiques » (E. Esoh, 2003). Il signifie également le respect dans le rapport avec les autres cultures. Et chaque culture doit habituellement détenir un des joyaux susceptibles d’éclairer l’humanité et d’apporter sa thérapie aux maux du monde. Le projet de l’ONG NEW MAA (8) est pratiquement un modèle d’inter culturalité très remarquable susceptible d’impulser le développement africain.

En développant le concept des itinérances d’art bantou qui est un projet d’exposition mobile (Brazzaville – Pointe-Noire, Libreville – Yaoundé – Douala), l’ONG « NEW MAA » a initié le Motaka,” le nu au Congo » en mettant en place un objet solidaire au bénéfice exclusif de l’art, c’est-à-dire le traitement du beau par excellence. »Ces itinérances s’étaient métamorphosées d’une certaine manière en lieu d’accueil, curieux et enchanteur pour les créateurs et les rêveurs de tous les temps et de toutes les géographies  » (L. Pongault, 2003). En rassemblant les créateurs d’œuvres de beauté, les amateurs d’art, les collectionneurs, les critiques d’art et les communicateurs, dans le but de les amener à partager leurs expériences diverses, ce projet a contribué à développer une nouvelle culture basée sur les échanges et l’enrichissement réciproques entre plusieurs pays africains. Au cours de la première édition d’exposition (2003) une œuvre de Balonga Badoudy  » la femme arc-en-ciel » avait été vendue à 1.000.000 de F. CFA.

L’occident en cherchant à uniformiser le monde et à le rationaliser à son image l’a rendu plus malade encore. Car les difficultés actuelles du continent africain ne sont que la conséquence d’un mimétisme culturel à large spectre. Dans la société traditionnelle africaine, « l’art n’avait pas la même signification que celle que nous donnons, de nos jours, à l’art moderne. A cette époque, l’art constituait un support de la religion. Il était de ce fait un moyen privilégié par lequel les initiés accédaient aux réalités qu’ils étaient seuls disposés à connaître. Cela explique l’esthétique particulière donnée par les artistes aux masques ou à la forme des sculptures  » (Ortolani 1983).
L’inter culturel est une interpellation aux dimensions profondes de la culture. C’est le résultat d’un contexte écologique, économique, sociale et technologique bien précis. Tout projet de développement pour être durable, doit intégrer la dimension inter culturelle en son sein.

Conclusion

En somme, la réappropriation de son passé culturel, actualisé et purifié de toutes ses charges négatives et involutives en parfaite communion avec les autres cultures s’impose à l’Afrique. Car, la valeur sociale d’une œuvre d’art qui est l’expression identitaire d’une civilisation face à ses préoccupations majeures et mondiales aujourd’hui, a une incidence directe sur sa valeur économique. Les recettes et revenus touristiques, culturels et artistiques sans compter les devises rapportées par le commerce de la culture et des arts contribuent au développement.

Culturellement, l’Afrique possède des ressources spirituelles et artistiques insondables qu’il faut dynamiser et moderniser pour que naisse « le miracle africain » à l’instar de celui ‘ asiatique ».

Ainsi, en termes de développement, nous formulons les propositions suivantes :
• La promotion du tourisme par les décideurs congolais et les entrepreneurs privés, étant donné que ce domaine constitue un service durable et un grand facteur d’inter culturalité ;
• L’organisation des métiers de l’art qui sont géniteurs de paix et de sensibilité humaine, et notamment la mise en place d’une banque de données permettant d étudier l’évolution de la demande et de l’emploi dans le secteur ;
• La création d’institutions spécialisées (écoles, musées, galeries, centres d’art etc.) pour éveiller le goût esthétique au sein de la population, les musées doivent devenir des unités de production culturelle et artistique au même titre que les stades pour le sport. Il s’agit donc de les promouvoir.
• Favoriser la solidarité entre les créateurs en organisant les expositions communes, et vulgariser le savoir et la connaissance en matière d’art ;
• Proposer des expositions à thème pour des motifs sociaux que l’on pourrait évaluer ;
• Créer des partenariats avec les galeries et les musées étrangers, afin de participer aux expositions internationales pour la notoriété des artistes et du pays ;
• Procéder aux émulations pour encourager les artistes, et participer à la production des catalogues et monographies des artistes, en dehors des guides touristiques pour la dynamique du secteur.

Ces propositions qui ne sont pas exhaustives peuvent aider à asseoir une véritable politique culturelle et artistique au service du développement. L’État a un rôle décisif à jouer parce qu’il est le seul organe capable de concevoir la stratégie de développement en se fondant sur l’équité et l’innovation (J. C. Boungou Bazika, 2004)

Kouéna Mabika Louis
Centre d’Etudes et de Recherche sur les Analyses
et Politiques Economiques (CERAPE)
BP 15397 Brazzaville Congo
Tel : 570 40 41
E-mail : kouenamabika2002@yahoo.fr


Références bibliographiques
– Benoist, L. (1960), Musées et Muséologie, coll. « Que sais-je ? », PUF, Paris.
– Benramdane, F. (2004), Intercuturaliser le développement durable, leçons et perspectives, Ouagadougou (Burkina Faso), p.35.
– Bissek, N. (1995), Les peintures du fleuve, Sépia
– Boungou Bazika J. C. (2004), L’Etat et la construction de l’économie nationale : une comparaison Afrique-Asie, Identity Culture and Politics, an afro-asian dialogue, vol.5, n°1-2, December, pp.19-36, CODESRIA
– Diop, C, A. (1982), L’unité culturelle de l’Afrique noire, Présence africaine, Paris.
– Diop, C, A. (1981), Civilisation ou barbarie, Présence africaine, Paris.
– Diop, C, A. (1979), Nations Nègres et culture II, Présence africaine, Paris.
– Esoh, E. (2004), « Interculariser le développement durable », colloque développement durable, leçons et perspectives, Ouagadougou (Burkina Faso), pp.77-73.
– Kandinsky, (1989), Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Denoël.
– Kouena, M, L. (2005), « Rhode Makoumbou Bath Scheba, l’archiviste du paradis perdu », in la Nouvelle République, n° 191, p. 15.
– Kouena, M, L. (2004), « David Makoumbou, peintre des valeurs sociales », in la Nouvelle République, n° 174, p. 14.
– Kouena, M, L. (2004), « Solitude : une peinture de Trigo Piula », in la Nouvelle république, n° 174, p. 14.
– Lacoste, J. (1981), La philosophie de l’art, PUF, Paris. – Malcom, G. et al. (1998), Economiedu développement, De Boeck université, Bruxelles. – Ortolani S. (1983), Maçonnerie sous les Tropiques, Symbolisme en Afrique, Ed. la Grue couronnée, Kinshasa.
– Senghor, L, S. (1964), Liberté I, Seuil, Paris.
– Serageldin, I, J. Tabaroff. (1992), Culture et développement en Afrique, ESD.
– Wee C. J. (2004), Forming an Asian Modern : capitalist, Modernity, Culture, « East Asia » and Post-Colonial Singapore, Identity Culture and Politics, an afro-asian dialogue, vol.5, n°12, December, pp.1-18, CODESRIA
– Widman, R. (1992), Culture et conception religieuse au Bas D Zaïre vers la fin du dix-neuvième siècle, CEZ, Kinshasa.


(1) cf. Les œuvres de David Makoumbou, artiste peintre congolais, visent à éduquer la voie de la sagesse. Exemple le tableau intitulé « Le conseil des sages » qui exprime l’importance de la palabre (dialogue) dans la résolution des conflits.
(2) cf. journal des arts n° 20 du 19 au 22 septembre 2005.
(3) cf. Trigo Piula 2003, ed. mokand’art,, Brazzaville.
(4) cf. M. Gotène, 2003, ed. mokand’art,, Brazzaville.
(5) cf. A. Diansayi, 2003, ed. mokand’art,, Brazzaville.
(6) « il s’est reposé le problème de l’intégration à la fonction publique. Ensuite MOKOKO et moi, on a refusé, la fonction publique c’était 60.000 F CFA par mois, alors qu’en vendant nos tableaux on pouvait avoir 200.000 F CFA par tableau » (M. Hengo, 2003).
(7) cf. La culture africaine, symposium d’Alger, 21 Juillet-1er Août 1969, p. 320
(8) Muuntou Africa Art (MAA)

MOTS CLES : valeur sociale, esthétique nègre, œuvres d’art, inter culturel, identité, développement, Congo-Brazzaville