LES DOSSIERS

L’Etat et la question du développement en Afrique subsaharienne

State and Development in Sub-Saharan Africa
Kevin R. Cox et Rohit Negi

Il est fréquent que l’on considère que le principal obstacle au futur développement de l’Afrique subsaharienne est de nature politique. Dans cette perspective, les Etats forts et les institutions représentatives sont perçus comme les préalables nécessaires au développement selon une représentation très répandue parmi les chercheurs et les médias. Ici nous affirmerons au contraire l’inverse : c’est plutôt le développement, et surtout la forme capitaliste du développement, qui est le préalable nécessaire à la constitution d’Etats forts et d’institutions démocratiques. Cela suppose une transformation radicale du régime foncier sur la plus grande partie du continent afin que les travailleurs aient un droit d’accès au sol. Cette hypothèse est à la fois révolutionnaire et peu probable dans le contexte actuel.

La faiblesse des institutions politiques constitue une des représentations les plus courantes concernant l’Afrique subsaharienne. Les chercheurs parlent d’États faibles, sinon « échoués », marqués par le tribalisme, les guerres civiles, ainsi que par une nette disjonction entre le caractère formel des institutions démocratiques, dans la mesure où elles existent, et la conduite de la politique. La conséquence, prétend-on, est le retard matériel du sous-continent : un manque de développement. Ces représentations sont très courantes et les réflexions des chercheurs contribuent à leur donner une certaine légitimité. Selon eux, le problème fondamental vient de l’État et de son rapport à la société : c’est la faiblesse de l’État, et la vacuité des institutions démocratiques, qui produiraient le sous-développement [1].

Dans cet article, nous contestons cette interprétation. En ce qui concerne le problème du développement en Afrique, la littérature actuelle privilégie les interprétations « individualistes » (par exemple, l’absence d’esprit entrepreneurial), culturelles ou institutionnelles. Nous souhaitons au contraire mettre l’accent sur les obstacles structurels au développement capitaliste en Afrique. A notre avis, les observateurs ont pris les effets pour les causes. Au contraire, la raison pour laquelle l’Afrique subsaharienne (à quelques exceptions près qui confirment la règle) a des institutions politiques faibles est le sous- développement et la faiblesse du développement capitaliste en particulier.

Le développement capitaliste facilite la construction d’États forts en même temps qu’il produit la seule classe sociale capable d’engendrer la démocratie universelle, même dans les contraintes d’un État bourgeois : la classe ouvrière. Nous affirmons que, compte tenu de la géographie actuelle de la production en Afrique, un transfert généralisé vers un développement de type capitaliste est improbable. A partir de ces hypothèses, les pays africains sont face à deux choix. Première possibilité, les élites gouvernantes choisissent la route du développement capitaliste, ce qui entraîne des transformations sociales de grande ampleur, et appelle la mise en place d’un programme vigoureux que Marx appelle l’étape d’accumulation primitive. En toute probabilité, cette voie est complètement opposée aux intérêts des défavorisés ; aussi, provoque-t-elle inévitablement une marée de contestations populaires. En fait, et jusqu’à présent, seuls les États autoritaires comme la Corée du Sud, Singapour et Taiwan, qui peuvent ignorer les pressions populaires, ont réussi à promouvoir la transformation capitaliste. Par ailleurs, on voit également des États autoritaires, comme l’Indonésie, qui se sont servi du discours sur le développement afin de légitimer la répression et la corruption. On peut donc se méfier de tels efforts.

La deuxième possibilité pour les élites gouvernantes est l’abandon de l’objectif du développement de type capitaliste parce qu’il représente une utopie impossible en raison des obstacles structurels identifiés plus haut et de la place ténue que l’Afrique occupe dans la structure du capitalisme mondial. Au lieu de cela, elles se focaliseraient alors sur une politique plus autonome et créative en se servant des conditions actuelles (cf. Bernstein, 2001 ; Saul, 2006).

Nous commencerons ici par interroger les principaux arguments concernant la faiblesse des institutions étatiques et de la démocratie en Afrique subsaharienne. Ensuite, nous en ferons une critique et suggérerons une interprétation différente, qui se fonde sur les faiblesses du développement capitaliste en Afrique et sur l’absence des prérequis nécessaires à la séparation des producteurs et des moyens de production (ici, le sol). Le développement capitaliste produit une classe ouvrière dont la résistance nécessaire entraîne, de manière dialectique, l’approfondissement du premier. Par ailleurs, l’émergence d’un mouvement ouvrier suscite des changements politiques, car celui-ci exerce une pression en faveur de la représentation de la classe ouvrière au niveau de l’État. De son côté, et partiellement en conséquence, l’État accroît sa capacité de fonctionnement, étape essentielle de la division sociale du travail. Il s’agit là du processus classique du développement capitaliste dans tous les pays où il a réussi à s’enraciner. Mais cet enracinement s’est fait de manière inégale et « dénivelée ». Dans la troisième partie de l’article, nous discuterons de la façon selon laquelle ce « dénivelé » a touché l’Afrique. Nous démontrerons qu’il existe, dans cette région, des causes spécifiques expliquant la faiblesse de la propriété foncière – facteur important du développement capitaliste – qui sont notamment liées à la géographie historique de l’expansion européenne en Afrique subsaharienne. S’il a eu lieu, le développement de la propriété privée du sol est, en grande partie, le résultat d’une dépossession des indigènes par les colons — ce qui fut par exemple le cas en Afrique du Sud.

THÉORISER LES INSTITUTIONS ÉTATIQUES EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

Il existe trois thèses principales concernant l’État en Afrique subsaharienne : celle de Jean-François Bayart (1993), celle de Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz (1999), et celle de Mahmood Mamdani (1996). Les deux premières sont largement de type culturaliste, la troisième est plus étatique. Toutes sont instructives, même si, en fin de compte, elles restent peu convaincantes.

P. Chabal et J.-P. Daloz s’intéressent à la faiblesse de l’État africain et au manque concomitant d’institutions représentatives. Selon eux le problème immédiat, mais pas fondamental, provient de l’incapacité à différencier l’État du reste de la société. Les cadres officiels, élus et nommés, le traitent comme s’il était une ressource privée. Cela révèle l’ampleur de la corruption, du népotisme, de l’escroquerie et du détournement des ressources allouées théoriquement au renforcement de ces institutions étatiques. Selon eux l’explication fondamentale de cet état de fait est d’ordre culturel et spécifiquement africain : il est dû à l’omniprésence du caractère patrimonial de la société. Les fonctionnaires et les élus conservent leurs positions et leur légitimité par la création de réseaux personnels avec leurs clients. Ces réseaux s’organisent selon des critères comme l’ethnicité, la parenté, et les affinités locales. On les considère comme de Grands Hommes en échange d’un partage plus large des richesses qu’ils détournent.

Par conséquent, là où l’on trouve des institutions démocratiques formelles, il faut rester prudent sur leur signification réelle. En effet, la position de l’individu au sein de ces institutions ne s’inscrit pas dans le cadre d’un programme politique répondant à des intérêts sociaux – intérêts qui n’existent pas au niveau individuel mais plutôt à celui d’un parti politique. Or, les élections ou les nominations à des positions officielles désignent toujours des individus particuliers, derrière l’étiquette partisane. Ce sont les « Grands Hommes » [Big Men] qui sont dorénavant responsables face aux électeurs qui les ont élus, ou qui ont voté en faveur du parti qui les a nommés. L’idée de responsabilité s’applique presque exclusivement aux individus et non pas aux partis. L’État et ses institutions ne possèdent pas de légitimité. Celle-ci est plutôt l’affaire des patrons et, de leur côté, leur légitimité dépend de leur capacité à irriguer leurs réseaux respectifs avec les richesses qu’ils ont réussi à capter.

De cette interprétation culturelle, P. Chabal et J.-P. Daloz déduisent plusieurs hypothèses sur le faible développement économique du continent. Ainsi, l’absence d’un État autonome vis-à-vis de la société, et relativement impartial, accroît les avantages que l’on tire de la participation aux réseaux de pouvoir. Le résultat du nécessaire investissement dans les réseaux clientélistes pour les « Grands Hommes » est que cet argent n’est pas investi dans les entreprises. Certes, la participation aux affaires de l’État facilite l’acquisition ou la gestion d’entreprises, mais celles-ci sont utilisées par ces « Grands Hommes » moins comme moyen d’accumulation que comme moyen de maintenir leur légitimité dans leurs réseaux. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de distribuer des richesses mais également de consommer à la manière d’un « Grand Homme » afin de satisfaire ce que Chabal et Daloz appellent le besoin d’« émerveillement » des clients devant le patron … ce qui peut être également défini comme une ressource politique (p.107) [2].

La position de Bayart sur l’État subsaharien est similaire : l’Etat est une ressource permettant le pillage des richesses à des fins privées. Il met au centre de son analyse le même type de facteur, à savoir le caractère patrimonial de la société, qui est un élément clé de l’interprétation de Chabal et Daloz. Il utilise des arguments culturels similaires en parlant des Grands Hommes ou de ceux qu’il appelle « ceux aux grands ventres » – expression inspirée du sous-titre de son livre (Bayart, 1993) : « Un homme de puissance qui a la capacité d’amasser les richesses et de les redistribuer devient “un homme d’honneur.” Dans ce contexte, la prospérité matérielle est une des vertus politiques principales et elle ne suscite pas de désapprobation » (p.242). Toutefois, il ajoute que cette redistribution des richesses est nécessaire pour que celles-ci soient considérées comme légitimes. On doit cependant remarquer maintenant quelques différences.

Tout d’abord, Bayart attribue un rôle éminent au fait que les États de l’Afrique subsaharienne ont toujours été faibles. En essayant de l’expliquer, il recourt à un déterminisme environnemental très critiquable. Il affirme ainsi que la construction des États était difficile pour deux raisons. D’une part, la faible densité de la population qui facilite le déplacement, ce qui permet aux gens de ne pas avoir à se subordonner à un dirigeant en particulier. D’autre part, la technologie agricole – en particulier l’absence de la roue, et ses implications en ce qui concerne la mobilisation de l’énergie éolienne et hydraulique, et l’utilisation des animaux de trait – qui impose des limites sévères en termes de productivité. Or, cette faible productivité est un défi pour extraire le surplus dont l’État dépend. Ensuite, il fait référence à l’absence de droit foncier formel et à ses conséquences sur les rendements agricoles. C’est l’avènement des empires européens qui a permis la centralisation de l’accumulation, et l’établissement d’institutions qui, dans un contexte postcolonial, vont permettre le pillage du surplus minier et agricole voué à l’exportation. Mais, en accord avec ses croyances déterministes, il indique que l’accroissement de la densité de population peut faire la différence à l’avenir :

« Prédominance des stratégies d’extroversion et d’évasion, manque de surexploitation, faiblesse d’accumulation, sous-production dans l’économie, évaluation de la richesse en termes d’hommes plutôt que de biens et de sol, représentation de l’espace en termes de mobilité, conception plurielle du temps : toutes ces caractéristiques doivent probablement beaucoup à une faible pression démographique. De fait, et à la lumière d’un changement démographique rapide et les changements sociaux qu’il accompagne ou qu’il suscite — urbanisation accélérée, instabilité économique et financière, spoliation de l’environnement écologique, remaniement des rapports entre l’individu et l’espace et le temps — on se demande sur le futur. Rien ne nous prévient d’imaginer que ces forces produisent à l’avenir une augmentation de l’exploitation économique et de la domination politique, donnant lieu à une institutionnalisation des processus qui est plus proche à l’idéal de Max Weber d’un État bureaucratique » (Bayart, p.264 ; souligné par les auteurs).

Cette affirmation est étonnante et sa logique contraste, dans une large mesure, avec le pessimisme de Patrick Chabal et Jean-Pascal Daloz. D’autre part, F. Bayart comme P. Chabal et J.-P. Daloz diffèrent clairement de l’interprétation de Mahmood Mamdani.

Contrairement à Bayart, M. Mamdani affirme en effet que la signification des institutions coloniales n’était pas de fournir aux Africains une centralisation du pouvoir qu’ils avaient jusque-là éludée. Il, il s’agissait plutôt de mettre en place ce qu’il appelle « l’État divisé ». Par conséquent, et en opposition à Chabal et Daloz, l’interprétation que fournit Mamdani est plus politique, même politiste, que culturelle. De plus, et en contraste avec les autres auteurs il rejette, du moins implicitement, l’idée selon laquelle pour comprendre l’État africain actuel, il nous faut fouiller dans l’histoire précoloniale. C’est plutôt la période coloniale qu’il faut mettre en exergue. Dans l’Afrique subsaharienne, l’ « État divisé » offre un héritage crucial. Dans les empires français, anglais, allemand, portugais ou belge, les formes de gouvernement était largement identiques. Le territoire colonial était divisé en deux parties, l’une soumise au gouvernement direct, l’autre au gouvernement indirect.

Dans les aires où prévalait le gouvernement indirect, les chefs coutumiers étaient des intermédiaires nécessaires qui assumaient tout à la fois les fonctions administratives, législatives et judiciaires. En conséquence, les Africains dans de telles aires étaient les « sujets » du livre de Mamdani. De plus, les populations étaient tribalisées et sont demeurées telles parce que la tribu a été le critère selon lequel le territoire colonial a été subdivisé pour renforcer ce gouvernement des chefs coutumiers. Le régime foncier était tribal et le sol était alloué par le chef. Par conséquent, les rapports de marché ne s’étendirent dans les aires du gouvernement indirect que par la pratique du travail migratoire qui se dirigeait vers les aires sous gouvernement direct — situation qui était fréquente en Afrique du Sud, et en Afrique australe plus généralement, par la vente des produits agricoles.

Dans les régions où le gouvernement colonial gouvernait directement, les rapports étaient plutôt fondés selon un régime raciste que selon un régime tribalisé. La loi civile prévalait ainsi que la propriété privée qui était essentiellement aux mains des Blancs. Seuls les Blancs avaient les droits de représentation dans l’assemblée coloniale dont étaient exclus les Africains. Dans quelques cas, la division entre les aires sous gouvernement direct et celles sous gouvernement indirect correspondaient à la dichotomie entre espaces urbain et rural quoique parfois, comme dans l’ancienne Rhodésie du Sud et l’Afrique du Sud où se trouvaient plus de colons blancs, cette distinction était moins claire. Néanmoins, M. Mamdani met en exergue la distinction entre urbain et rural afin de souligner la séparation juridictionnelle entraînée par l’ « État divisé ».

Cette division facilita la tâche du gouvernement colonial, parce qu’elle permit une économie de personnel européen. De plus, le gouvernement indirect divisa la population autochtone en instrumentalisant l’appartenance tribale comme critère unique d’accès au sol. De plus, cette division engendra des tensions entre les mondes urbains et ruraux empêchant l’émergence de mouvements de résistance unifiés. D’une part, les chefs coutumiers donnèrent leur soutien à la continuation du gouvernement colonial parce qu’ils en étaient les bénéficiaires. Le gouvernement indirect leur donna accès à une variété de revenus – les amendes de la cour, le produit de travaux forcés, et d’autres extorsions. D’autre part, les intérêts des Africains des villes sans attaches avec les tribus et les intérêts des travailleurs migratoires ruraux toujours tribalisés ne convergèrent pas nécessairement. L’intérêt des travailleurs migrants à l’amélioration des conditions de vie dans les villes était faible en vertu du fait qu’ils en profiteraient peu. Souvent, les mouvements africains de libération furent considérés comme une menace par les chefs tribaux, visés en tant que bénéficiaires de l’ancien régime et, de fait, ces mouvements d’émancipation étaient combattus à la fois par le pouvoir colonial et ses alliés tribaux. Cependant, dans de maints contextes, et particulièrement au Ghana (Rathbone, 2000), l’État postcolonial devait lutter contre les chefs afin de s’emparer de leur souveraineté. D’autre part, les chefs contrôlaient une partie essentielle d’un régime foncier qui rendait possible une subsistance matérielle à ceux qui appartenaient à la tribu.

Par conséquent, et selon Mamdani, le problème auquel l’État postcolonial a dû faire face a été de relier l’urbain et le rural. Il existe une tendance selon laquelle les institutions démocratiques se trouvent seulement dans les aires urbaines alors que le rural sous le contrôle des chefs, qui mobilisent les membres des tribus en raison de leur pouvoir à assigner la propriété du sol, résiste au gouvernement civil. En même temps, ils essaient de faire passer les conflits avec l’urbain comme des conflits de tribu, pour que le mouvement de libération devienne un mouvement ethnique en déguisé. Ce fut ainsi le cas en Afrique du Sud, produisant la guerre civile au Natal et dans les cantonnements près de Johannesburg. Inquiet pour le futur pouvoir des chefferies dans une Afrique du Sud où le Congrès National Africain serait la principale force gouvernementale, le mouvement nationaliste zoulou (Inkhata Freedom Party) tenta de peindre l’ANC comme un parti Xhosa souhaitant dominer les autres peuples de l’Afrique du Sud.

LES LOGIQUES DU DÉVELOPPEMENT CAPITALISTE, L’ETAT ET LA DÉMOCRATIE

Selon Chabal, Daloz, et Bayart, le sous-développement en Afrique subsaharienne est le produit des institutions étatiques. Chabal et Daloz affirment que la nécessaire redistribution aux réseaux clientélistes prévient la possibilité d’accumulation. Bayart, lui, est un peu plus prudent. Bien que l’essentiel de son argumentation repose sur l’idée du caractère parasitaire de l’État en Afrique subsaharienne et du détournement des ressources potentielles de développement, il suggère également que la faiblesse des institutions étatiques est liée à la faible densité de population. De plus, on doit remarquer que tous ces auteurs font référence à la classe sociale sans la relier à l’absence de dynamique d’accumulation du capital. Encore une fois, c’est l’omniprésence du système patrimonial qui explique l’absence de rapports sociaux capitalistes. Chabal et Daloz écrivent ainsi :

« (…) le continent est largement dépourvu de classes sociales … Dans la culture actuelle africaine, les patrons auront toujours des liens plus proches avec leurs clients qu’avec les patrons des factions rivales. A l’autre extrême de l’échelle sociale, les petits rapporteront plus directement toujours à leur Grand Homme local qu’à leurs pairs économiques ailleurs dans le pays » (p.41)

Bayart est un peu plus nuancé en indiquant que le commerce demeure ‘la majeure activité économique’ et non la production. Et par production, on doit supposer la production de biens destinés à l’échange ayant pour but l’accumulation (p.103) et pas le paiement, par exemple, des impôts. Mais comme P. Chabal et J.-P. Daloz, il reconnaît également que les sociétés africaines ne sont pas des sociétés de classe.

La thèse de M. Mamdani est plus complexe. Son livre comporte en particulier une analyse intéressante et surprenante sur le cas de l’Afrique du Sud. Il semble que ce soit ce pays, et les conflits fratricides qui accompagnèrent la dissolution de l’apartheid, qui soient le principal motif de son ouvrage. Il affirme ainsi que la division des structures d’État qui avait lieu sous l’apartheid, entraînant la conversion des anciennes réserves indigènes en soi-disant ‘homelands’, était une réponse à la peur que suscitait l’émergence d’un prolétariat africain, installé en permanence dans les villes et coupé de ses liens avec les structures traditionnelles des réserves indigènes. Ces inquiétudes manqueraient de sens sans l’existence d’un processus de développement capitaliste spécialement vigoureux.

Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’en Afrique du Sud et depuis longtemps existait une croyance très répandue selon laquelle le travail migratoire serait un préalable nécessaire à la rentabilité de l’industrie minière. De plus, les réserves indigènes étaient une condition essentielle des bas salaires des mineurs parce qu’elles assuraient la subsistance des familles des travailleurs migratoires, bien que dans une part décroissante. Ces constats suggèrent que ce n’était pas une structure étatique particulière qui était la cause du développement, mais le développement, et ses conditions matérielles, qui fondèrent cette structure étatique. Cette interprétation est confortée par le fait que les aires sous gouvernement indirect en Afrique du Sud étaient relativement petites en comparaison à celles du reste de l’Afrique subsaharienne ; par ailleurs, dans deux des quatre provinces qui constituèrent l’Union de l’Afrique du Sud en 1910, il n’y avait pas du tout de réserves indigènes avant 1913. Ainsi, il ne s’agissait pas ici de résoudre un problème indigène, mais de résoudre un problème de main d’œuvre [3].

A partir de ces constats, nous arrivons au cœur du problème. Le cas de l’Afrique du Sud en est la clef. En effet, Il s’agit du seul pays de l’Afrique subsaharienne qui a subi un processus vigoureux de développement capitaliste accompagné d’une prolétarisation des producteurs . Un peu de production de subsistance demeure dans les anciens homelands — qu’on appelle maintenant les « aires rurales profondes » — mais de façon peu significative. Pour la grande majorité des Africains, « travailler » veut dire « travailler afin de gagner un salaire ». C’est la seule partie du sous-continent dans laquelle les affirmations de P. Chabal et J.-P. Daloz et de F. Bayart constatant l’absence de classes sociales sont clairement fausses. Ensuite, en contraste avec l’ensemble des pays d’Afrique subsaharienne, seule l’Afrique du Sud peut prétendre avoir des institutions démocratiques stables et un État fort qui a pu considérablement pénétrer la société civile. Et en dépit des inquiétudes actuelles le pays a réussi à se préserver du parasitisme que l’on trouve si souvent ailleurs en Afrique.

Ces constats sont liés les uns aux autres. Il nous semble que, pour comprendre le développement politique, en Afrique comme ailleurs, il nous faut d’abord mettre l’accent sur le processus de développement capitaliste. Au contraire de Chabal, Daloz et Bayart, nous pensons que le patrimonialisme et la forme particulière de l’État en Afrique, sont le résultat d’un manque de développement ; et non l’inverse. Ainsi, dans le reste de cette section, il nous faut développer deux idées ; tout d’abord, le développement capitaliste est le préalable des processus de démocratisation ; et deuxièmement, les prémisses du développement capitaliste ont dans un grande mesure manqué en Afrique. Certes, ce préalable n’a rien à voir avec la faiblesse actuelle des États africains.

LE DÉVELOPPEMENT CAPITALISTE ET LA DÉMOCRATISATION

Le lien entre un gouvernement stable et démocratique et le développement est une affirmation commune en sociologie politique (voir par exemple, Lipset, 1959; Cutright, 1963; Cutright et Wiley, 1969). D’ordinaire, il s’agissait de rendre évident une corrélation entre d’une part une mesure quantitative de la stabilité des institutions démocratiques d’un pays, et d’autre part une mesure du développement – habituellement le produit national brut par habitant. Il n’est pas difficile de nuancer de telles recherches mais le lien est fort et nécessite une explication.

On peut faire ici plusieurs constats liés. Premièrement, on ne peut pas séparer les conceptions de liberté et d’égalité qui soutiennent l’État moderne démocratique des pratiques de l’échange de marchandises. Marx, lui-même, était clair, bien qu’il tienne à souligner le caractère essentiellement idéologique des sens particuliers dont on se servait :

« La sphère de la circulation des marchandises, où s’accomplissent la vente et l’achat de la force de travail, est en réalité un véritable Eden des droits naturels de l’homme et du citoyen. Ce qui y règne seul, c’est Liberté, Egalité, Propriété. » (Capital Tome 1, chapitre 6.)

Voici quelques conditions fondamentales de la construction d’un État qui, bien qu’il soit séparé de la société civile, a la fonction de protéger ces droits. Le contraste avec les formes pré-modernes de l’État est absolu. L’État capitaliste entraîne une forme de représentation, une autorité exécutive, et une indépendance judiciaire qui y est étrangère. Le gouvernement ne peut plus fonctionner sans une part de représentation populaire, même si au début cette représentation est conçue de manière très étroite. Ensuite, en vertu d’une justice indépendante, le gouvernement ne peut pas agir contre un ensemble de lois destinées à protéger les droits fondamentaux. En bref, les capitaux sont alors libres d’accumulation ; leurs besoins sont désormais représentés, ce qui ouvre la voie à un État qui peut orchestrer une grande division sociale du travail, facilitant l’échange, créant les systèmes de formation, facilitant la construction des chemins de fer et des facilités portuaires, et palliant les tensions entre les classes sociales. C’est ce type d’État qui est absent de la plupart des pays d’Afrique subsaharienne.

La citation fameuse de Marx suppose la production de marchandises avec des marchandises : la force de travail est une marchandise et par conséquent les pratiques matérielles de la liberté et de l’égalité dans leurs formes bourgeoises deviennent universelles. Néanmoins, la prolétarisation de la population n’engendrait pas mécaniquement des droits démocratiques. Il a fallu lutter pour eux et ils ne furent obtenus qu’après que le processus d’accumulation se soit développé au point que l’on puisse extraire de la plus-value dans sa forme relative. Comme l’affirment Fine et Harris (1979).

Et bien sûr la bourgeoisie s’efforça de s’employer à cette restructuration par la mécanisation et le remaniement continuel du processus de travail cherchant l’augmentation de la productivité du travailleur. C’est ce que Marx appela l’incorporation du travailleur en tant que partie intégrante du capital. Ici, les affirmations de Goran Therborn (1977) deviennent importantes. Therborn reconnait le rôle essentiel du mouvement travailliste dans la lutte pour les droits démocratiques. En outre, il reconnaît qu’il avait également besoins d’alliés parmi les firmes capitalistes [4].

Aussi, les divisions entre firmes capitalistes furent un allié dans cette lutte pour les droits : d’une part, la division entre les plus grandes et les plus petites ; d’autre part, la division entre entreprises appartenant à des branches productives différentes. Mais la contribution essentielle de Therborn est de souligner une idée essentielle : c’est par l’incorporation du travailleur en tant que composante du capital, dans le processus de travail, qu’il était possible de gagner des droits démocratiques. Au 19e siècle, on eut peur que l’élargissement du droit de vote ouvre la voie à la création d’impôts punitifs contre la bourgeoisie et in fine à la liquidation de cette dernière. Mais une telle interprétation néglige ce que Therborn a appelé « l’élasticité et la capacité expansive du capitalisme … L’augmentation de la productivité facilite une augmentation simultanée du taux d’exploitation et des revenus réels des masses exploitées tous les deux » (1977, p.30).

Pourtant, une observation fondamentale demeure : la condition nécessaire de la différenciation de l’État et de la société civile, que cherchent en vain Chabal, Daloz et Bayart en Afrique, est un processus inhérent au développement du capitalisme. Le capital a besoin de la transformation de l’État, surtout si ce dernier se révèle capable de protéger la liberté et l’égalité dans l’échange, rendant ainsi possible l’accumulation. Du point de vue de la classe ouvrière, il faut remarquer que ce ne sont là en fin de compte que des catégories idéologiques qui maquillent le manque de liberté et d’égalité sur le lieu de production. Néanmoins, elles sont inscrites sur les bannières derrière lesquelles le mouvement travailliste manifeste pour l’élargissement des droits démocratiques.

Pourtant, l’idée de droits individuels et par conséquent celle de citoyenneté sont inscrites dans le processus même du développement capitaliste. Il nous faut par conséquent poser la question suivante : comment expliquer la faible émergence du type occidental de l’individu citoyen dans la plus grande partie de l’Afrique subsaharienne ?

LA FAIBLESSE DU DÉVELOPPEMENT CAPITALISTE EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

L’expansion du capitalisme à travers le sous-continent a été faible et c’est en grande partie à cause de cela que les conditions nécessaires à l’émergence du capitalisme sont absentes. Le capitalisme n’est pas possible à moins que les producteurs immédiats ne soient privés de la propriété des moyens de production et ne soient par conséquent obligés de vendre leur force de travail à ceux qui disposent de l’argent suffisant pour les réunir et leur fournir les moyens de production. C’est ce processus qui entraîne nécessairement l’accumulation : développement de la productivité du travailleur, croissance du revenu de l’État dans la mesure où l’État peut fonctionner effectivement comme une partie de la division du travail capitaliste, émergence d’un mouvement travailliste qui peut lutter pour l’élargissement des droits démocratiques ; ce qui, en retour, peut faciliter une diminution des risques sociaux auxquels le prolétariat doit faire face.

Mais dans la plus grande partie de l’Afrique, les travailleurs ont toujours un droit d’accès à la terre [5]. Le système d’affermage est généralement informel. Aussi, le régime foncier permet l’extension des surfaces cultivées mais, en l’absence de droits de propriété privée, on ne peut pas se servir de la terre agricole pour effectuer un nantissement dans le cadre d’une demande de crédit. En outre, on ne peut déposséder personne de ses droits sur une terre. Par conséquent la formation d’une force de travail est très difficile, à l’exception de travailleurs migrants qui ont temporairement le statut d’ouvrier. Le mode de gouvernement souvent extensif et indirect pratiqué en Afrique subsaharienne n’est pas étranger à cette situation non plus. Il a permis de geler les rapports de propriété dans leurs formes précapitalistes sur de vastes aires. Cela a limité, comme l’a reconnu Mamdani, la pénétration des rapports de marché, mais cela a aussi bloqué l’essor de formes capitalistes de développement. Il est vrai que la domination des rapports précapitalistes de propriété et son implication sur le développement capitaliste ne sont pas des affirmations originales. D’autres ont relevé ces éléments avant. [6] Notre objectif est ici de montrer le lien entre cela et les processus de formation de l’État capitaliste.

LE CAS DE L’AFRIQUE DU SUD

Cette explication, applicable à l’Afrique subsaharienne dans son ensemble, est marquée par l’exception révélatrice de l’Afrique du Sud. Sous le régime d’apartheid, le pays se dota déjà d’un État à fort pouvoir de régulation. Certes on en mobilisa une grande partie afin d’atteindre des buts apparemment [7] raciaux. Mais de plus, il joua un rôle décisif en ce qui concerne, entre autres, l’agriculture blanche, l’industrie, la planification urbaine, les infrastructures de transport (chemins de fer, ports, aéroports), l’approvisionnement en eau ou les réseaux d’assainissement.

L’ingénierie sociale appliquée aux « non-européens » était de grande ampleur et, souvent, d’une efficacité redoutable. Dans les villes, le gouvernement fit prévaloir une ségrégation raciale d’une radicalité effrayante parvenant à renverser avec succès la tendance de longue durée à l’urbanisation des Africains. Tout cela fut facilité par une économie nationale relativement performante, du moins jusqu’au début des années 1980. Depuis 1994, on y a ajouté les institutions démocratiques d’une stabilité évidente, dont le suffrage universel. L’Afrique du Sud est le seul pays de l’Afrique subsaharienne qui s’approche, dans une large mesure, des standards de l’État moderne, stable et démocratique. C’est le type de l’État qui attire l’attention des agences internationales d’analyse du risque comme ‘atteignant les fondements convenables.’

Ce n’est pas par hasard si cela a été construit sur une forte base capitaliste. Durant l’histoire de l’Afrique du Sud, la dépossession des indigènes fut constante. En raison d’un accès supérieur aux armes comme à l’ensemble des technologies de domination (politique, financier, etc.) les Blancs s’étaient approprié l’essentiel de l’espace sud-africain avant même la déclaration de l’indépendance du pays en 1910. En termes d’accès à leur propre sol, les Africains étaient confinés sur moins de quinze pour cent de la surface totale du pays, ce qui n’avait rien à voir avec la structure territoriale de l’État colonial dont parlait Mamdani en renvoyant à « urbaine » et « rural ». Néanmoins, et de façon pertinente pour expliquer l’apparition de la démocratie en Afrique du Sud, dans les régions où les Blancs possédaient le sol, beaucoup d’Africains y avaient aussi accès. Il s’agissait des métayers [8] et de ceux qui pouvaient cultiver un peu de terre en échange d’un travail pour le propriétaire, et qu’on appelait les labor tenants. Dans ces conditions, l’achèvement du processus de l’accumulation primitive allait être long et pénible.

Par conséquent, le développement des mines d’or qui allait fonder l’Afrique du Sud moderne, allait être très difficile. On pouvait attirer les capitaux afin de les investir dans le secteur minier mais la création d’une main-d’œuvre à salaires suffisamment bas [9] était délicate. Une composante fondamentale de la solution serait le recours à l’immigration. En utilisant la main-d’œuvre immigrée, on pouvait réduire les salaires à un niveau permettant la rentabilité et ce en vertu du fait que la famille du travailleur migrant tirait des moyens de subsistance du sol des réserves.

Néanmoins, pour réfuter le cadre interprétatif de Mamdani, on ne peut pas limiter ainsi les liens entre l’urbain et le rural. Il a toujours existé une urbanisation permanente des Africains dans l’Afrique du Sud. L’expansion des villes a engendré une grande variété des métiers, que ce soit dans le service domestique et, plus tard, dans l’industrie. En outre, l’industrie ne reposait pas sur la main-d’œuvre migratoire. Or, c’est justement la présence croissante des Africains dans les villes qui suscita, dans une large mesure, et comme l’affirma Mamdani, dans les gouvernements d’apartheid la volonté de renforcer les structures de l’État divisé. Pourtant, ce n’était qu’une partie d’un projet plus vaste d’ingénierie sociale qui aurait eu, sur la longue durée, des implications très importantes pour le développement de la démocratie dans ce pays. Le but ultime était de produire une Afrique du Sud sans Noirs. Les Africains seraient devenus citoyens des homelands et l’on aurait cantonné les derniers sur la base géographique de réserves indigènes. A son tour, ce projet entraînait une tentative à grande échelle de les expulser des prétendues aires rurales « blanches ». Beaucoup d’Africains vivaient toujours dans les fermes blanches et ils avaient, dans une certaine mesure, un accès au sol et jusque-là, les fermiers-propriétaires ne pouvaient pas se passer de leur travail.

La contribution du gouvernement sud-africain était d’achever le processus d’accumulation primitive et de la prolétarisation de l’Africain, dans le but de « blanchir » les aires rurales « blanches ». Afin de réduire le besoin en travailleurs africains dans les fermes blanches, le gouvernement subventionna la mécanisation à grande échelle. Cela produisit ce que le gouvernement appelait les « gens en surnombre » qui étaient ensuite « rapatriés » vers les homelands alors en cours de création. Les résultats, pourtant, furent inattendus, car, sans projet, les travailleurs migratoires furent convertis au statut de semi-prolétaires disposant d’un accès au sol sur les fermes blanches, ou de prolétaires complets dont les familles ne pouvaient survivre sans le travail continu d’au moins quelques membres dans les villes. En effet, pour les ‘rapatriés’ il n’y avait pas d’accès au sol dans les homelands. Cela ouvrit la voie au soi-disant travailleur migratoire « professionnel » (Crush 1989, p.19-20 ; 1995, p.25) qui, à la fin d’un contrat, entrait immédiatement dans un autre pour l’année suivante. Le contraste avec ce qui prévalait jusque-là était extrême car le travail migratoire avait été, en général, discontinu : une année de travail suivie par six mois, ou même un an ou deux, dans les réserves.

Une des conséquences de cette prolétarisation fut de donner un grand essor au mouvement travailliste africain et, au bout du compte, au mouvement de résistance contre l’apartheid. Le nombre d’Africains adhérant aux syndicats augmenta rapidement de 1975 à 1985. Privés de leur accès au sol, les Africains faisaient face à un horizon très incertain. Du fait que le travail salarié était maintenant permanent, faire pression afin de transformer les conditions de travail devint une nécessité plus pressante. Et, bien qu’il soit vrai que le pôle national de la lutte de libération était d’une importance cruciale, le mouvement travailliste n’en était pas moins déterminant. Non seulement il donnait son soutien aux soi-disant ‘civics’ dans les townships, en particulier les grèves d’une seule journée afin de faire pression sur le gouvernement, mais les syndicats africains réussirent à gagner des augmentations substantielles de salaire. De fait, le bilan de la puissance de consommation commençait à se déplacer vers les Africains dans la mesure où ces derniers pouvaient s’en servir pour boycotter des magasins « blancs » et donc envoyer le message que le jeu était terminé.

C’est une histoire de dépossession, de développement capitaliste et de démocratisation subséquente qu’on ne trouve pas ailleurs en Afrique subsaharienne. Mais dans l’essentiel de l’Afrique subsaharienne, les producteurs immédiats ont gardé les droits d’accès au sol, sauf la confirmation de ces droits par le chef, une confirmation que selon la loi tribale, il doit fournir. Selon Catherine Boone (2007), approximativement 80% de la terre cultivable de l’Afrique subsaharienne est actuellement tenue selon un régime foncier coutumier sans documents légaux. L’appropriation privée du sol ouvrirait la voie à une différenciation sociale, un développement technique et la formation d’une main-d’œuvre payée mais cela demeure un rêve lointain.

Même si la propriété privée est un rêve pour quelques-uns, pour ceux qui ont été ou sont maintenant les autorités gouvernantes, elle a été plus exactement un cauchemar. Selon Anne Phillips (1977), lors des années précédant la Seconde Guerre mondiale, la création d’un prolétariat africain sans lien avec la campagne, était une grande inquiétude pour les autorités coloniales. Orde Browne exprima cette inquiétude, en 1933, dans un livre intitulé The African Laborer. Dans l’esprit de l’administrateur colonial, la question foncière et celle de la détribalisation étaient liées. De son point de vue, le travail migratoire était une alternative plus attirante. Catherine Boone (1994) a émis des conclusions similaires à propos des régimes postcoloniaux. Les craintes concernant le maintien de la stabilité politique a toujours été au cœur du projet d’un processus autonome d’accumulation capitaliste. Dès que les chefs coutumiers ont été intégrés aux réseaux clientélistes, comme Chabal, Daloz et Bayart le soulignent, ils se sont servis des ressources comme l’aide étrangère et les impôts indirects sur les paysans par le moyen des conseils de marché — processus très courant en Afrique de l’Ouest. Sous cet angle, la thèse de Mamdani révèle une signification nouvelle. Au lieu d’être un obstacle à la démocratisation, l’État divisé devient un moyen de la part des élites qui contrôlent l’État central de maintenir leur contrôle et de piller les ressources publiques simultanément par le contrôle des liens avec le monde extérieur : le contrôle des permis d’importer, de l’aide étrangère, des licences accordées aux compagnies minières, ou de l’aide d’urgence en ce qui concerne la nourriture. Par conséquent il n’y a pas de problème pour lier l’urbain au rural ; ‘le rural,’ comme Mamdani le décrit est un cadeau de Dieu à ‘l’urbain.’

LES POTENTIELS ET LES LIMITES DE LA CLASSE OUVRIÈRE : LE CAS DE ZAMBIE

Parmi les autres pays d’Afrique subsaharienne, la Zambie offre sans doute le meilleur exemple des possibilités et des limites structurelles de la classe ouvrière en tant qu’agent de démocratisation. En raison du développement précoce d’une industrie minière capitaliste du cuivre, la Zambie avait une classe ouvrière vivante qui constituait le meilleur « laboratoire » anthropologique possible (Ferguson, 1999) pour l’étude de l’urbanisation, des problèmes liés à « la détribalisation » et à la politique de classe. Par conséquent, plusieurs travaux importants furent écrits (Epstein, 1953; Parpart, 1983 ; Powdermaker, 1962). Au début des années 1960, lors de la lutte pour l’indépendance, le mouvement des travailleurs sous la direction des syndicats joua un rôle crucial, de même qu’au cours des mobilisations populaires qui ouvrirent la voie à l’instauration d’une démocratie à partis multiples en 1991. Actuellement, il continue de jouer un rôle dans les affaires politiques du pays. Pourtant, des contraintes structurelles empêchent la généralisation du capitalisme dans tout le pays. Elles expliquent la persistance d’une structure sociale contrastée et du faible niveau de démocratisation.

Historiquement, le syndicat des mineurs de Zambie (SMZ) était le mieux organisé et fut souvent la partie la plus radicale du mouvement travailliste zambien, en raison de la longue histoire de l’industrie minière et du syndicalisme. Ce dernier donne aux mineurs la conscience précoce de leur rôle stratégique dans l’économie du pays et de leur exploitation (Larmer, 2002). L’extraction du cuivre commença dans la Rhodésie du Nord, l’ancienne colonie qui deviendrait plus tard la Zambie, au tournant du siècle 20e siècle, mais son développement à grande échelle ne commença qu’à la fin des années 1920. Ensuite, les premières grandes grèves eurent lieu en 1935 et en 1940. Pendant celle de 1940, les travailleurs en grève privèrent les anciens des tribus de leur rôle de porte-parole. Par conséquent, les trajectoires comparées des deux grèves révèlent que le sentiment de classe s’accrut sensiblement parmi les ouvriers de la Bande de Cuivre. Ces événements permirent de créer la base de la croissance du mouvement travailliste et de sa représentation dans l’État. Et dans le contexte colonial, cela rendait possible le succès de la lutte pour l’indépendance politique.

A la différence de maintes luttes d’indépendance ailleurs, où le mouvement travailliste n’était pas aussi puissant et où les révoltes avaient une origine rurale, le militantisme syndical paralysa l’économie de la Rhodésie du Nord pendant les années cinquante et était d’une importance cruciale dans la lutte pour la décolonisation (Rakner 2003, p. 49). Les travailleurs firent pression afin de renverser l’État colonial, attendant qu’un État indigène prît plus sérieusement en considération les revendications du mouvement travailliste et s’attaquât à des problèmes comme la discrimination de race et l’injustice fiscale. Certes, après l’indépendance en 1964, le nouveau gouvernement prit des mesures afin de répondre à ces demandes. Mais il fit lui-même pression sur les syndicats pour qu’ils réduisent leurs revendications sur les conditions de travail, dans l’intérêt du pays (Larmer 2002, p. 104). Dans l’État à parti unique qui apparut en 1969, un seul syndicat était reconnu. Cela provoqua une confrontation dans laquelle le mouvement travailliste demanda plus de liberté. C’est à ce contexte que le président Kenneth Kaunda se réfère lorsqu’il décrit la conscience de la classe sociale comme « une des plus grandes menaces en Zambie » (cité en Larmer 2002, p. 105).

Par la suite, le mouvement travailliste et d’autres groupes, malgré un certain découragement, continuèrent de faire pression à la fin des années quatre-vingts pour mettre fin au système du parti unique. C’était le Mouvement pour la Démocratie multipartite. Des élections eurent lieu en 1991 et Frederick Chiluba, ancien secrétaire général de la confédération des syndicats zambiens et président du syndicat NUBEGW, devint le nouveau président de la République.

Plus généralement, et en dehors des quelques réussites zambiennes, la politique de classe est limitée par des contraintes historiques et structurelles locales. Le nombre relatif des ouvriers en Afrique subsaharienne reste bas à cause des obstacles opposés au développement du capitalisme. Parmi les travailleurs, le nombre des syndiqués a diminué : le programme d’ajustement structurel a entraîné de nombreux licenciements causés notamment par le retrait de l’État de nombreux secteurs de l’économie.

Outre sa faiblesse numérique, la classe ouvrière est divisée par certains traits persistants liés à l’ethnicité et au ‘tribalisme’ qui continuent de jouer un rôle dans la vie politique (Posner 2005). Bien sûr, les capitalistes se servent de ces divisions pour saper l’efficacité du mouvement travailliste contre le processus d’exploitation, ainsi que l’ont montré les travaux sur les recrutements à critères ethniques pratiqués dans la nouvelle mine de cuivre récemment ouverte dans la province du Nord Ouest de la Zambie (Crehan 1997).

CONCLUSION

Inévitablement, la conclusion de cet article est plutôt sombre. Il n’existe pas de raccourcis du développement. Le capitalisme a démontré qu’il est le moteur majeur du développement économique. Mais, dans les termes un peu cliniques du marxisme classique, déposséder les producteurs immédiats est un préalable nécessaire : la révolution communiste demande de casser des œufs, selon les termes de Lénine, mais la révolution capitaliste aussi. L’idée de balayer le patrimonialisme, si tant est que cela soit possible, ou les pouvoirs des ‘autorités traditionnelles’, afin d’achever une démocratisation profonde est irréaliste et même contre-productif. Cela risque de reproduire ou d’ouvrir la voie à de nouvelles dépossessions et à de nouvelles oppressions, qui à leur tour entraîneront un processus de développement capitaliste. A cet égard, les histoires récentes de la Corée du Sud et de Taiwan fournissent des démonstrations frappantes. Pas de route démocratique pour ces pays vers le développement économique.

C’est un truisme que l’Afrique a été une victime de l’histoire. En travaillant à diffuser les droits humains et en privilégiant la démocratie bourgeoise, l’histoire mondiale a rendu plus difficile l’établissement des fondations du développement capitaliste. De même, la fin de la guerre froide n’a pas aidé le continent. Bien que Marx affirme que la liberté et l’égalité étaient des idées enracinées dans les pratiques de l’échange, il faudrait une très longue lutte avant qu’elles ne deviennent des principes constitutionnels. La dépossession arriva en Afrique du Sud bien avant l’arrivée de l’ONU ou des médias mondiaux qui exigèrent la démocratie pour tous et diffusion inconditionnelle et sans considération pour les rapports de production. Le processus de dépossession était déjà achevé dans Afrique australe ; le ‘blanchiment’ des zones rurales et l’expulsion concomitante des noirs pourrait bien arriver dans d’autres pays africains sans qu’on en fasse une grande publicité, au nom du respect des droits humains, dans les médias populaires. Du point de vue africain, ‘la fin de l’histoire’ de Fukuyama doit sembler être une mauvaise plaisanterie. Pour les Africains, et du point de vue de cette histoire capitaliste qui met en place les fondations de la démocratie bourgeoise, l’histoire n’a jamais commencé.

Dans la plus grande partie de l’Afrique australe, en dehors des zones industrialisées que nous avons présentées, le futur immédiat du développement semble présager au mieux une très lente pourriture des anciens rapports précapitalistes de production qui prévalent encore en dehors de ces enclaves capitalistes. La modernité, conçue comme le délice du consommateur et comme capable d’apporter des solutions techniques au développement capitaliste, s’est profondément installée dans les arrière-pays africains. Les écoles sont un nouveau mantra mais, sans un processus profond du développement capitaliste, il n’existe guère d’emplois locaux pour les qualifiés qui n’acceptent pas de migrer vers l’Afrique du Sud ou de risquer une entrée clandestine dans l’Union européenne d’où il est possible d’envoyer de l’argent à sa famille afin de soutenir la modernité – c’est-à-dire la consommation – sans le développement. Il est possible que l’élargissement de la monétisation de l’économie vers les arrière-pays, impulsée par la généralisation de l’impôt, libère assez de force de travail pour fournir la base d’un processus d’industrialisation. Toutefois, l’absence d’une révolution agraire semble s’opposer à un tel processus ; cet immobilisme entraîne une augmentation des prix des denrées alimentaires et par conséquent des salaires. Il semble qu’il n’y ait pas de voie facile pour l’Afrique subsaharienne vers l’acquisition d’institutions démocratiques. La plupart des observateurs, qu’ils soient spécialistes ou non, les appellent de leurs vœux mais il semble qu’ils en interprètent mal la signification dans le contexte de l’Afrique subsaharienne.

Dans un tel contexte, que peut-on dire du rôle de l’Etat moderne, sinon qu’il a manqué sa greffe à cause d’un modèle de développement inapproprié ?

Nous remercions Marjorie Cox pour son aide à la traduction.

AUTEURS
Kevin R. Cox
Professeur
Département de géographie
Ohio State University
cox.13@osu.edu

Source: https://journals.openedition.org/espacepolitique/1287#ftn2


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NOTES

1 Par exemple: Chabal 1998; Chazan 1994; Diamond 1988.

2 Ces auteurs accordent donc toute la responsabilité du retard économique à ce qu’ils définissent comme une « spécificité culturelle ». Ils font aussi référence aux effets accablants de la dépendance (p.130), mais cette réflexion est développée après coup.

3 Voir aussi Marian Lacey (1981).

4 « … lorsque le mouvement travailliste était la seule force démocratique dans l’arène politique, il n’était pas suffisamment fort pour consolider seul la démocratie, c’est-à-dire sans l’aide d’armées étrangères, sans alliés domestiques plus puissants que lui, ou sans bénéficier de scissions dans les rangs de l’ennemi » (p. 266-67).

5 En parlant des droits de possession, nous voulons dire les droits d’usage, mais pas la vente ou la location à un tiers.

6 Sauf Leys, (1994), Saul et Leys (1994), les contributions de Phillips (1997) de Boone (1994) sont notables.

7 ‘Apparemment’ parce que l’agenda ultime était un agenda de classe sociale (voir par exemple : Lacey 1981; Saul et Gelb 1986).

8 Connus aussi comme ‘les squatters’ ou occupants sans titre.

9 Il fallait maintenir les salaires à un niveau très bas puisque le minerai était de qualité médiocre et qu’un travail considérable était nécessaire afin de produire chaque once d’or.

Référence électronique
Kevin R. Cox et Rohit Negi, « L’Etat et la question du développement en Afrique subsaharienne », L’Espace Politique [En ligne], 7 | 2009-1, mis en ligne le 20 août 2009, consulté le 19 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/espacepolitique/1287 ; DOI : 10.4000/espacepolitique.1287

 


Mots-clés :Afrique sub-saharienne, capitalisme, démocratie, développement, état, régime foncier
Keywords :sub-saharian Africa, state, democracy, capitalist development, land tenure regime