LES DOSSIERS

Tahar Ben Jelloun

Tahar Ben Jelloun est l’écrivain marocain le plus célèbre aussi bien au Maghreb qu’en Europe. Il s’est fait connaître par un premier récit, Harrouda (1973), que certains ont considéré comme un roman à scandale. Depuis le prix Goncourt qui lui a été décerné en 1988, il jouit d’une grande notoriété.

Les débuts de la carrière de Tahar Ben Jelloun (né a Fès en 1944) sont d’abord consacrés au journalisme. Dès 1971, il collabore à divers journaux marocains, avant d’apporter une collaboration assidue au journal français Le Monde. De formation philosophique, il présente son Doctorat de 3è cycle en psychiatrie sociale : son essai La plus haute des solitudes (1977) est issu de cette thèse. Il a maintenu un contact régulier avec le public maghrébin grâce à la chronique hebdomadaire qu’il donne depuis 1983 sur les ondes de Médi I.

L’existence de l’écrivain se partage entre Paris et Tanger (où il a élu domicile depuis qu’il a quitté Fès en 1955). Il est de plus en plus sollicité par les mass-media occidentaux pour toutes les questions en rapport avec le monde arabe, et plus spécialement les problèmes concernant les communautés immigrées, problèmes qui retiennent son attention depuis les débuts de sa carrière.

Le public s’est parfois montré réticent devant l’audace de ses écrits ; les universités, en revanche, ont consacré de nombreux travaux à son œuvre qui constitue maintenant une référence obligée.

L’œuvre de Tahar Ben Jelloun côtoie le conte, la légende, les rites maghrébins, les mythes ancestraux… L’originalité de Ben Jelloun réside dans son art de saisir tous les aspects de la tradition et de la culture maghrébines en une symbiose singulière avec la vie au quotidien et les problèmes sensibles de la société. D’où une écriture qui dérange par ses modalités et ses thèmes privilégiés, parce qu’elle met en scène des sujets tabous ou des êtres exclus de la parole. Enfance saccagée, prostituée, immigré, fou combien sage, homme-femme, et tant d’autres figures livrées à l’errance peuplent l’univers romanesque de Ben Jelloun.

Ces personnages, refoulés dans le silence ou l’indifférence, font émerger un langage interdit, en relation avec le corps, la sexualité ou le statut de la femme. Ce qui est souvent irritant pour le lecteur conformiste, d’autant plus que celui-ci est confronté aux pièges d’une écriture chaotique : écriture du leurre et de la discontinuité, qui rend le récit impossible. En effet, dès les premiers romans, et plus particulièrement Harrouda (1973) et Moha le fou, Moha le sage (1978), on se heurte non seulement à la violence érotique de la mise en spectacle du corps féminin, mais aussi aux difficultés d’une écriture complexe qui brouille l’interprétation. Cependant, avec La Prière de l’absent (1981) et L’Enfant de sable (1985), les romans de Ben Jelloun retrouvent un caractère plus sécurisant, en redevenant plus conformes au schéma du roman traditionnel, du moins en apparence.

Ce qui, au-delà de la violence du langage érotique, peut expliquer certains blocages chez le lecteur maghrébin, c’est sans doute la distance prise avec le réalisme romanesque. Le public marocain des années 1950-1970 attendait de l’écrivain qu’il soit le témoin « engagé » de son époque. Si Tahar Ben Jelloun prend comme « personnages » les figures de l’immigré, de la prostituée ou du fou, ce n’est point pour reproduire les schémas littéraires familiers. Ses personnages qui viennent du conte, de la légende ou du mythe, n’existent que dans un monde imaginaire. Ses récits se laissent gouverner par les désordres de la mémoire et l’insubordination de l’imagination.

Les premières publications de Tahar Ben Jelloun avaient été des poèmes : L’Aube des dalles et Homme sous linceul de silence (Casablanca, 1971). Il est resté fidèle à cette inspiration poétique dans Cicatrices du soleil (1972), Le Discours du chameau (1976), Les amandiers sont morts de leurs blessures (1976), A l’insu du souvenir (1980), La Remontée des cendres (1991). L’ensemble des poèmes de Tahar Ben Jelloun a été repris dans un volume de Poésie complète (1995).

Harrouda : poétique du corps absent et « prise de la parole »
Harrouda a scandalisé certains lecteurs. L’objet du livre est de faire parler le corps réfugié dans le silence, celui de la mère, qui est par la dédicace la destinatrice explicite du livre ; l’axe initial de la narration est articulé sur les souvenirs et les fantasmes de l’enfant narrateur. Cependant, avant d’évoquer le corps interdit à travers « la prise de la parole » et « l’entretien avec la mère », c’est Harrouda la prostituée qui tient la première place dans le roman. une prostituée complice des fantasmes de l’enfant échappe aux normes de la doxa. Aussi devance-t-elle la mère dans l’ordre du récit. Son corps hautement sexualisé remplit une fonction maternelle auprès d’enfants égarés dans le délire du sexe interdit.
Ainsi, faute de pouvoir le célébrer dans un langage impossible, c’est Harrouda qui fait valoir le corps (de la mère) occulté par le discours officiel.

« La prise de la parole » – effectuée plus tard par la mère – se double d’une mise en accusation des pères, tous morts ou absents. Le roman suggère la faillite du pouvoir castrateur. Parallèlement, si Fass (= Fès), ville magique, est le lieu d’expression de la doxa, les enfants retrouvent leur liberté dans la ville sans nom baptisé ville à venir. Plus tard « Tanger-la-trahison » offre son hospitalité aux enfants marginalisés par la cité ancestrale.

« La prise de la parole » dénonce les aspects tragiques de la vie conjugale, tandis que les fantasmes de l’enfant permettent au corps-objet de résister aux servitudes sexuelles :

Les femmes sortaient du bain avec le sentiment étrange d’une nouvelle culpabilité…
Elles se sentaient toutes traversées par le même corps frêle et menu qui avait organisé l’orgasme collectif…Certaines refusèrent ensuite de se donner à leur mai. (p.37)

Dès lors, le règne du matriarcat prend sa revanche sur le prestige du patriarcat. Le corps esclave se libère de ses entraves, au moins dans l’imagination de l’enfant-narrateur.

Dans la même perspective, la mort du mari est une libération pour la mère. Bénédiction que l’enfant posthume va gâcher. La génitrice sent d’abord sa future progéniture comme le vestige du père déposé en elle et elle rejette le foetus. Plus tard, elle réalise que cet enfant à venir, qui va naître à l’insu du père, devient sa procréation exclusive et l’expansion-renaissance de son propre corps. L’enfant posthume est aussi un défi au géniteur exclu.
A proprement parler, il n’y a point d’histoire dans Harrouda : l’enfant-narrateur livre ses souvenirs sur un femme chaotique et selon un discours poétique marqué par l’enchantement de « la prise de la parole ». La distribution du récit révèle cependant un certain nombre d’éléments qui permettent d’engager des itinéraires fictionnels. Ainsi de la relation qui s’établit de la mère à Harrouda. Celle-ci devance la génitrice et semble mise en avant par rapport à elle. La prostituée, désignée comme « un oiseau/ un sein/ une femme/ une sirène/ taillés dans le livre » (p.7), développe l’ambivalence des signes : l’antériorité de Harrouda prépare et atténue la violence des propos de la mère. Harrouda est ainsi le double et l’antidote de la mère. Selon la même distribution, Tanger est à la fois la projection et la négation de Fass. La ville qui célèbre la ruine du mythe donne au récit un souffle de déréalisation, exaltant la circulation du délire.

Ces interférences et ces glissements, de la mère à Harrouda, de Fass à Tanger en passant par la ville à venir…, élaborent une poétique de la discontinuité qui exalte l’errance, dans les fantasmes, le délire, la mémoire et l’imaginaire de l’enfant-narrateur. Le processus se poursuit et prend une envergure singulière avec Moha le fou, Moha le sage.

L’errance et l’exclusion : Moha le fou, Moha le sage
Ce récit, caractérisé par l’absence d’un déroulement chronologique et la mouvance de l’écriture romanesque, se construit à partir de l’une des figures typiques de la société : le fou. Considéré et nommé par égard majdoub, le fou est doté d’une certaine sagesse dans la mentalité maghrébine. Comme Harrouda, il parcourt librement la ville et attire les enfants livrés à eux-mêmes, qui sont séduits par l’euphorie de sa parole. ses mots, taillés dans les méandres du silence, se situent en marge du langage codé et échappent ainsi au pouvoir de la doxa. Moha côtoie des êtres venus du fond de la misère, telle Aïcha dont il serait le père spirituel, ou Dada, esclave des plaisirs du patriarche qui l’utilise comme un objet sexuel.
Moha prête également son écoute à « l’enfant né adulte ». Il dialogue avec l’Indien et va à la rencontre de Moché. Il a aussi le pouvoir de pénétrer dans l’intimité de ceux qui ne le reconnaissent point. Habité par d’autres voix, il fait parler M. Milliard qui se confie à lui dans un moment de faiblesse. Sa folie si sage provoque le banquier prisonnier d’abstractions dans sa réclusion technique et financière. Avec le psychiatre, Moha met en procès un discours rigide et aliéné par son enfermement en marge de l’humain.

Moha est aussi l’être de l’ubiquité :

Nous sommes à Salé, Tlemcen … Sfax. Non, je me trompe (dit-il). Nous sommes peut-être dans un cimetière sans nom. sans pays. Un terrain neutre. p.151)

Avec Moha, le lieu éclate et devient pluriel. Selon le même processus, le temps s’ouvre vers l’infini lorsque le fou déclare : « j’ai assez de siècles en réserve pour assister à toutes les catastrophes » (p. 45). De même que l’espace et le temps perdent leur repères, de même la voix de Moha habite d’autres corps, traverse d’autres mémoires et s’échappe du déroulement chronologique. Moha est susceptible de rejoindre « l’enfant né adulte » qui attend toujours son enfance. Aussi vit-il le temps à rebours. A partir de ce démantèlement des normes, la vie et la mort n’ont plus leur réalité traditionnelle. Moha se demande d’ailleurs : « Comment mourir quand on n’a jamais existé ? » (p. 165).

De fait, le récit lui-même est d’emblée placé sous le signe de la rupture avec ses normes. Le préambule présente un homme mort des suites de tortures. C’est pourtant « sa parole qu’on entendra ». Moha est ainsi le lieu de gravitation de voix venues d’ailleurs qui semblent être les variantes d’une mémoire plurielle et déchirée par le tragique de ses dires.

La figure du fou, entant les méandres de la mémoire et de l’imaginaire, procède du mythe. L’univers romanesque bascule ainsi vers le conte, la légende et le délire. Fidèle à son esthétique de l’errance, Ben Jelloun se démarque du roman traditionnel par l’éclatement de la fable, par la polyphonie assumée par la voix plurielle de Moha. Les procédés de déconstruction permettent de déjouer les contraintes du discours officiel et de rendre manifeste l’étrangeté des discours ambivalents.

L’étrangeté fonctionnelle dans La Prère de l’absent : extase et quête de l’impossible
D’un point de vue formel, La Prière de l’absent se distingue des romans précédents. Harrouda se répartit sur cinq articulations sans hiérarchie rigoureuse et sans distribution chronologique progressive. Il s’agit d’un ensemble composite de micro-récits qui défilent dans la discontinuité. La Réclusion solitaire ne comporte aucune répartition évidente en chapitres. La progression thématique est également escamotée. Le récit est scellé par sa cohérence poétique. Le délire de l’immigré, qui en est la figure centrale, est saisi au rythme de l’insubordination de sa mémoire. Ce régime de l’errance prend des formes encore plus marquées avec Moha le fou, Moha le sage. Le libre dire du fou vagabonde selon les trajectoires de l’imaginaire ou du délire. L’écriture de Ben Jelloun tourne évidemment le dos au roman linéaire.

Avec La Prière de l’absent, le romancier semble revenir vers des schémas plus traditionnels. Le récit est composé de dix-huit chapitres où la fable occupe une place de choix La progression narrative s’effectue sur trois articulations. Dans une première phase (chap. I à VII), c’est la mise en place des personnages qui entrent en jeu dans le récit. Boby et Sindibad, deux vagabonds qui vivent dans un cimetière de Fès, assistent à la naissance d’un être qui semble enfanté par un vieil olivier et par l’eau de la source ruisselant à son pied au moment même où une jument creuse vigoureusement la terre de son sabot. Au même instant, et avec la même étrangeté, Yamna, qui est déjà morte, survient et leur apprend qu’elle a été désignée pour conduire l’enfant se ressourcer sur la tombe du Cheikh Ma-Al-Ainayn à Smara. Cependant, chacun des témoins de cette naissance devra garder le secret. Toute trahison sera sanctionnée par la folie. A ce niveau, le récit entame une se conde étape (Chap. VIII à XIII) où les partenaires du secret commencent une errance vers le désert. A partir de là, la progression est sensiblement ralentie. L’histoire s’engage dans une suite de parcours bloqués. La dernière phase du récit (chap. XIV à XVIII) apporte une sort de dénouement classique mais assez problématique dans ses manifestations. Boby simple d’esprit, a divulgué le secret sur la place Jamâ-El-Fnâ le jour de l’Achoura. Aussitôt il est atteint de folie. Il est désormais parqué à Bouya Omar. La caravane poursuit ses parcours mais elle erre dans des lieux étranges. Aux confins du désert, Yamna puis Sindibad, sur un mode poétique, accueillent leur mort dans un délire tellurien. L’histoire semble alors recommencer avec l’image de l’arbre, la source et la jument montée par Argane qui vient prendre l’enfant.

Le récit d’apparence linéaire est en fait entravé à plusieurs reprises. De plus, l’itinéraire suivi par les personnages se double d’un parcours symbolique que le secret et l’étrangeté font obliquer vers l’univers du conte. Dès l’apparition de la première figure du récit, le philosophe, nous sommes en présence d’un être hypothétique : « bien portant et absent de la vie » (p. 1 8). Son profil ambigu rappelle celui de Sindibad, autre image de l’enfant étrange.
Quant à Boby, il semble une manifestation spectaculaire du corps oublié par son partenaire. Chacun des personnages est perçu comme une « ombre » , une « image » ou une « apparence » (les termes sont récurrents dans le récit).

Corps déchu : de L’Ecrivain public à L’Enfant de sable
L’Ecrivain public (1983) met au premier plan la présence d’un enfant-voyeur. Cet enfant malade, confiné dans un couffin, est d’abord le témoin privilégié des servitudes que vit quotidiennement sa mère. Son infirmité énigmatique semble être vécue comme un bonheur qui lui permet de pénétrer à loisir dans cette intimité. Le statut du récit reste ambivalent : l’enfant présente ses souvenirs comme un témoignage, tandis que le « Scribe » met le lecteur en garde en spécifiant qu’il s’agit d’un récit « entièrement imagé ». L’Enfant de sable (1985) se situe d’emblée dans l’espace réservé au conte : la place Jamâ-El-Fnâ de Marrakech. On y raconte l’histoire d’Ahmed, né Zahra, qui par miracle échappe au sort humiliant de la femme qu’il est originellement. Ahmed est en effet la huitième fille d’un père qui le décrète « mâle » pour mettre fin à la fatalité qui le poursuit. La vie de l’enfant est d’abord minutieusement organisée par son père qui pousse la superche rie jusqu’à célébrer un simulacre de circoncision. Ahmed semble accepter sa transfiguration et évacuer la féminité de son corps. Il se marie avec sa cousine. Cependant, contrairement à ses prévisions, celle-ci se révèle avertie de la simulation.

Après la mort du père puis celle de l’épouse, la narration bifurque. Plusieurs versions sont avancées par les conteurs qui, tous, prétendent être les témoins de l’histoire. Quel que soit le narrateur, le devenir de l’homme-femme débouche toujours sur un parcours chaotique. Le drame devient d’autant plus intense qu’Ahmed semble redécouvrir son corps qui parle contre le masque et met le simulacre en procès. Ses certitudes s’effritent. Parallèlement le conteur qui se disait investi de l’histoire est évacué par d’autre conteurs prétendant également être les héritiers du livre où l’histoire est consignée. La narration éclate dans une surenchère de conteurs et de voix en rivalité.

S’installant sur la place Jamâa-El-Fnâ pour rendre public le secret dont il est détenteur, le conteur tente d’émerveiller la foule par l’histoire insolite qu’il ne peut transmettre que par la médiation de son propre corps.

Soyez patient (nous dit-il) creusez avec moi … et sachez attendre …Le chant qui montera lentement de la mer et viendra vous initier sur le chemin du livre. (p. 13)

L’inflation verbale du délire et la surenchère des discours font éclater l’écriture. Les récits de Salem, d’Amar, de Fatouma ou du Troubadour aveugle divergent Leur rivalité tend à ajourner l’échéance de l’histoire. La profusion des récits parallèles met l’accent sur le corps absent-présent, pris dans son propre désarroi.
Ahmed, qui parvient dans un premier temps à neutraliser le père pour mieux jouir du faux prestige de son identité travestie, est ruiné par l’épouse avertie du secret Ainsi, dans une situation où le mâle est idolâtré par le discours social, Fatima réussit à mettre en échec le pouvoir du sexe prestigieux. Elle entame une démystification radicale qui s’accomplira dans La Nuit sacrée.

Rachida Saïgh-BOUSTA