«Les droits humains, ça ne l’intéresse pas»
La visite de Jean Castex et Florence Parly aux soldats engagés dans l’opération Barkhane ne doit pas faire oublier une autre réalité de la politique française dans la région : une diplomatie fondée sur des préoccupations sécuritaires et économiques, silencieuse lorsqu’il s’agit de défendre les droits humains.
La France se bat pour ses intérêts, on se demande pour qui courent les présidents mal élus du continent africain [ndlr]…
Un réveillon dans le désert, pour le symbole. La visite du premier ministre Jean Castex et de la ministre des armées Florence Parly aux soldats de l’opération Barkhane ce jeudi 31 décembre, trois jours après le décès de trois d’entre eux au Mali, le 28 décembre, visait à assurer les militaires français du soutien de l’exécutif, en dépit des questionnements répétés sur la pertinence de Barkhane et de la probable réduction de ses effectifs courant 2021.
Elle ne doit toutefois pas faire oublier une autre réalité de la politique française au Sahel, et plus généralement en Afrique de l’Ouest francophone : les concessions faites à la défense des droits humains au nom de la lutte contre le terrorisme.
Alors qu’elle dénonce des violations des droits humains dans d’autres parties du monde, la France est en effet silencieuse ou complaisante vis-à-vis de ce qui se passe en Afrique de l’Ouest dans les pays de sa sphère d’influence où les libertés publiques sont de plus en plus malmenées et où plusieurs dirigeants ont contourné la Constitution pour briguer un nouveau
mandat.
Ce double standard, qui scandalise les opinions publiques africaines, répond à une realpolitik plus ou moins assumée, oscillant entre raisons sécuritaires et défense des intérêts français.
La lutte contre le « terrorisme islamiste », érigée ces dernières années en priorité absolue tant à l’intérieur des frontières qu’à l’extérieur, a marqué un tournant dans la diplomatie française. Tout change le 11 janvier 2013 lorsque François Hollande déclenche l’opération Serval au Mali.
Durant les six premiers mois de son mandat, le président avait bien pris soin de se démarquer des autocrates africains, qu’il ne s’était pas empressé de recevoir à l’Élysée – malgré, pour certains d’entre eux, des demandes insistantes. Idriss Déby Itno (Tchad), Paul Biya (Cameroun), Denis Sassou Nguesso (Congo) ou encore Ali Bongo Ondimba (Gabon), tous arrivés au pouvoir avec le soutien de la France et en bons termes avec Nicolas Sarkozy, n’étaient plus les bienvenus à Paris. Hollande s’était même permis le luxe de les admonester publiquement à l’occasion du 14e sommet de la Francophonie à Kinshasa, en octobre 2012. « Notre ligne n’est pas de rompre, mais nous ne leur déroulerons pas le tapis rouge », expliquait-on alors au Quai d’Orsay.
Ces intentions ont fait long feu. Dès lors que la France s’est engagée dans une « guerre contre le terrorisme » au Mali, elle a eu besoin d’alliés sur le continent, à commencer par Déby, dont les soldats jouent un rôle de premier plan au Sahel. Le tapis rouge, désormais, lui sera déroulé à chacune de ses visites en France. « Il a fallu s’adapter, confie un diplomate qui a occupé plusieurs postes en Afrique de l’Ouest. Notre priorité avait changé du tout au tout. On a donc dû mettre de côté les questions liées aux droits de l’homme et à la bonne gouvernance pour privilégier les “hommes forts” du continent. »
En l’espace de cinq ans, le nombre de bases militaires et de soldats français dans le Sahel a quintuplé. L’opération Barkhane mobilise aujourd’hui 5 100 hommes, pour un coût annuel estimé à plus d’un milliard d’euros. « Il est impossible de faire comme si de rien n’était, admet notre diplomate. Aujourd’hui, ce sont les militaires qui ont la main, pas nous. » Il précise : « Le poids des militaires dans certaines des décisions prises au Sahel est de plus en plus important. Le Quai a beau se battre, il est la plupart du temps ignoré par les décideurs, qui, dans le contexte particulier actuel, font plus confiance à l’expertise, réelle, des militaires. »
Un homme symbolise la nouvelle donne : Jean-Yves Le Drian. L’inamovible ministre de la défense de Hollande a profité du vide laissé en Afrique par le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius, accaparé par d’autres questions (la Syrie, l’Ukraine), pour s’emparer du dossier africain. Entouré de collaborateurs décrits comme des « néoconservateurs » ou des « faucons » par plusieurs diplomates, il a très rapidement imprimé sa marque.
« Les droits humains, ça ne l’intéresse pas », se désole le diplomate cité plus haut. C’était vrai lorsqu’il était à la Défense et ça l’est tout autant depuis qu’il dirige le Quai d’Orsay. « Aujourd’hui, estime un autre diplomate basé dans une capitale ouest-africaine, tous nos choix sont conditionnés soit aux intérêts économiques de la France, soit à la lutte contre le terrorisme. Ceux qui pensent autrement sont priés de se taire. »
C’est pourquoi, soucieuse de protéger ses intérêts géostratégiques et économiques, la France n’a pris aucune distance vis-à-vis de Faure Gnassingbé, dont la famille dirige depuis 53 ans le Togo et qui s’est présenté, en février, pour un quatrième mandat en contournant la Constitution et au prix d’une réduction drastique des libertés publiques, avec des dizaines de morts et d’arrestations à la clé.
Au contraire, c’est business as usual puisque Paris poursuit sa coopération militaire avec le Togo, auquel elle a livré des hélicoptères de combat. Cette « vente d’hélicoptères est un soutien à peine marqué » au président togolais, s’est ému le député de La France insoumise Jean-Luc Mélenchon dans une question au gouvernement, adressée le 8 décembre. « La responsabilité de la France sera patente si, demain, le régime de Faure Gnassingbé décide d’utiliser ces engins pour réprimer des manifestants. »
Les relations des autorités françaises avec Alassane Ouattara, parvenu à la présidence de la Côte d’Ivoire en 2011 avec l’aide de Paris, restent également au beau fixe, bien qu’il se soit fait élire en octobre, dans des conditions désastreuses, pour un troisième mandat non prévu par la Constitution, que des violences aient fait officiellement 85 morts et des centaines de blessés, et que des responsables de l’opposition, des membres de la société civile et des citoyens ordinaires croupissent aujourd’hui en prison. Emmanuel Macron est allé jusqu’à soutenir que son homologue – avec lequel il a conçu l’an dernier une réforme du franc CFA ouest-africain en trompe-l’oeil – s’était présenté à l’élection présidentielle « par devoir ».
Le président français a en revanche émis des critiques à l’égard d’Alpha Condé, qui s’est porté également candidat en octobre pour un troisième mandat non constitutionnel en Guinée. Le chef d’État, 82 ans, « a organisé un référendum et un changement de la Constitution uniquement pour pouvoir garder le pouvoir », a expliqué Emmanuel Macron à Jeune Afrique. Sa remarque n’a toutefois eu aucune conséquence et il a fini par lui envoyer une lettre de félicitations après sa « réélection », qui a coûté la vie à des dizaines de personnes. Ce « deux poids deux mesures », qui n’a pas duré, s’explique par la taille des intérêts en jeu : « La France a plus d’intérêts économiques en Côte d’Ivoire qu’en Guinée. La base du dispositif Barkhane se trouve en Côte d’Ivoire. Il y a beaucoup d’hommes et de matériel qui transitent par ce pays », avance l’ancien diplomate Laurent Bigot, qui se rend régulièrement en Afrique de l’Ouest.
D’une manière générale, la diplomatie française suit une logique qu’on retrouve ailleurs. « La France se droitise. Il n’est donc pas surprenant que sa diplomatie se droitise aussi. Les “faucons” ne sont pas forcément majoritaires au Quai, mais ils occupent des postes importants, parce que c’est la volonté du ministre », observe un des diplomates cités plus haut.
Quoi qu’il en soit, les responsables français ne sont pas à la hauteur des enjeux et des attentes, estime Laurent Bigot. Le soutien affiché à Alassane Ouattara, par exemple, est « la conséquence d’une méconnaissance de l’Afrique de l’Ouest » et de ce qui s’y passe. «On en est encore à penser que, puisqu’on a discuté avec le président et que la discussion a été sympa, qu’il nous a dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter, alors tout ira bien », dit-il. Selon cet ancien sous-directeur de la direction Afrique du Quai d’Orsay, chargé de l’Afrique de l’Ouest, les choix des autorités françaises dans la région sont aussi « l’expression d’un déclassement intellectuel de la diplomatie et de la classe politique françaises. Il n’y a plus l’ambition de rayonner, de comprendre les nuances sur le terrain, et de voir où est l’intérêt de la France. Or il est évident que dans le moyen terme la France n’avait pas intérêt à accompagner un tel projet de troisième mandat pour Alassane Ouattara et qu’elle aurait dû adopter une position prudente ».
Cette politique de courte vue et cette diplomatie peu subtile auront des conséquences, prévient Laurent Bigot. « Tout cela, on va le payer. Les opinions publiques africaines commencent déjà à dire : “La France nous parle de démocratie, mais soutient toujours des gouvernements corrompus et qui bidonnent les échéances électorales.” L’incohérence de la France est démasquée, plus personne ne croit en son discours, vu comme de la pure duplicité.
Cela nourrit le sentiment anti-français qui prend des proportions importantes dans la région. » Chez certains opposants, l’exaspération est manifeste. Le 9 décembre, les parlementaires de l’opposition ivoirienne, s’exprimant depuis le siège du Partidémocratique de Côte d’Ivoire (PDCI-RDA), parti fondé par Félix Houphouët-Boigny qui a jusqu’ici toujours été un solide allié de la France, ont dit leur « stupeur » à propos des déclarations d’Emmanuel Macron : « Le soutien apporté au régime de monsieur Alassane Ouattara fait du président de la République française le complice du viol de notre loi fondamentale d’une part, et des souffrances et des horreurs vécues par le peuple ivoirien d’autre part », ont-ils affirmé, « outrés ».
Du côté des députés français, certains s’inquiètent. Frédérique Dumas, élue des Hauts-de-Seine et ex-membre de La République en marche, a fait écho aux critiques du PDCI-RDA dans une longue lettre adressée au président français, lui demandant d’ « éclairer les Français sur les principes qui fondent la dénonciation par la France des violations des droits humains dans un pays plutôt qu’un autre ». Citant le cas ivoirien, elle a écrit : « Vous êtes prompt à légitimer des coups d’État civils qui continuent de faire des morts et dont les conséquences sont devant nous mais un silence assourdissant se fait lorsqu’il s’agit de dénoncer la décapitation de ce jeune Ivoirien N’Guessan Koffi Toussaint qui a manifesté à Daoukro, pour exercer lui aussi son droit à la liberté d’expression et d’opinion. »
PAR RÉMI CARAYOL ET FANNY PIGEAUD
ARTICLE PUBLIÉ LE JEUDI 31 DÉCEMBRE 2020
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